Barbara Jackson
Ross Harrold – Quelle a été l’importance de cette journée du 18 juin 1984 ?
Barbara Jackson – Il faut d’abord se rappeler l’incroyable dureté de cette grève. En un an, 11 313 mineurs furent arrêtés, 7 000 blessés, 5 653 traînés devant les tribunaux, 200 emprisonnés et 960 licenciés. 11 personnes sont mortes – deux mineurs sur les piquets de grève, un mineur tué par des grévistes et 8 personnes (dont 3 enfants) ensevelis sur des terrils pendant qu’ils cherchaient des bouts de charbon pour se chauffer.
Le 18 juin, le syndicat a fait venir 8 000 mineurs pour bloquer la cokerie de Orgreave mais Thatcher était décidée à les en empêcher. Les mineurs en T‑shirts et baskets se sont trouvés face à autant de policiers en tenue de combat avec chevaux et chiens. Pendant des heures, les mineurs ont été attaqués par la police à cheval et matraqués avec une violence inouïe. Ils ont été battus et les camions de livraison ont continué à sortir de la cokerie. Cela n’a pas été la fin de la grève, qui allait continuer encore huit mois, mais ce jour-là Thatcher avait pris le dessus.
Pourquoi avez-vous décidé de lancer cette campagne ?
Pour établir la vérité et la justice. Thatcher a menti à tout le pays et le gouvernement a caché la vérité pendant 30 ans. Des dizaines de mineurs se sont retrouvés avec des blessures derrière la tête, sur les épaules, sur le dos, des blessures non pas d’agresseurs mais de personnes qui fuyaient les attaques de la police. Pourtant, ce n’est pas la police mais 95 mineurs qui ont été accusés d’« émeute et rassemblement illégal » et menacés de la prison à vie. Un an plus tard, lors du procès, les témoignages farfelus et contradictoires des policiers ont provoqué des éclats de rire du jury et la plainte a été retirée. Nous pensions alors que la police allait devoir rendre des comptes mais rien n’a été fait.
Pourquoi maintenant ?
Il y a deux ans, dans un documentaire sur Orgreave à la télévision, des policiers racontaient les pressions qu’ils avaient reçues pour faire de faux témoignages. Mais le véritable déclic a été les révélations sur la tragédie de Hillsborough, le stade de foot de Sheffield où 95 fans de Liverpool ont perdu la vie. Après 23 ans, une campagne des familles des victimes a réussi à imposer une enquête qui a démontré la responsabilité de la police, leurs mensonges et ceux des médias. De plus, le chef de la police de Sheffield était déjà en place lors de la bataille d’Orgreave ! Alors je me suis dit si après 23 ans elles peuvent le faire, pourquoi pas nous ? J’ai donc appelé à une réunion et à 10 nous avons lancé la campagne.
Comment votre campagne s’est-elle développée ?
La police a pris la décision (inédite) d’ouvrir une enquête sur elle-même auprès d’une commission indépendante ! Celle-ci patine et tant qu’elle n’aura pas fini ses travaux, il ne peut pas y avoir d’autre enquête.
Mais cela ne nous a pas découragés. Les archives du gouvernement publiées en janvier nous donnent raison. Elles révèlent que Thatcher a menti sur le nombre de mines qu’ils allaient fermer et montrent clairement l’implication dans la grève des services secrets. Thatcher elle-même l’a dit en public, qu’après avoir vaincu « l’ennemi extérieur » aux Malouines deux ans auparavant, elle était décidée à vaincre « l’ennemi intérieur » : les mineurs et leur syndicat. Sont aussi révélées les hésitations du gouvernement à employer l’armée. À l’époque des rumeurs circulaient sur l’emploi secret des soldats déguisés en policiers. Quoi qu’il en soit, la police avait été réorganisée en prévision de la grève et elle est intervenue comme une véritable force militaire.
Quels sont vos espoirs de gagner ?
Certains mineurs sont morts. D’autres ont des problèmes de santé et ne seront pas en mesure de témoigner. Nos moyens sont limités et tout le monde est bénévole. Mais nous avons une page Facebook, un site web et surtout beaucoup de volonté. Avec l’anniversaire des 30 ans, l’intérêt pour notre cause s’est amplifié. Nous avons gagné le soutien de plusieurs syndicats importants et le dirigeant du Parti travailliste s’est engagé publiquement à organiser une enquête s’il devient Premier ministre. Mais quoi qu’il arrive, nous irons jusqu’au bout pour obtenir vérité et justice.
Quel a été l’impact de la grève ?
Aujourd’hui, il reste moins de 3 000 mineurs en Grande-Bretagne et ce qui reste de l’industrie a été privatisé. Dans les villages où les mines ont fermé, les machines ont été enlevées, la mémoire collective effacée. Parmi les gens qui ne sont pas partis, c’est souvent le chômage et pour certains des problèmes d’alcool et de drogue.
Le gouvernement a dépensé des sommes d’argent immenses pour battre les mineurs. La police, les tribunaux, les médias, toutes les armes de l’État ont été lancées contre la grève pour forcer les travailleurs à retourner au travail. Et ils ont gagné. Mais vaincus industriellement, nous n’avons été vaincus ni culturellement ni émotionnellement.
En France, le film Pride vient de sortir. Il raconte la véritable rencontre entre des mineurs et un groupe de gays et lesbiennes qui soutient la grève, et la façon dont les préjugés peuvent tomber à travers la lutte. Est-ce que, vous aussi, vous avez vu cela lors de la grève ?
Oui, sur l’homophobie mais aussi sur le rapport entre hommes et femmes. Beaucoup de femmes ont été très actives. Elles ont organisé le ravitaillement mais ont aussi pris la parole en public pour la première fois, et certaines ont voyagé à travers le pays pour faire des meetings. Certains maris ont accepté ce changement et ont eu du respect et de l’admiration pour leurs femmes. D’autres ont eu beaucoup de mal. Je me souviens d’un homme qui est venu se plaindre auprès de nous. « Je veux que ma femme revienne », disait-il. On lui a répondu : « Mais ta femme est toujours là ». Mais l’homme insistait : « Non, je veux ma femme comme elle était avant, la femme qui s’occupait de moi, qui me faisait à manger ». On lui a répondu que tout ça c’était fini.
Pareil pour l’Irlande du Nord. On avait l’habitude que les médias traitent les Irlandais de « Irish bastards », mais on s’est mis à comparer l’occupation des villages miniers par la police et le traitement que les mineurs recevaient avec les scènes très similaires en Irlande. Cela a fait réfléchir…
Quel impact est-ce que cette grève a eu sur vous personnellement ?
Je travaillais à l’époque dans les bureaux des charbonnages à Sheffield et j’étais responsable de la section col blanc du syndicat des mineurs. N’ayant pas les mêmes traditions que les mineurs, les grévistes étaient très minoritaires. Néanmoins, chaque matin pendant un an, nous avons tenu un piquet de grève pendant deux heures. Le reste de la journée, on était emportés par toutes les autres activités de la grève. Après le vote pour la fin de la grève, nous sommes retournés au travail ensemble comme dans les mines. Mais après 24 heures, j’ai décidé que je ne pouvais plus retourner à ma vie d’avant. Après tout ce que j’avais vécu, j’avais envie de faire autre chose. J’ai repris les études pendant trois ans, et avec un diplôme en sciences sociales j’ai fait complètement autre chose.
Vous savez, beaucoup de gens ont payé très cher cette longue année de lutte : des mariages brisés, des dettes énormes, des maisons perdues.... Mais pour toutes les personnes qui étaient actives, la grève a apporté énormément de choses. C’était une expérience extrêmement riche et comme beaucoup d’autres je dis que pour moi, malgré les difficultés, cela a été la meilleure année de ma vie.
Propos recueillis et traduits par Ross Harrold