La baisse de régime surprise des économies émergentes est plus qu’un passage à vide temporaire, mais montre plutôt que ces nouvelles puissances arrivent au bout d’un certain mode de croissance, estime l’économiste français Pierre Salama.
Elles sont l’un des événements les plus importants de notre époque et étaient le seul moteur qu’avait l’économie mondiale depuis la Grande Récession. Mais alors que leur ascension semblait irrésistible, les fameux pays du BRICS connaissent soudainement des ratés. Selon l’OCDE, les économies du Brésil (+ 0,3 %) et de la Russie (+ 0,5 %) stagneront cette année, alors que l’Inde (5,7 %), la Chine (7,4 %) et l’Afrique du Sud (+ 2,5 %) s’en tireront nettement mieux sans toutefois afficher la même vigueur qu’on leur a déjà connue.
Dans certains cas, comme la Chine, une certaine baisse de régime devait fatalement arriver après des années des croissances folles, a fait remarquer en entrevue au Devoir, mardi, le professeur émérite de Paris XIII (Paris-Nord). « C’est un simple principe mathématique. Lorsqu’une économie a crû au rythme annuel de 10 % pendant 35 années, elle a multiplié sa taille par 28 ! »
Dans d’autres cas, comme le Brésil, on a grandement eu tendance à surestimer l’ampleur du miracle économique. « Le pays a connu une année de croissance exceptionnelle en 2010 de 7,5 %, qui a marqué les esprits et a été vue comme le triomphe des politiques économiques [du président] Lula, mais la croissance moyenne durant les dix plus belles années a été d’environ 3,5 %. L’économie est un fantastique véhicule de mythes », observe l’économiste, sourire en coin.
L’une de ces erreurs courantes, dit-il, est de mettre toutes ces économies émergentes dans le même sac, alors qu’elles ont chacune leur trajectoire et leurs intérêts propres. Mais dans tous les cas, « il ne s’agit pas d’une simple pause, mais de la fin d’un parcours », précise l’expert, dont le titre du dernier ouvrage encore tout chaud, Des économies encore émergentes ?, finit par un point d’interrogation lourd de sens.
Toujours émergentes ?
La situation de la Chine est sans doute la plus connue. Après des années de croissance propulsée par le secteur des exportations et les investissements, le pays arrive à un carrefour. L’augmentation de la demande mondiale pour les biens manufacturiers chinois n’est plus ce qu’elle était avec la difficile reprise des économies développées et l’augmentation des coûts de main-d’œuvre en Chine. Quant aux investissements, ils se sont faits de manière tellement débridée que l’on craint aujourd’hui l’éclatement d’une bulle immobilière et un atterrissage brutal du secteur financier.
Pékin voudrait maintenant d’une économie un peu plus « normale », qui reposerait principalement sur la consommation de sa nouvelle classe moyenne. Le problème est que l’écart entre riches et pauvres s’est aussi considérablement creusé et que les usines des villes reposent largement sur le travail « d’immigrés de l’intérieur » venus des campagnes et qui acceptent de plus en plus mal leur situation de citoyens de seconde zone. Il faudrait arriver à convaincre les autres de plus consommer ET de mettre la main à la poche pour étendre à tous le filet social. « Jusqu’à présent, c’est un échec », constate Pierre Salama.
Le cas du Brésil est à la fois similaire et très différent. Si l’on a beaucoup parlé du succès des politiques sociales de Lula pour réduire les cas de pauvreté extrême, le plus important n’a pas été fait. Il y manque toujours, comme en Argentine, un véritable système d’impôt redistributif, qui permettrait d’atténuer les inégalités de revenus.
L’autre problème est que les fameuses années de prospérité ont essentiellement reposé sur la vente massive de matières premières à la Chine au détriment du secteur manufacturier. Maintenant que les usines chinoises ralentissent le rythme, les recettes des exportations de matières premières dégringolent et l’on n’a plus de biens manufacturiers locaux à vendre ou acheter.
Il aurait fallu, dit ce spécialiste de l’Amérique latine, plus investir dans la modernisation de l’économie et le développement de ses infrastructures. « Mais pour cela, il aurait fallu aller chercher l’argent où il était, c’est-à-dire à travers une réforme fiscale. »
Un bloc qui compte
Les prochaines années seront donc plus difficiles que les précédentes pour les pays du BRICS, dit l’expert qui prononcera, mardi le 30 septembre, la conférence inaugurale d’un colloque sur les économies émergentes et le développement international à l’Université d’Ottawa. Bien qu’elles ne constituent pas un bloc homogène, ces nouvelles puissances continueront à occuper de plus en plus de place sur la scène internationale.
« Un pays comme la Chine reste dépendant des économies développées, ne serait-ce que parce qu’il continue de tellement dépendre de ses exportations, mais des choses ont commencé à changer. » Il cite l’exemple de ces échanges commerciaux qui se font de plus en plus dans d’autres devises que le dollar ou l’euro ou encore au refus grandissant de la Chine de se soumettre aux tribunaux commerciaux américains. « Le déclin de l’Empire britannique et de la livre sterling ne s’est pas fait en une année. »
Éric Desrosiers