Mélanges stratégiques
Samy Joshua
Le présent texte s’intègre dans le débat stratégique qui
alimente les débats de l’organisation [la LCR], depuis quelques
semestres. Critique Communiste en fait état, ainsi qu’une
série d’autres productions ou textes internes. Il s’agit ici
d’une contribution sur une partie des questions en débat,
liées entre elles, bien qu’ayant chacune une certaine spécificité.
Cette contribution part de commentaires sur les préoccupations
des camarades qui défendent la nécessité pour
la LCR d’inscrire son action dans le cadre général de la
construction d’un « parti révolutionnaire », s’étend à
quelques considérations stratégiques sans lesquelles ce
débat perd son sens, avant de revenir sur la question de « la
nouvelle force anticapitaliste ».
A. Quel genre de parti pour quelle révolution ?
Il y a un premier débat devenu classique avec les camarades
pour qui une bonne partie de nos problèmes serait
résolue si nous convenions que, révolutionnaires, nous
devons lutter pour un « parti révolutionnaire ». On leur
objecte avec une certaine logique que si on ne sait pas quelle
sera la figure de la révolution à venir, comment pourrait-on
définir a priori le type de parti qui y correspond le mieux
? Objection tellement évidente que ce serait faire injure à
ces camarades de ne pas la saisir. Corollaire : on peut sans
grand risque parier que la réponse qu’ils y apportent est le
refus du point de départ du raisonnement. Et que, peut-être,
cette révolution à venir leur est connue, sans aucune fausse
piste. J’y reviens ci-après.
Mais il y a une seconde question
qu’en général on ne souligne pas assez, c’est la mise en discussion
d’une affirmation qui a la force d’un allant de soi :
« pas de révolution sans parti révolutionnaire ». Or elle est
rien moins qu’évidente. Je commence par ce point.
Pas de révolution sans parti ?
Le problème se manifeste dès que, classiquement, on
voit utiliser la formule au singulier (« le parti révolutionnaire
»), espèce unique répertoriée dans les tables de la loi.
Or l’analyse des révolutions réelles du siècle écoulé montre
qu’agissent des « partis révolutionnaires » extrêmement
divers. Certes, dans chaque révolution sont en mouvement
des groupes d’hommes et de femmes qui agissent consciemment
en vue de la destruction du système politique en
place. Jusque là on peut sans que cela fasse avancer d’un
seul millimètre admettre la formule « pas de révolution
sans parti ». Mais la deuxième constatation est que malgré
l’extraordinaire diversité de ces partis (qui renvoie à la
diversité des révolutions évidemment), jamais depuis la
période révolutionnaire qui a suivi la révolution d’octobre
17 des partis « comme le nôtre » (je reviens ci-après sur
cette formule) n’ont été en situation de diriger une seule de
ces révolutions. Un retour sérieux sur les questions stratégiques
ne peut pas faire l’impasse sur cette évidence et se
doit au contraire d’en faire le problème crucial.
Un parti révolutionnaire « de masse »
Est-ce une question de programme ? Certainement pas
! On peut même défendre que des « partis comme les nôtres
» ont eu et ont encore des « programmes » plus adaptés
à une rupture révolutionnaire que tant d’autres qui ont
conduit réellement des révolutions. On peut toujours faire
mieux en matière de programme, mais le fond du problème
n’est pas là. Il est dans la rémanence de l’influence de la formule
célèbre de Trotski selon laquelle « la crise de
l’Humanité se résume à la crise de sa direction révolutionnaire
». C’est le premier débat à clarifier.
Si cette formule
avait un sens aujourd’hui, on comprendrait alors la logique
: un groupe déterminé, doté du bon programme, prépare la
jonction avec le mouvement de masse au moment où c’est
possible, c’est-à-dire lors de la crise révolutionnaire. Sans
aucun procès d’intention, on a du mal à se défaire de l’idée
que c’est bien ce qui est sous-jacent à tant de défenses de la
nécessité « du parti révolutionnaire » comme espèce
dûment déposée. En dépit d’un siècle d’expériences !
Or cette « jonction » s’est révélée impossible, et ceci
pour des raisons plus matérielles qu’idéologiques. Un parti
sans influence peut être aussi révolutionnaire qu’il veut : il
ne servira à rien dans la révolution effective s’il ne dispose
pas de relais de masse suffisants. Il faut donc un parti révolutionnaire
de masse. Souvent l’idée qui découle d’une très
mauvaise analyse d’octobre 17 est que le défaut d’implantation
peut se surmonter dans le cours même de la révolution.
C’est en partie vrai bien entendu. Il ne peut y avoir de
parti révolutionnaire « majoritaire » dans une période qui
ne l’est pas, révolutionnaire, et c’est bien l’accélération des
conflits de classe qui permet possiblement un changement
de statut. Mais tout le bilan du dernier siècle montre qu’une
trop grande faiblesse initiale est irrattrapable dans le cours
même du processus révolutionnaire. Les exemples abondent de tels cas, dans des situations révolutionnaires ou prérévolutionnaires
(France en 36, en 45, en 68, Portugal en 75,
Argentine hier, etc.)
Quand je parle de « partis comme les
nôtres », c’est cela qu’il faut entendre : des groupes trop
faibles, indépendamment de la justesse de leur politique,
pour influer vraiment sur le cours des choses (le seul cas
d’espèce à discuter qui sort de ce cadre est celui du POUM
en Espagne, peut-être du MIR chilien). Quand des camarades
insistent sur le fait qu’il faut « un parti révolutionnaire
» sans discuter comment il pourrait être d’influence suffisante
(« de masse »), ils parlent pour régler leur compte à
de supposés opportunistes dans nos rangs. Toujours bon à
prendre. Mais il ne font pas avancer d’un pouce le problème
à résoudre.
Mais comment donc nous diront-ils ? Bien sûr qu’il faut
un parti « de masse » ! Justement : donnons-nous du
temps, évitons de papillonner à tort et à travers, creusons le
sillon avec ténacité et construisons brique après brique.
Cela vaudrait toujours mieux que des révolutionnaires bien
enfouis dans des organisations « larges », de masse certainement
mais réformistes tout aussi sûrement, au seul profit
de ces derniers en définitive. Mais si c’était si simple, comment
se fait-il qu’en un siècle la question n’ait été résolue
nulle part pour des « partis comme les nôtres » ? Que l’on
trouve des myriades de groupes plus « solides » et « révolutionnaires
» les uns que les autres, mais inutiles en définitive
aux moments cruciaux ?
Ces camarades s’étonnent
avec raison de la difficulté à faire citer la nécessité d’un «
parti révolutionnaire » dans nos textes de référence, mais
ils devraient commencer par interroger le contenu de ces
termes et leurs propres rapports à eux à ce contenu. Dans un
texte à la DN [1] (« Construire la LCR, ni comme une fin en
soi… ni par défaut »), Olivier Besancenot soulignait avec
raison cette chose simple mais capitale : à la source de nos
difficultés et de nos divergences répétées, il y a le fait que
nous sommes des révolutionnaires sans horizon révolutionnaire
immédiat. C’est effectivement l’essentiel du problème,
et il serait bon de centrer nos débats là dessus. Mais il
faudrait que lui et ses camarades poussent le raisonnement
plus loin. La difficulté de construire un parti révolutionnaire
à base de masse fait partie de la même contradiction de
fond qui ne se laisse pas ramener à de simples choix d’implantation
et de fonctionnement, même si ceux-ci ont leur
importance. C’est une tension permanente entre des pôles
presque antagoniques.
Les figures de la révolution
On peut penser y échapper en gagnant de l’influence
pour, patiemment, « préparer la révolution » à venir. Mais
cela suppose inévitablement que cette révolution se présente
comme une promesse claire même si elle ne doit se réaliser
que dans le futur. Le problème principal dans ce cas est
que la révolution est imprévisible pour l’essentiel. Ou du
moins une seule prévision est certaine : c’est celle qui
annonce que la révolution future ne ressemblera pas aux
révolutions du passé. Il ne s’agit pas ici de sacrifier aux
délices de « la nouveauté », inévitablement tellement plus
belle. Mais de comprendre que la révolution découle toujours
de conditions spécifiques, complexes et globales,
nationales et internationales.
La nature de toute révolution
en général est pourtant bien de remplacer un système de
domination par un autre. Inévitablement, cela suppose le
passage par une phase de « double pouvoir », où s’affrontent
deux légitimités incompatibles, phase dont l’issue est
un dénouement brutal de l’épreuve de force. Toute révolution
« d’en bas » (pas seulement la révolution prolétarienne)
est de ce type (que l’on songe à la Grande Révolution [française de 1789],
mais aussi aux effondrements plus récents des dictatures
staliniennes). La différence est que la révolution prolétarienne
ne peut être que « d’en bas », alors que les révolutions
bourgeoises peuvent être aussi « d’en haut » (sans «
double pouvoir »). Cela étant acté, la figure de la dite révolution,
elle, est une création de chaque cas d’espèces.
D’une manière sous jacente à ce débat sur « le parti
révolutionnaire », il n’est pas impossible qu’il y ait au
contraire l’idée que l’on saurait à peu près à quoi se préparer,
et, par exemple, que dans un pays comme le nôtre, la
figure de la révolution sera celle de la grève générale insurrectionnelle.
On ne peut bien entendu pas exclure cette possibilité.
Mais force est de constater qu’aucune révolution
victorieuse n’a pris cette forme « pure ». Et pas seulement,
ni principalement « parce qu’il manquait un parti révolutionnaire
».
Il y a dans ce débat deux niveaux bien distincts
à discuter. Le premier est celui où la grève insurrectionnelle
est pris comme un exemple ou un modèle d’une question
plus vaste, celle qui voit la révolution comme une phase
particulière d’une « guerre de mouvement » (selon la formule
de Gramsci), autrement dit un moment concentré dans
le temps où la confrontation est à son paroxysme. A ce
niveau, on peut effectivement avancer que toutes les expériences
révolutionnaires (réussies comme celle de 17, ou
portées à une étape majeure de la confrontation) montrent
que, dans des pays comme les nôtres à forte densité prolétarienne,
cette étape « concentrée » est inévitable. Ce qui
s’oppose aussi bien à d’autres options stratégiques révolutionnaires
(celle de la « guerre prolongée » chinoise par
exemple) qu’à des options réformistes même « radicales »
(addition de réformes « profondes » étalées dans le temps,
encerclement ou pire « ignorance » du pouvoir central,
etc.).
Mais il y a un autre niveau de débat qui porte sur l’adhésion
trop étroite à la forme exacte de la grève insurrectionnelle.
Certes il est difficile d’imaginer une insurrection
se dérouler alors qu’une partie majoritaire du prolétariat
vaque tranquillement à son travail… La mobilisation exige
d’évidence un état exceptionnel où la grève est un minimum.
Mais la grève de masse insurrectionnelle n’est qu’un
exemple, rare, de réalisation réussie de la confrontation.
Elle ne fut pas décisive au moment précis d’octobre 17 ! De
plus – et c’est ce point qui est capital ici, elle n’intervient
jamais seule. La victoire castriste en 1959 (issue d’un autre «
modèle » comme on le sait) s’accompagne d’une grève des
villes, mais ce n’est qu’un ingrédient dans un ensemble.
On peut même aller plus loin. La grève insurrectionnelle
« pure » est irrémédiablement liée à l’échec de la révolution.
Parce que toute confrontation « classe contre classe
», bloc contre bloc avec deux camps solides sur leurs bases
est vouée à l’échec. Les exemples historiques abondent en
ce sens ! Si la bourgeoisie dispose d’une unité de classe
serrée, d’une fermeté idéologique, de l’ensemble de son
dispositif répressif, la défaite est certaine. Il faut pour qu’il
en soit autrement qu’elle soit divisée, que son appareil de
répression soit paralysé au moins en partie, qu’elle soit
affaiblie, contestée publiquement, dévalorisée ; que l’incertitude
gagne ses rangs ou au moins ceux de ses alliés (couches
intermédiaires, couches supérieures du salariat). Il en
est souvent ainsi quand ce sont les catégories politiquement
extrêmes de la droite qui prennent l’initiative d’un coup
d’État, et dans ce cas la résistance populaire peut utilement
prendre la forme de la grève générale défensive. Mais c’est
la défense qui prédomine. Si celle-ci est couronnée de succès,
les conditions d’une offensive peuvent être données.
Mais dans les deux cas, c’est parce qu’alors on peut présupposer
une certaine division de la bourgeoisie et de ses
alliés.
D’une certaine manière, on peut même avancer que c’est
« d’en haut » que le processus commence. Il n’y a pas de
possibilité révolutionnaire si ceux d’en haut ne sont pas,
affaiblis indépendamment à la limite du combat d’en bas.
C’est ce que dit Lénine dans des phrases d’une immense
portée stratégique. Il n’y a pas dit-il de révolution sans «
grande question nationale », qui traverse les classes et les
divisent. Les prototypes connus sont la guerre entre impérialistes,
les luttes de libération nationale ou au moins
l’existence d’une résistance à un impérialisme dominant, la
chute d’une dictature ou la résistance à un coup fasciste.
D’autres sont imaginables (une catastrophe écologique
majeure par exemple, une crise économique qui toucherait
le cœur du système), et nous surprendrons probablement.
C’est cette « grande question nationale » qui ouvre et
fonde une période révolutionnaire et peut déboucher sur «
une guerre de mouvement ». Donc, c’est imprévisible sur
le moyen terme : il faut que « ceux d’en bas » ne veuillent
plus vivre comme avant et que « ceux d’en haut » ne puissent
plus le faire. Seule l’histoire réelle décide des cas où il
en est ainsi.
Plus précisément il faut distinguer dans ce débat « les
orbites » et « les trajectoires ». Une planète du système
solaire se déplace (en première approximation) sur une
orbite stable, répétée, prévisible. Pour passer d’une planète
à une autre un projectile humain suit une trajectoire donnée.
Une infinité de trajectoires est possible pour relier deux
orbites. La mécanique rationnelle donne les moyens de calculer
laquelle est la plus courte. Mais rien de tel en politique
! Dans ce cas aussi pourtant il existe des constantes (des «
orbites »). En l’occurrence le dénouement par la force de
l’incompatibilité de deux « droits » incompatibles appuyés
sur des « pouvoirs » opposés ; l’existence d’une dialectique
entre réformes et révolution (dont la démarche transitoire
et celles de front unique sont des exemples). Mais
c’est en nombre limité. Les trajectoires effectivement suivies
par une révolution sont fantasques, font du surplace ou
accélèrent brutalement. Elles ne se répètent jamais d’une
révolution à une autre et il n’existe aucune théorie pour les
prévoir.
Si l’on revient à la « grève insurrectionnelle » il faut se
garder encore d’un autre effet d’optique, peut-être le plus
dérangeant dans le débat qui nous occupe. Croire que l’on
se « prépare à la grève insurrectionnelle » par le « mouvement
d’ensemble », par la grève générale interprofessionnelle,
est très sujet à caution. Entre les deux situations,
il y a une solution de continuité, ce sont deux niveaux qui
n’ont aucun rapport direct.
Nous luttons pour « un mouvement
d’ensemble » parce que nous luttons en permanence
pour unir le prolétariat, et que cette union ne se construit
vraiment que dans la mobilisation. Amélioration du rapport
de forces entre classes, progression de la conscience de
classe, école de l’auto-organisation : on peut espérer tout
ceci de la grève généralisée. Et donc l’amélioration des
conditions générales dans lesquelles le prolétariat aborderait
une éventuelle future situation révolutionnaire. Mais il
ne faut pas confondre la forme (la grève de masse) avec le
contenu.
Dans le cadre même de la réflexion en termes de «
guerre de mouvement », la situation révolutionnaire est
inévitablement spécifique (ou, si l’on veut, est un concentré
d’une multitude d’éléments, où les expériences de grève de
masse antérieures ne sont qu’un aspect, parfois secondaire).
On peut encore aller un peu plus loin dans la critique de
l’interprétation trop littérale du choix stratégique de la «
grève insurrectionnelle ». Dans des pays de vieille tradition
de démocratie bourgeoise comme le nôtre, on peut parier
qu’une situation révolutionnaire mêlerait aspects électoraux
et mobilisations extra-parlementaires. Ces dernières mêmes
sont variées (il y a de bonnes indications que la grève de
masse n’est qu’une de ces formes, certainement la plus productive,
mais qui ne doit pas conduire à ignorer les nouveautés,
comme le rôle récent des « blocages » et des
manifestations de rue, en France, mais aussi en Argentine,
des occupations de centre-ville dans le cas des mouvements
à l’Est de l’Europe).
Enfin, cela signifie que la forme du
double pouvoir est elle-même à peu près imprévisible,
même si, comme je l’ai dit plus haut, l’existence de ce double
pouvoir est le signe général et la condition d’une révolution
: quelle aurait été l’efficacité de la « forme soviétique
» en Russie sans les « soviets de soldats », eux-mêmes
dépendants du cours de la guerre inter-impérialiste ?
Pour aujourd’hui ou pour demain ?
Ceci invalide à nouveau toute stratégie de construction
d’un « parti révolutionnaire » en terme de « creuser le
sillon », lequel sillon conduirait en droite ligne à une révolution
pré-définie. Cela signifie qu’à la contradiction principale
qui consiste à construire un projet révolutionnaire de
masse dans une situation qui ne l’est pas, s’ajoute alors un
autre problème encore. C’est qu’il faut s’attaquer à cette
contradiction alors que l’un de ses termes (la révolution) est
tout sauf clair, sauf dans des principes extrêmement généraux.
De ceci il découle que le combat d’un parti révolutionnaire
ne peut pas être dominé par la « préparation » d’un
avenir dont on ne connaît rien ou presque. Faire de ce «
but » inexistant une condition de ce qu’est « être révolutionnaire
» est donc impossible. « Préparer la révolution »
c’est pour aujourd’hui, pas pour demain.
Dans ce sens (et tant que « la crise nationale » n’est pas
présente, et encore moins mûre), la « préparation » de l’épreuve
de force a certes plusieurs versants (rapports de
force courants entre les classes, niveaux d’organisation,
accumulation d’expériences, confiance en soi), mais un
niveau en général négligé à tort à mes yeux est le niveau
directement idéologique. Toute révolution est précédée d’un
travail de délégitimation de la société (c’est le cas y compris
de la révolution de 89, précédée du grand mouvement des
Lumières). C’est aussi dans la délégitimation de la société
actuelle que nous exerçons un rôle de « préparation ».
C’est l’élément le plus constant, appuyé bien entendu matériellement
sur l’amélioration du rapport de force de classe,
organisationnel, etc.
Dans ces conditions, être révolutionnaire ce n’est pas «
préparer » concrètement une révolution dont on ne sait rien
de précis sur ses conditions de déroulement. C’est travailler
à la croissance d’un camp opposé au système en place dans
tous ses aspects (exploitation comme oppressions), un camp
« irréconciliable », appuyé sur les grands principes d’une
alternative socialiste (lesquels sans verser dans l’utopie sont
plus accessibles que la définition de la figure de la révolution
à venir).
Guerre de position et guerre de mouvement
Ce combat « contre-sociétal » (qui donc mélange les
aspects idéologiques et organisationnels) est le versant principal
de la « guerre de position » selon le terme de
Gramsci. C’est ce qui donne le sens précis du concept «
d’hégémonie » qu’il avance appuyé de plus sur la fonction
centrale qu’il donne à l’instance politique (le parti, pas l’État)
comme ciment de l’ensemble. Ce concept cherche la
possibilité de tenir compte des spécificités du combat révolutionnaire
dans les pays à forte présence du prolétariat et à
forte tradition démocratique bourgeoise.
On peut ajouter à
ces caractéristiques la question plus délicate qui est la nôtre
d’être des « révolutionnaires sans révolution », qui nous
place qu’on le veuille ou non de fait dans une « guerre de
position ». Même s’il demande à être repris, discuté, critiqué,
ce concept fournit un cadre général qui, quand on se
limite à l’aspect « contre-sociétal » et à la lutte pour «
l’hégémonie », ne pose pas de problème stratégique
majeur. Mais l’autre versant de la même « guerre de position
» est la présence dans les institutions même de la bourgeoisie,
en particulier ses institutions étatiques. Cet aspect
est relativement peu présent chez Gramsci, ce qui n’est
guère étonnant quand on se souvient que toute son élaboration
est contemporaine de la dictature Mussolinienne, qui
laissait peu de place à un quelconque jeu dans les institutions.
Mais on sait bien que plusieurs courants réformistes
(en particulier en Italie) ont prolongé cette référence pour
justifier d’une collaboration prolongée dans les institutions
bourgeoises.
Cependant il n’y a pas là qu’une perversion de la pensée
gramscienne. La question « institutionnelle » se pose
aussi. Elle nous est devenue peu à peu étrangère, sans qu’il
soit facile de faire la part dans cette situation de ce qui relève
de choix stratégiques et de ce qui relève de notre petitesse,
de notre marginalité et de combinaisons de tout ceci
avec les effets de tel ou tel système électoral.
Or cette question est directement liée à celle de la construction
d’un parti à implantation de masse. Hors période
révolutionnaire, il est impossible d’avoir un parti populaire
de masse (ou quelque chose qui s’en rapproche un peu) sans
base institutionnelle. D’un certain point de vue, c’est bien là
l’une des « positions » majeures de la « guerre de position
». Je sais bien que ce point est très conflictuel chez
nous, mais justement autant l’aborder de front. Dans les
débuts du mouvement ouvrier, les organisations de classe à
impact de masse se sont développées dans une relative distance
par rapport aux institutions bourgeoises. Mais elles
étaient portées par une force presque messianique, ellemême
ancrée sur la croyance en la proximité de la révolution.
D’ailleurs les secousses révolutionnaires respectaient à
peu près la succession des générations. L’horizon était prévisible.
Quand ce rythme s’est perdu, le débat s’est inévitablement
traduit en fortes divisions stratégiques (c’est l’époque
du débat Rosa/Kautsky/Bernstein). En même temps
d’ailleurs, la véritable croissance du mouvement ouvrier en
mouvement de masse est allée de pair avec des conquêtes
institutionnelles massives sans lesquelles la social-démocratie
allemande n’aurait pas été le centre du mouvement
ouvrier de l’époque. Or il est clair que d’un côté l’aspect «
messianique » s’est perdu dans les tourmentes du stalinisme
et que, d’un autre côté, le « crétinisme parlementaire »
a été un signe annonciateur de la faillite de la SD, comme
des partis post-staliniens aujourd’hui. Le problème demeure
donc entier.
Cela dit répétons qu’en dehors d’une phase conçue à tort
ou à raison comme immédiatement révolutionnaire, il est
impossible de bâtir une implantation prolétarienne de masse
hors de tout appui institutionnel. Cela est l’effet de la situation
dominée et exploitée du prolétaire moyen. C’est
d’ailleurs entre autres dans la suite directe de cette constatation
(qui plus est en régime de dictature dans le cas du tsarisme)
que Lénine demande une rupture forte avec cet état
de chose, la constitution d’une « avant-garde » distincte
des masses. Il faudrait une réflexion spéciale pour discuter
du bilan de cette position théorique (de ses dangers massifs,
de ses succès aussi, des conditions particulières qui ont permis
au parti bolchevik de résoudre tout de même le problème
d’une implantation de masse). Mais il n’empêche : il est
très difficile pour nous, pour ne pas dire impossible, de bâtir
une implantation de masse sans se confronter aux institutions.
Pour ceux et celles qui en douteraient, il faut d’abord
pour les en convaincre élargir la perspective. Si on quitte le
niveau des appareils centraux de l’administration de l’État,
on en a pas fini pour autant avec la présence institutionnelle.
Un excellent exemple de ceci est l’utilisation des grands
média. Nous sommes régulièrement attaqués par des franges
de la gauche radicale pour notre « compromission »
avec eux. Et cette « compromission » est réelle. D’un certain
point de vue, notre participation contribue à la légitimation
du système, c’est indéniable. Mais comment imaginer
une influence de masse sans cela ?
Le cas est aussi
patent dans notre militantisme syndical. D’un certain point
de vue, le mouvement syndical constitue une partie des
institutions qui font tenir le système de domination, même
s’il ne s’y limite pas. Déjà le financement des confédérations
doit largement à l’État et au patronat. Bien entendu, on
peut présenter cela (à juste titre), comme des « acquis » de
la lutte passée. Il n’empêche : que serait le syndicalisme
aujourd’hui sans les délégations payées par le patronat ?
Tout ceci pour dire que la « contre société » absolue est
une fiction. Même l’anarchiste le plus déterminé contribue
à légitimer la société bourgeoise dès qu’il met son enfant à
l’école primaire…
La « contre société » est encore dans la société
L’incompréhension de ce caractère « total » de la domination
bourgeoise peut tout aussi bien d’ailleurs entretenir une
naïveté cent fois renouvelée au cours de l’histoire sur la
possibilité de ruptures stables qui demeuraient durablement
partielles. La lecture de certains articles issus de nos propres
rangs montrent que cette naïveté ne nous épargne pas
toujours. « L’hégémonie » se construit certes à partir de
pratiques sociales en rupture partielle avec les principes
directeurs de la société bourgeoise. Lesquels ne se résument
jamais aux questions vécues comme directement « politiques
», ni même d’ailleurs à des rapports d’exploitation.
La société bourgeoise repose évidemment sur ces rapports,
mais aussi sur la construction et la re-définition d’autres
rapports de pouvoir qui ont leur propre temporalité et fonctionnalité
qui débordent le cadre purement capitaliste. Mais
ces pratiques émancipatrices ne peuvent garder durablement
un caractère subversif et encore moins converger vers
une nouvelle société par simple addition sans s’intégrer à
une stratégie politique unificatrice où la question du pouvoir
central occupe la place d’un centre d’organisation du
combat global. La réflexion de Gramsci est essentiellement
consacrée aux possibilités et aux conditions de construction
de cette « hégémonie » de classe hors période immédiatement
révolutionnaire.
La question n’est donc finalement pas d’échapper par la
« contre-société » à la société réelle et à son système de
domination, mais de savoir jusqu’où on peut aller dans le
sens d’une présence « institutionnelle » sans tuer le refus
global du système. Question évidemment encore plus compliquée
pour les institutions directement étatiques.
Justement : on ne peut pas traiter toutes ces institutions sur
le même plan. Toute l’expérience historique, ainsi que les
exemples plus récents (dont celui du Brésil) montrent qu’il
y a à ce propos une spécificité de la question gouvernementale
centrale, évidemment. Certains textes récents dans
notre débat stratégique semblent considérer que nous
devons nous poser la question de notre participation gouvernementale,
et pas seulement pour des raisons de présentation
« pédagogique », mais comme couronnement effectif
d’une stratégie de « guerre de position ». Je considère
qu’il s’agit là d’une nouveauté dans nos débats, très contestable.
Que resterait t-il d’une stratégie d’hégémonie contre
–sociétale si nous étions au gouvernement de la société
bourgeoise ? Si on ne peut pas exclure une telle possibilité,
ce ne peut être que dans le cadre d’un rapport de force qui
nous rendrait proche du basculement dans une « guerre de
mouvement ». Cela ne signifie nullement qu’on ait à ce
propos une position « fermée ». Il est tout à fait possible
qu’une victoire électorale d’une gauche réformiste se radicalise
(les exemples ne manquent pas), et on ne doit pas
traiter tous les gouvernements bourgeois de la même façon,
mais en fonction du cadre exact où ils se présentent. Tout
une éventail de tactiques et de positionnements divers peuvent
s’envisager (et l’ont été dans l’histoire). Mais on ne
peut prendre le risque d’en être partie prenante « à l’origine
» sans un rapport de force particulièrement conséquent.
Cela dit il est impossible d’étendre cette position à tous
les échelons de l’État, sinon il n’y a aucune base « institutionnelle
» possible. C’est en particulier le cas des municipalités.
Dans le cadre restreint de l’autonomie qui sont les
siennes, peut-on lutter pour y faire une vie meilleure pour
les masses ? Cela signifie élaboration de programmes de
gestion locaux, de cadre d’alliances pour ce faire et d’une
discussion sur les modalités de partage du pouvoir avec les
masses comme du contrôle de leur part (salaires des élus,
non cumul, etc.). D’un certain point de vue, ceci fait partie
de la « contre-société », à l’instar de toutes les autres pratiques
alternatives issues du mouvement de masse produisant
et expérimentant du changement partiel. Il y a des
risques, c’est sûr. Comme on le sait tous, le réformisme est
historiquement d’abord un réformisme municipal. Et il n’y
a pas de doute que la gestion municipale « révolutionnaire
» est moins proche du rêve utopique que de la dure réalité.
On peut faire remonter peut-être l’évolution de certains de
nos camarades brésiliens à ce « municipalisme ». Mais on
ne peut pas juger de ceci seulement à partir de la fin du film
de la participation au gouvernement Lula. Il y a du risque,
mais pas d’automaticité, et à ma connaissance nos camarades
qui ont rejoint le PSol insistent bien sur la rupture et non
sur la continuité entre les deux cas.
B. Quelles conséquences pour la nouvelle force anticapitaliste ?
Compte tenu de l’écart grandissant des positionnements
internes sur la question de la force anticapitaliste, il est utile
pour la comprendre de remonter aux origines de la réflexion
sur ce thème. Dans les textes du débat de 1987 (avant donc
l’effondrement du mur !), et dans le mien en particulier (les
« 10 thèses sur le parti »), le nouveau parti est conçu
comme une force radicale, de transformation sociale, anticapitaliste,
et clairement favorable à une alternative socialiste.
C’est donc une force très « délimitée », contrairement
à ce qui se dit dans de plus en plus de textes pour la
contester ou la soutenir. L’expression « parti large » qui est
utilisée par ces textes comme un synonyme est particulièrement
pernicieuse. Que la « nouvelle force » soit conçue
comme « plus large » que la LCR seule, ça va de soi. Mais
c’est une « largeur » contenue par l’anticapitalisme !
Dans certains secteurs de l’organisation s’est même développée
peu à peu l’idée d’une frontière de principe durable
entre cette « nouvelle force » et une force « révolutionnaire
» visant au changement complet du système capitaliste. En particulier, dans les années récentes a vu le jour une
version singulièrement affadie de la « nouvelle force »
comme « force antilibérale », ce qui n’a rien à voir avec
les textes de l’époque. En contrepoint, d’autres camarades
ont été confortés dans leur méfiance de « la nouvelle force
» et demandent alors à ce que la perspective « révolutionnaire
» soit maintenue de manière séparée en tout état de
cause, à l’intérieur même de ce nouveau parti s’il voit le
jour.
On confond ici plusieurs niveaux. L’antilibéralisme est
la frontière concrète de la plupart des luttes de classe actuelles.
On peut parfaitement imaginer des fronts de mobilisation
sur ces thèmes avec d’autres forces qui ne sont pas anticapitalistes,
ou pas d’une manière conséquente. On peut
pousser la réflexion jusqu’à imaginer un front politique et
social antilibéral relativement stable sur une période donnée
(et ses conséquences y compris en terme d’accords électoraux),
voire même un front « organique » antilibéral durable.
Si ce front voyait le jour (comme l’exemple en a été
donné en pointillés à plusieurs reprises dans les années
récentes), il participerait de la bataille globale pour « une
nouvelle force ». Mais il ne la représenterait pas. Ceci est
décisif : en aucun cas la « nouvelle force » ne peut être
limitée à l’antilibéralisme. Encore plus depuis la chute du
stalinisme, nous visons à construire de « nouveaux partis »,
correspondants à la nouvelle période et à un nouveau programme.
Mais ces nouveaux partis doivent être entièrement
« antisystème ». Pas au sens étroit que lui donnent certains
camarades (mais aussi de très nombreux en dehors de notre
organisation), le terme « révolutionnaire » étant manifestement
réservé pour eux à une tradition particulière, à une
stratégie particulière (rien moins qu’évidentes, comme je
l’ai développé ci-dessus). C’est sur ce point, et seulement
sur ce point, que cette force n’est pas « délimitée » (vérification
faite, ces mots, « non délimitée » ne sont d’ailleurs
pas dans aucun des textes de 87, et pas plus dans le mien).
Mais sur le reste bien entendu il y a à mes yeux forcément
des « délimitations », et notables ! En particulier, pas plus
ce parti que nous-mêmes ne devront participer au gouvernement
central de l’État bourgeois sans un rapport de forces
exceptionnel ! Cette « nouvelle force », si elle voit le jour
et si elle est définie de cette manière serait pour nous non un
parti transitoire en attendant « le vrai », mais bien « notre
parti ». C’est le sens profond des termes « nouvelle période,
nouveau programme, nouveau parti », lesquels d’une
manière encore plus générale qu’en 1987, enregistrent après la
chute du mur, la fin du stalinisme, l’évolution de la socialdémocratie
et le fait que « des partis comme les nôtres »
n’ont nulle part conduit au succès.
Avant leur fusion dans la
LCR, les camarades de VdT avaient une excellente formule
pour en rendre compte, « prendre le meilleur de Jaurès, de
Rosa, et de Lénine ». On peut y ajouter la nécessité de
métisser le rouge de notre drapeau avec le noir des libertai-
res, et d’autres couleurs encore. Ce n’est pas loin de ce
qu’avance Olivier Besancenot dans une autre partie de son
texte. Mais ceci veut dire justement que les voies stratégiques
révolutionnaires sont à construire et non pas prédélimitées.
Comme dit l’autre, « il y a plusieurs demeures
dans la maison de mon Père ». Cela signifie qu’en dynamique
pourraient cohabiter dans cette « nouvelle force »,
plusieurs stratégies pour en finir avec la société actuelle, à
condition que ce soit bien le but. Pas à partir de la figure
imprévisible de la révolution à venir (ou pas principalement),
mais dans les conséquences visibles dans le combat
présent, c’est-à-dire dans la compréhension — qui peut être
diverse et conflictuelle — de « la guerre de position ». Ou
encore dans la manière précise d’aborder la manière d’être
« révolutionnaire sans révolution ». Ces stratégies peuvent
à l’évidence être menacées de réformisme de fait ou à l’opposé
de gauchisme archaïque. Il y a donc des risques à prendre,
ceux du débat dans une organisation nouvelle. Mais une
organisation pour le renversement du capitalisme, pas une
autre.
Une fois ceci rappelé, tirer le bilan de notre lutte pour
cette « nouvelle force anticapitaliste » est devenu
indispensable. On ne peut pas continuer à proclamer sa
nécessité dans des résolutions de congrès sans rendre compte
du fait patent que si la LCR s’est développée à l’aide de
cette ligne (et notablement), la nouvelle force espérée n’a
pas vu le jour. Ce qui, inévitablement et régulièrement,
conduit à des déchirures internes, des camarades estimant
que c’est la « frilosité » de secteurs de la direction qui
explique cette non réalisation. Cela provoque une fragilité
constitutive pour la LCR, qui est peut-être la seule organisation
qui cherche à se développer tout en expliquant à qui
veut l’entendre qu’il faut en construire une autre ! Et
oscille en conséquence entre une fierté d’organisation parfois
exagérée et une dévalorisation systématique accompagnée
d’un statut par définition subalterne…
Voici quelques éléments à ce propos que je soumet à la
discussion.
– La « nouvelle force » doit être anticapitaliste, « antisystème
», socialiste. Il s’avère que des secteurs avec lesquels
nous collaborons dans le combat antilibéral sont souvent
moins « radicaux » que ce niveau. Il faut en prendre
acte tranquillement et sans ultimatisme inutile. Il est possible
(mais peu probable) que ces secteurs finissent par donner
naissance à un parti qui corresponde à ce sentiment
moyen (sur le mode allemand). Il faudrait voir alors quelle
serait notre attitude en fonction de la dynamique éventuellement
créée, et ne rien exclure par avance. Mais ce genre
de parti n’est pas « la nouvelle force » que nous souhaitons,
et éventuellement le combat en ce sens s’y poursuivrait
d’une manière organisée.
– La LCR a elle-même désormais certaines caractéristiques
de la « nouvelle force ». Une option possible serait
alors d’accentuer cette évolution de manière à ce que la
mutation de la LCR la constitue elle-même en cette « nouvelle
force ». Pour que ceci soit possible, il faudrait que la
décantation des forces anticapitalistes éparses soit plus
développée qu’elle ne l’est et qu’elle pourrait l’être dans
une avenir prévisible. De plus, même s’il y une certaine
variété des options stratégiques qui s’y manifestent comme
le montre le débat récent, la LCR reste globalement attachée
à des « orbites », qu’à juste titre il ne faut pas abandonner.
La mutation de la LCR est indispensable, et elle est en
retard (changement de nom, de mode de fonctionnement)
pour aider au regroupement de tous les révolutionnaires au
sens large. Elle ne pourra pas résoudre l’équation à elle
seule.
– Ceci est lié entre autres à la crise des relations à l’engagement
politique partidaire qui est loin de s’atténuer et peut
même se développer si la crise du PC s’accentue. En tout
cas, il est difficile d’imaginer une évolution positive rapide
dans le sens de cet engagement directement politique (quel
qu’en soit la forme) de la part de toutes celles et tous ceux
qui se pensent à partir « du mouvement social », les syndicalistes
en particulier, mais pas seulement.
Tout ceci explique sans doute la constatation suivante.
– Des chocs sociaux et politiques d’une grande ampleur, comprenant
y compris le surgissement d’une nouvelle génération
militante, n’ont pas suffi pour bâtir la nouvelle force
anticapitaliste. Mais attendre la solution de chocs encore
plus forts nous conduirait à l’immobilisme (si ces chocs ont
lieu, à la hauteur d’un 68 par exemple, c’est de bien d’autre
chose qu’il faudra s’occuper !).
– Il faut sans doute imaginer des étapes intermédiaires.
Puisqu’il paraît difficile de miser sur un dépassement rapide
des formes d’organisations actuelles, il faut songer à la
manière de regrouper les anticapitalistes même si ces formes
organisées (partidaires ou non, nationales ou locales)
subsistent, dont la nôtre, la LCR. Alliances formelles, fédérations,
unions organiques, etc. La possibilité que ceci soit
autre chose que groupusculaire ne dépend pas entièrement
de nous, mais de l’évolution générale (entre autres des
contradictions PC, de la constitution ou non d’un nouveau
gouvernement socialiste et de l’attitude des uns et des autres
face à lui, des radicalisations sociales, etc.). Mais c’est
sans doute la manière de traduire de manière autrement que
fantasmatique notre position générale.
Notes sur le texte de Samy (« Mélanges stratégiques »)
François Duval
Intro : Pour le coup, ce sont bien des notes au fil de la plume
« en réaction » au texte de Samy et non une contribution
dotée de sa propre logique et qui pourrait se lire en tant que
telle. C’est donc largement en désordre. Par construction,
sont plus développés les points qui (me) posent problème
(anecdotique ou plus sérieux) que ceux avec lesquels je suis
en plein accord (et qui sont évidemment nombreux) …
Duval
- Accord pour constater que nous ne savons pas quels
chemins empruntera la révolution à venir. Ce qui ne veut
pas dire qu’il ne faut pas en discuter (voir plus loin …)
- Accord pour constater que le XX° siècle a connu des
révolutions dirigées par des partis - ou des mouvements -
qui non seulement n’étaient pas des « organisations comme
les nôtres » mais, de fait, avaient peu à voir avec ce que l’on
entend traditionnellement dans nos rangs par « parti révolutionnaire
».
- Une remarque en passant pour soulever une question
sur laquelle nous passons en général très rapidement : quel
est exactement le critère d’un « parti révolutionnaire », ce
qui fait qu’un parti qui se dit « révolutionnaire » (ou pas,
d’ailleurs !) l’est effectivement ?
Si les mots ont un sens, ça ne peut pas être simplement
« un parti qui veut la révolution » ou un « parti qui veut sin-
cèrement la révolution » ou … un parti qui le prétend !
Au sens strict, un parti révolutionnaire « à coup sûr »,
c’est un parti qui veut la révolution, qui s’en donne les
moyens … et qui la fait (qui l’a faite). Ce qui a quelques
conséquences :
* On parle là obligation de résultat et non, seulement,
obligation de moyens …
* Par définition, on ne le sait qu’a posteriori : c’est
donc rare …
* En pratique, ça réduit la liste de façon assez draconienne
: ce qui fait que c’est, au final, assez peu opératoire…
- Le trait commun — s’il y en a un — des partis qui ont
effectivement dirigé des processus révolutionnaires est que,
en plus d’adhérer à l’idée générale de la nécessité de la
révolution pour transformer la société (condition sans doute
nécessaire, même si elle peut recouvrir des approches et des
conceptions fort différentes), ils avaient des « hypothèses
stratégiques ».
Pas un modèle « clés en main » pour un événement par
définition assez peu prévisible. Mais, quand même, une idée
un peu élaborée de la façon dont « l’idée générale révolutionnaire
» pourrait effectivement s’appliquer et se concrétiser
« dans les conditions objectives » dans lesquelles ils
luttaient pour le pouvoir. Je pense cela vrai, même si au
niveau des écrits et des discours chacun avait tendance à
décrire la révolution à venir - ou en cours - par des analogies
avec les révolutions précédentes, lesquelles avaient
généralement en réalité peu à voir (d’accord donc avec l’idée
que l’on ne peut esquisser la révolution à venir sur la
base de celles du passé).
Pour en revenir aux « hypothèses stratégiques », c’est,
par exemple : le « maillon faible » (Lénine) et « la révolution
permanente » appliquée à la Russie (Trotski), pour le
parti bolchevik ; la guerre populaire prolongée (Mao) pour
la révolution chinoise ; la guerre de guérilla et le foquisme
(Mouvement du 26 juillet) pour la révolution cubaine, etc
…
- Pour le dire franchement, aujourd’hui, l’instance mise
sur « le parti révolutionnaire » dans la Ligue et, plus généralement,
dans l’extrême gauche (majoritairement d’héritage
« trotskiste ») est proportionnelle à la fragilité voire à
l’inexistence de toute hypothèse stratégique. Cette insistance
révèle au fond à la fois un doute et, en conséquence, un
besoin de se rassurer. Quoiqu’il existe aussi une autre explication
dans le cas particulier de LO : la croyance à la reproduction,
à quelques détails près, de la « seule véritable révolution
prolétarienne », Octobre 17 …
Par contre, je ne suis pas aussi sûr que Samy que les
camarades de la Ligue auxquels il s’adresse et veut répondre
fondent effectivement leur insistance sur le parti révolutionnaire
sur l’hypothèse stratégique de la grève générale
insurrectionnelle … Je crains que leur insistance ne joue
plutôt le rôle d’un talisman contre les risques de « déviations
réformistes » ou « semi-réformistes » toujours possibles
de la Ligue !
- Hypothèses stratégiques, encore.
Mais ce que Samy écrit sur l’imprévisibilité absolue des
révolutions à venir suggère fortement autre chose : à savoir
qu’il est, en réalité, complètement vain d’élaborer la moindre
hypothèse stratégique …
Cela mérite discussion. D’autant que ce constat, globalement
peu contestable, risque aussi d’alimenter non l’immobilisme – notre culture est plutôt l’activisme – mais une
certaine paresse d’élaboration.
A mon sens, une part de la fragilité actuelle de la Ligue
vient précisément non d’ambiguïtés programmatiques mais
de cette absence d’hypothèse(s) stratégique(s). Après en
avoir largement partagé deux … qui se sont révélées inexactes
:
* « Mai 68, répétition générale », dans la première
partie des années soixante-dix.
* Puis, dans la seconde moitié des années soixantedix
et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, le « débordement
du Front populaire », version Union de la gauche
1981.
Que ces hypothèses aient été erronées devrait évidemment
nous conduire à revenir sur les raisons de nos erreurs
d’analyse et de pronostics. Mais cela ne devrait pas nous
conduire à renoncer à l’exercice… D’autant que les développements
et glissements ambigus et/ou opportunistes que
Samy évoque s’alimentent précisément de ce « vide » de la
réflexion stratégique. Vide ? Au sens d’absence d’hypothèses
un peu concrètes ; pas au sens où nous n’aurions plus
aucun « acquis » en la matière : a minima, nous savons parfaitement
critiquer toutes les orientations qui conduisent à
coup sûr à l’échec. Et ce n’est pas rien ! Mais nous sommes
incapables – pour des raisons qui ne dépendent pas que de
nous : l’absence d’expériences révolutionnaires récentes –
de dessiner un chemin concret vers le pouvoir, au-delà de la
réaffirmation de quelques vérités générales (qui restent des
vérités et sont, par ailleurs, partagées par peu de gens).
Je suis d’accord avec Samy pour dire qu’on ne peut faire
vivre dans la durée un parti anticapitaliste à vocation de
masse sans enracinement institutionnel. Mais je crois qu’on
ne peut pas non plus le faire sans « hypothèses stratégiques
» ou sans confrontation d’hypothèses stratégiques,
dans le cadre d’un parti plus large. Je pense d’ailleurs qu’il
en va de même pour une organisation révolutionnaire qui ne
soit pas une simple secte propagandiste…
- Des révolutionnaires sans horizon révolutionnaire ?
C’est évidemment une grande partie du problème. Mais
la question n’est pas seulement l’absence de perspectives
révolutionnaires discernables à court ou moyen terme. C’est
aussi que les dernières expériences passées de dynamique
révolutionnaire (à défaut de révolutions) sont maintenant de
plus en plus éloignées dans le temps, en tout cas dans des
pays « comparables » (et encore …). La « révolution portugaise
» remonte maintenant à plus de 30 ans : plus d’une
génération !
Autrement dit, contrairement aux années soixante-dix —
Mai 68, le Mai rampant italien, la Révolution des Œillets —
il n’y a plus d’expériences contemporaines pour alimenter
les débats sur la stratégie… De ce point de vue, il faut se
souvenir qu’un des arguments du texte d’Olivier sur le parti
révolutionnaire était précisément son affirmation du
« retour des débats stratégiques » (Marcos, etc.). Ce n’est –
malheureusement ! - pas le cas…
- Grève généralisée / grève générale / grève générale
insurrectionnelle :
Compte tenu de mes références (critiques et raisonnées,
bien évidemment !) au syndicalisme révolutionnaire — la
véritable « exception française »… — ou à Rosa
Luxembourg, ce sont tes développements sur ce thème qui
me posent le plus de problèmes. Bien entendu il faut étudier
les expériences (récentes, pour le coup) sur la difficulté
d’aller vers la grève générale (1995, 2003, 2006, pour la
France), les autres formes de lutte (« grève par
procuration », manifestations massives, « blocages », etc).
Mais, par exemple, je trouve que la phrase : « Certes il
est difficile d’imaginer une insurrection se dérouler alors
qu’une partie majoritaire du prolétariat vaque tranquillement
à son travail… » assez … « légère » ! Il me semble
vraiment très peu concevable que, dans un pays capitaliste
développé, où le « prolétariat » — au sens où nous l’entendons — est la classe très largement majoritaire, un processus
révolutionnaire majoritaire puisse ne pas impliquer l’entrée
en lutte de la classe ouvrière « comme classe », par ses propres
moyens de lutte... dont la grève (générale ou pas) est
l’archétype. Cela ne signifie pas que la révolution se réduise
à la grève générale, à « un Mai 68 qui réussirait » comme
on le dit souvent dans les meetings. Mais, à mon avis, cela
a quand même de bonnes chances d’en être un élément tout
à fait central.
- La grève générale, encore
C’est aussi pour ça que nos batailles successives pour la
grève générale, au cours de la dernière décennie, étaient en
elles-mêmes des batailles politiques. Et non de simples
propositions de meilleure stratégie syndicale ou de lutte
même si, naturellement, elles étaient aussi cela. Par exemple,
dans la discussion interne pour l’accord avec LO en
2004, on a (pas moi) parfois expliqué que cette alliance était
logique puisque lors des mouvements de 2003, nous avions
été « du même côté » — ce qui est vrai — et que nous avions
eu, peu ou prou, la même orientation — ce qui est faux. LO
s’est effectivement battue pour la « généralisation des grèves
» mais, à la différence de ce que nous avons fait, LO
s’est refusée à mener bataille pour la « grève générale ». Il
y a là, pour moi, plus qu’une nuance : une différence de …
stratégie politique ! La conviction sur laquelle ce développement
repose est qu’une « vraie » grève générale pose la
question du pouvoir, surtout dans la culture politique – et
syndicale - française. Même si – c’est la divergence avec les
syndicalistes révolutionnaires – elle ne la résout pas (la
question du pouvoir) à elle seul …
Bien entendu entre des grèves généralisées, des grèves
« tous ensemble » et la grève générale insurrectionnelle, il
n’y a pas continuité, mais saut qualitatif et rupture. Sur ce
point, je ne suis pas pour reprendre la conception des syndicalistes
révolutionnaires pour qui les grèves n’avaient de
véritable intérêt que comme « gymnastique
révolutionnaire », comme préparation à LA grève générale.
Pour autant, je ne suis pas convaincu que « ce sont deux
niveaux qui n’ont aucun rapport direct » ou encore que
« les expériences de grève de masse antérieures ne sont
qu’un aspect, parfois secondaire ».
Débat à poursuivre donc…
- Sur la crise révolutionnaire :
Les conditions que donne Samy pour une révolution,
notamment l’incapacité de la bourgeoisie de « continuer à
diriger comme avant », sa division, etc. dessinent ce que
nous appelions dans les débats des années soixante-dix une
« crise d’effondrement » dont les causes étaient, en règle
générale, comme le dit Samy, « exogènes » par rapport à la
lutte des classes (affrontement bourgeoisie / prolétariat) :
défaite militaire, guerre inter-impérialiste, soulèvement
colonial, délégitimation importante de la bourgeoisie nationale
(par exemple, pour collaboration, en 1945) etc… Mais,
justement, dans nos rangs, sans évidemment éliminer ces
cas de figure, l’autre terme du débat était de savoir si, du fait
du rôle désormais central de la classe ouvrière dans les
métropoles impérialistes, une crise révolutionnaire pouvait
aussi émerger d’évènements « endogènes » à la lutte des
classes. Comme, par exemple, … une grève générale ! Je
pense que cette hypothèse, non vérifiée à ce jour, mérite
encore d’être envisagée et débattue.
- Sur les institutions :
Pour le coup, je crois effectivement qu’il n’y a aucune
commune mesure entre les différents niveaux « institutionnels
» listés. Ce n’est résolument pas équivalent d’aller dans
les médias, d’être permanent syndical (même dans un
contexte d’intégration croissante des syndicats à l’Etat et au
système...), d’être conseiller municipal… ou ministre.
Sur les municipales – seul débat réel auquel nous soyons
vraiment confrontés – il me semble que nous ne sommes
pas tout à fait — et pour un moment encore… — au seuil de
devoir répondre à la question de savoir si « la gestion municipale
« révolutionnaire » est moins proche du rêve utopique
que de la dure réalité ». Compte tenu des rapports de
force actuels surtout sur le terrain électoral, la seule question
pertinente – pour la Ligue ou même pour une force
« plus large » mais radicale - est de savoir si nous pouvons,
voire si nous voulons (et, donc, si nous prenons les
moyens), avoir des élu(e)s … d’opposition !
- Sur la force nouvelle
Je suis en gros d’accord. Donc, juste quelques remarques
anecdotiques :
* Bien évidemment, j’ai du mal à me retrouver dans
la « formule VDT » (« prendre le meilleur de Jaurès, de
Rosa, de Lénine »). Même si Samy y rajoute « le noir des
libertaires »… S’il y a eu en France, au début du XX° siècle,
de manière fugace et avec ses limites, un courant révolutionnaire,
sans doute pas « de masse » mais beaucoup plus
significatif que des « organisations comme les nôtres », ce
fut en toute « autonomie » – en réalité en opposition – visà-
vis de la SFIO de Guesde et de… Jaurès !
* Dans nos « débats sur le parti », ceux de 1988 et les
suivants, l’expression « non délimité » n’a effectivement
jamais été employée… sinon par les opposants à la force
nouvelle lorsqu’ils voulaient la caricaturer. Par contre — pas
dans les « 10 thèses sur le Parti » avancées par Samy, mais
dans d’autres textes qu’il faudrait retrouver — est évoqué un
parti « aux délimitations stratégiques inachevées ». Dans
mes souvenirs, une formule à peu près équivalente — du
genre : « un parti où le débat stratégique entre réforme et
révolution resterait ouvert » — figure dans « A la gauche du
possible ».
* Une dernière remarque.
Dans nos débats sur la force nouvelle — quelle cible ?
Quels partenaires possibles ? et … — je pense (sans doute
une obsession) que, paradoxalement, nous sous-estimons
gravement la crise du mouvement ouvrier. Quand nous en
discutons — de celle du PCF, par exemple — c’est en général
pour tenter de discerner avec quel(s) courant(s) nous pourrions
éventuellement travailler dans notre perspective de
force nouvelle, dans quelles directions ils évoluent, quelles
ruptures sont envisageables, etc. Il existe pourtant une autre
hypothèse, assurément regrettable, mais qui est loin d’être
exclue : qu’il ne sorte rien — du moins rien d’intéressant
dans la perspective qui est la nôtre — de cette crise.
Ce n’est pas seulement en raison de l’évolution — à droite — des « partis ouvriers » majoritaires. Nous sommes en
fait confrontés à une véritable crise de décomposition qui
fait que le « mouvement ouvrier organisé » … n’organise
plus qu’une fraction assez minoritaire de la classe
ouvrière. En France, ça a toujours été un peu le cas, du
moins en termes d’adhésion ? Un peu, mais cela était sans
commune mesure avec la situation actuelle. La majorité des
couches populaires n’est pas encartée dans les partis ; elle
n’est pas syndiquée ; son adhésion électorale est de plus en
plus « instrumentale » quand, du moins, elle ne choisit pas
l’abstention, pratique de plus en plus répandue…
Convenons au minimum que les rapports des travailleurs à
« leurs » organisations ont radicalement changé et qu’il
reste peu de choses en termes d’identité de classe (même
déformée et dévoyée) incarnée par une organisation, parti
ou syndicat.
Nous passons énormément de temps à débattre avec des
courants sûrement respectables pour certains mais qui, en
grande partie, appartiennent à un passé révolu. Ces confrontations
nous donnent l’impression de « faire de la
politique ». Cette impression n’est d’ailleurs pas complètement
fausse. Et puis ces confrontations constituent une
assez bonne antidote contre le sectarisme et l’isolationnisme.
Mais peut-être que maintenant, au stade actuel de la
crise, l’enjeu est moins la « recomposition » que la reconstruction.
Et il n’est pas sûr que nous « reconstruirons »
essentiellement avec des forces ou des courants du passé.
Rechercher d’autres courants, des partenaires pour la
nouvelle force est un choix raisonnable parce qu’il a une
fonction : le fait que la Ligue soit le seul courant politique
organisé prêt (du moins on peut l’espérer ...) à cette aventure
est évidemment un obstacle considérable pour que des
militants syndicaux ou associatifs — la véritable « cible » —
s’y engagent. En gros, ceux qui seraient prêts à « tenter le
coup » avec la Ligue seule pourraient tout aussi bien …
rejoindre la Ligue. On voit donc la limite à laquelle nous
nous heurtons. Mais force est de constater que nous n’avons
pas pu débloquer la situation et je ne crois absolument pas
que ce soit par « frilosité ». Cette frilosité existe bien. Mais,
à ce jour, elle n’a pas eu à se manifester négativement :
concrètement, la Ligue n’a pas manqué d’occasion … parce
qu’il n’y a pas eu d’occasion.
Samy dit, à juste titre, que même si la force nouvelle
n’est pas « advenue », la Ligue s’est développée « notablement
» sur cette orientation (de force nouvelle). Sans résoudre
le problème – qui se situe à une toute autre échelle – cet
élément est loin d’être négligeable. Pour moi, cela pose sans
doute la question d’une « deuxième rupture »… avec
l’entrisme. Au-delà des péripéties parfois improbables, le
fondement rationnel de l’entrisme était le constat d’une
situation d’extrême marginalité et de l’impossibilité de
« toucher les larges masses » par l’intervention directe des
révolutionnaires. L’objectif était alors de gagner (par une
activité entriste) ceux qui influençaient les masses pour être
capable, grâce à eux et par leur intermédiaire, d’influencer
les dites masses. Il y avait là une conception — sans doute
inévitable dans les circonstances de l’époque, encore que le
choix de l’entrisme puisse faire débat — de la politique
« par procuration ».
Il serait naïf de croire que cette
conception a totalement disparu après 68 avec la fin « organisationnelle
» de l’entrisme. Bien sûr, depuis cette époque,
nous ne pensons plus qu’il soit nécessaire - ni même utile -
d’être au sein des partis réformistes pour y gagner ceux qui,
eux, influencent la classe. Mais, bien des années après la fin
de l’entrisme, combien de débats dans la Ligue sur les
moyens de gagner les « cadres organisateurs de la classe »,
à défaut des « pans entiers » ? Je pense que cette méthode
politique se perpétue encore, par exemple dans l’approche
qui est celle de certains camarades vis-à-vis des courants du
PCF et, aujourd’hui, de sa direction (!). C’est cela, à mon
avis, qui est à l’origine de leur tendance à conférer à la
Ligue ce que Samy appelle « un statut par définition subalterne
».
Si toute approche entriste ou néo-entriste est aujourd’hui
caduque, c’est essentiellement pour deux raisons :
* Ceux qui « influencent les masses » sont… de plus
en plus difficiles à trouver, car de moins en moins nombreux
du fait de la décomposition du mouvement ouvrier
évoquée précédemment.
*Comme le montrent les « phénomènes politiques »
autour d’Olivier Besancenot, nous avons quelques opportunités (modestes
mais réelles) de toucher directement certains secteurs
(minoritaires mais significatifs) des « masses ». De plus,
dans cette perspective, le compagnonnage prolongé avec
des « courants du passé » peut s’avérer contre-productif (la
même remarque valant, pour moi, tout autant en ce qui
concerne un compagnonnage avec LO).
Ce que suggèrent ces remarques comporte bien évidemment
un risque, un peu identique — quoique sur une autre
orientation — à ce que nous avons connu après 1968, lors de la
création de la Ligue Communiste : un certain « triomphalisme
», l’illusion que nous pouvons « passer » seuls, le
retour à la logique d’auto-grossissement de l’organisation,
dont on connaît les limites, même si la situation est plus
favorable. C’est la croyance — qui effleure parfois — avec des
déclinaisons différentes qui vont d’une nouvelle version du
parti révolutionnaire (ou de l’unité des révolutionnaires) à
celle que développe périodiquement Willy : au fond, la nouvelle
force, c’est la Ligue. En plus gros, rénovée. Or, autant
une expansion de la Ligue n’est pas une perspective à négliger,
autant nous savons que cela ne résoudrait pas le problème,
car entre la Ligue « en plus gros » et un parti anticapitaliste
à vocation de masse, il y a un fossé. Pour autant, la
conclusion de Samy n’ouvre pas tellement d’autres perspectives
immédiates... ce qui montre qu’il y a sans doute
un problème majeur de perspectives.
Ces réflexions soulignent évidemment l’importance
capitale de l’alinéa consacré dans la conclusion du texte de
Samy à la « mutation de la LCR ». Sans cesser la confrontation
avec d’autres courants politiques — mais sans beaucoup
d’espoirs de ce côté-là — il est possible que l’ouverture
de la Ligue dans la perspective de son dépassement soit
ce que nous pouvons faire de plus utile dans l’immédiat.
Encore faut-il le faire ! S’il y a frilosité, c’est bien sur ce
point… La direction de la Ligue est en retard sur la transformation
qui s’opère d’ores et déjà plus ou moins spontanément
du fait du recrutement, objectivement modeste mais
important à notre échelle. Ironie de l’histoire, là gît peutêtre
d’ailleurs un des ressorts de l’insistance — a priori sans
conséquence immédiate évidente — de certains camarades
sur le « parti révolutionnaire » : la conscience diffuse — et
vaguement effrayée — que, même sans « force nouvelle », la
Ligue a déjà commencé à changer et que sa réalité actuelle
ne coïncide plus tout à fait avec le parti révolutionnaire
« classique », si tant est que ce qualificatif ait réellement
une signification. Ainsi, par exemple, les travaux de
Florence sur les « motivations des nouveaux militants de la
Ligue » sont, à cet égard, assez révélateurs… Par certains
aspects, la Ligue « d’après 2002 » a déjà certaines caractéristiques — notamment le spectre des opinions « programmatiques
»… — d’un « parti large ». Sauf une, évidemment :
les effectifs !
Note
1. La DN est la Direction nationale de la LCR.