Le mouvement démocratique, les droits et le droit
Le mouvement de contestation démocratique de Hong Kong en est, ce mercredi, à son 17e jour d’occupation de cette place financière et « ouverture » sur le monde qu’est Hong Kong. Ce 15 octobre 2014 pourrait marquer un tournant. Mais les surprises sont si nombreuses dans une telle situation d’ébullition sociale et politique que de multiples experts en pronostics ont été pris en défaut, si souvent. Nous laissons de côté ceux dont les prédictions se veulent performatives au service de l’ordre en place à Pékin et moins maîtrisé, pour l’heure, à Hong Kong. Nous ne reviendrons pas, ici, sur les analyses faites précédemment. Nous reprendrons notre examen dans les jours à venir. Nous voudrions simplement, ici, mettre au jour quelques données dans cette période cruciale.
Les « rubans bleus » tentent de provoquer les « rubans jaunes »
Le lundi 13 octobre 2014, la contre-offensive du pouvoir et de Pékin a commencé avec des bandes organisées de provocateurs. Elle prend appui sur quelques chauffeurs de taxi – beaucoup manifestent leur volonté de ne pas affronter les occupants d’axes routiers de divers quartiers – qui se plaignent d’un manque à gagner étant donné les obstacles mis à la « libre circulation ». Le pouvoir cherche, comme toujours dans ce genre de situation, des couches de la population qui sont bousculées dans leurs « petites affaires », souvent leur permettant de survivre dans cette ville très polarisée socialement : transporteurs payés au jour le jour, micro-restaurateurs, nombre de personnes qui ont un statut de journalier et/ou sont des frontaliers. Est agitée la représentation de « l’étudiant gâté » qui empêche « le bon peuple » de faire « ce qu’il doit ».
Or, la dimension sociale et politique de la mobilisation s’est élargie, comme l’indiquent les prises de position des syndicats. Dès le 24 septembre 2014, la déclaration – reproduite sur China Labour Net – des 25 organisations syndicales et sociales, réclamant un véritable suffrage universel et une amélioration des conditions économiques des travailleurs et travailleuses, annonçait la configuration socio-économique et politique du mouvement, sous l’impact de ses différents « animateurs » : les lycéens (Scholarism), la Fédération des étudiants, Occupy Central et des organisations signataires de la déclaration mentionnée.
L’audience acquise par le mouvement par sa détermination, ses méthodes pacifiques mais inflexibles (reconstruction inventive de barricades, par exemple), n’a cessé de croître dans des couches de salarié·e·s du secteur de l’éducation, de la santé, des employé·e·s des services publics, etc. Les témoignages de professeurs des écoles vantant le fait que des jeunes lycéens suivent les cours, se joignent quelques heures aux manifestations et étudient révèlent l’autorité politique qu’inspirent les « occupants » en contraste total avec les pratiques des « élites » corrompues, aux ordres de Pékin, et à leurs sbires mafieux (les dites « Triades »).
Cela ne neutralise pas la possibilité – d’autant plus que pouvoir et réseaux criminels, plus ou moins officialisés et présents en force actuellement dans l’immobilier, accentuent la contre-attaque – de mettre face à face « deux camps ». C’est à coup sûr un objectif du pouvoir de Pékin, des militaires de l’Armée populaire de libération présente à Hong Kong et de la police. Si cette hypothèse se concrétise, ils vont proclamer que leur intervention a pour but d’empêcher une « contradiction au sein du peuple » – comme aurait dit Mao – ou plus probablement un affrontement entre des « jeunes manipulés » et le peuple de Hong Kong qui, lui, « sait où sont ses intérêts conjoints avec ceux qui assurent le développement de cette région » !
Ainsi, dès lundi 13 octobre, des centaines de « jeunes », habillés en noir, ont cherché à démanteler les barricades. Avec un but : susciter la réaction et l’affrontement. Ce jour-là, la police officielle n’agit pas encore de la même façon. Les agents défont des barricades « dans l’ordre ». Ils arrêtent toutefois des manifestants avec des « modalités » quasi britanniques vieux style, du moins quand les reporters peuvent prendre des clichés et filmer. Car tout passe encore très vite sur les réseaux sociaux.
Mais, face à ce marketing, l’autre face policière, plus réelle, est déjà visible : la police a ouvert la voie aux « rubans bleus », qui avec des masques chirurgicaux leur couvrant le visage, cherchaient à se mélanger aux manifestants, aux aguets de toutes les provocations possibles.
Les « pro-Pékin » se rangent derrière le symbole « les rubans bleus » comme une réplique « au ruban jaune » des activistes de la « révolution des parapluies » et de leurs sympathisants ouverts dans la Région administrative. Le dimanche 12 octobre, Leung Chun-ying, le chef de l’exécutif, est réapparu. Dans un style que Pékin lui a enseigné, il a affirmé : « Nous préférerions ne pas dégager les lieux (occupés) mais si un jour il faut le faire, je crois que la police utilisera son jugement professionnel et son entraînement pour recourir à la force minimum. »
Enfoui sous une affaire de corruption, mais maintenu la tête hors de l’eau, pour l’instant, par Pékin, CY Leung doit prendre des risques. Il a passé d’un taux d’opinion favorable ayant atteint un sommet, pas himalayen, en avril 2012 de 56,5% à 40,6% le 9 octobre. Une plongée plus forte que Carrie Lam.
Les étudiant ont de suite exigé la réouverture des négociations qui doivent être retransmises par haut-parleur selon eux. Ce qui est cohérent avec leurs revendications en termes de démocratie politique.
Sur le continent le pouvoir est plus que sensible. Ainsi, selon Amnesty, au moins 37 personnes ont été détenues par la police pour avoir soutenu le mouvement démocratique de Hong Kong, le plus souvent via Internet. Plus de 60 autres ont été interrogées. Zhang Xiuhua et Li Lirong, deux Pékinoises qui voyageaient à Hong Kong la semaine dernière, ont été arrêtées dans la capitale pour avoir accordé sur place une interview à un média (selon l’AFP). Elles sont formellement accusées d’avoir « attisé des querelles et provoqué des troubles ». Une formule traditionnelle qui est largement utilisée par le pouvoir. La dimension du droit en Chine sera abordée dans le prochain article, car elle se révèle au grand jour ici.
Lors de son voyage en Russie, le 11 octobre à Sotchi, le vice-premier ministre chinois, Wang Yang, a dénoncé « les pays occidentaux » voulant faire éclater une « révolution de couleur » en Chine, allusion à la « révolution orange » ukrainienne de fin 2004 et début 2005. Un argument qui sera utilisé par des anti-impérialistes en manque de neurones en Europe et ailleurs.
Une erreur de la police pose la question des enquêtes et du droit
Le 13 octobre – la différence horaire entre Genève ou Paris et Hong Kong est la suivante : quand il est 8 heures du matin dans l’une des deux villes, il est 14 heures à Hong Kong – dès le matin (8 heures) un groupe d’une centaine d’« anti-Occupy » chercha à bloquer la diffusion du quotidien Apple Daily, en obstruant les portes du journal dans le Tseung Kwan O Industrial Estate. Selon divers journaux en langue anglaise, les personnes qui bloquèrent, sous les yeux d’une police impassible, la distribution jusqu’à 11 heures parlaient le cantonais avec un accent continental. En imitant les manifestants, ils montèrent des tentes et les camions de livraison du journal ne pouvaient accéder au quai de chargement. La raison invoquée : le quotidien donnait une image très biaisée du vrai sens du mouvement « Occupy », une version ne convenant pas à Pékin.
Du lundi au mercredi, la police multiplia les tentatives d’enlever les barricades montées par les protestataires. Parfois cela se fit sans problème ; parfois les manifestants résistèrent et la police recula. Un argument utilisé par la police, comme le rapporte le Post, est le suivant : la Harcourt Road qui mène aux bâtiments gouvernementaux doit être libérée car les balustrades de métal, mises en place lundi, sont la propriété du gouvernement ! Une vraie défense de la propriété publique par un pouvoir régional placé sous la houlette du « parti communiste » qui encourage le développement de diverses sortes d’institutions financières privées à Hong Kong et une spéculation immobilière par un secteur privé on ne peut plus barricadé.
Les autorités ont de même publié des cartes montrant toutes les routes – le lundi 13 octobre – que les minibus ne pouvaient pas emprunter à cause des « protestations ». Des jeunes, en nombre réduit, chantent une chanson anti-Occupy et en faveur de la police. Une expression, à la fois, de réactions semi-spotanées et de manipulations par les autorités, afin de déliter l’image d’hégémonie donnée par Scholarism et le Fédération des étudiants.
Le coordinateur de Scholarism Joshua Wong Chi-fung fêtait ses 18 ans. Sur sa page Facebook ressortent trois objectifs : 1° les manifestations doivent rester pacifiques ; nous avons la volonté ferme de continuer nos protestations ; le Congrès National du Peuple (à Pékin) doit retirer sa décision du 31 août 2014 sur les modalités d’élection du Chef exécutif d’Hong Kong en 2017. La détermination du mouvement se reflète aussi dans une action qui visait le responsable du logement et des transports auprès de l’exécutif : Cheung Bing-leung. Les manifestants l’ont empêché de rentrer dans le bâtiment gouvernemental en voiture. Il répliqua que la pratique n’était pas démocratique. La réponse fut nette : vous pouvez entrer à pied, mais pas en voiture. Cheung partit avec sa voiture. Or, Cheung a été, dans le passé, un défenseur du statut démocratique de Hong Kong après la rétrocession de 1997. Une concrétisation de la figure du professeur politicien coopté.
Le mercredi 15 octobre la police a commis une erreur qui aura des conséquences sur le déroulement du mouvement et peut précipiter le processus. Elle a arrêté le juriste, membre du Civic Party, Ken Tsang Kin-chiu et l’a battu fortement, une fois menotté avec un « bracelet » de plastique. Relâché de suite, avec des excuses de la police, il a été admis dans un hôpital pour constat officiel des ecchymoses. De suite, un comité d’avocats et le professeur de droit de l’Université de Hong Kong, Albert Chen Hung-yee, ont exigé une enquête impartiale et complète. Deux enquêtes doivent donc avoir lieu : l’une contre CY Leung pour corruption ; l’autre sur les violences de la police contre Ken Tsang. La question du droit, dans toutes ses dimensions explose sous l’impact du mouvement démocratique.
Charles-André Udry, 15 octobre 2014
Des parapluies au marathon. La police s’agite. Pékin s’affirme
Mercredi 15 octobre, des voix à Pékin qualifiaient le mouvement démocratique comme étant une « révolution » et non une « protestation ». Un militant âgé du mouvement démocratique réagit de la manière suivante : « Lorsque le Parti communiste de Chine dit que c’est une révolution, c’est le signal qu’ils vont intervenir, dans un certain temps, avec force. » Un jugement compréhensible. En effet, l’agence officielle, la Xinhua News Agency, le People’s Daily (le Quotidien du peuple) louaient la police pour avoir pris « des actions décisives en vue de disperser les protestataires afin d’assurer un trafic fluide sur les routes ». Dans le meilleur style du pouvoir autoritaire du PCC, la réalité est mise cul par-dessus tête. Comme le rapporte la BBC (16 octobre 2014) : « Le Quotidien du peuple accuse les protestataires de provoquer des remous lors des dernières nuits et signale qu’ils ont même encerclé la police alors que les gardiens de l’ordre [de la loi] ont eu un recours minimal à la force afin de stopper des actions qui mettaient en danger la sécurité publique et perturbaient l’ordre social. » Sur le même ton, le quotidien du Parti-Etat affirme que la police a arrêté 15 personnes lors de leurs actions déstabilisantes et que « quatre officiers de police ont été blessés durant cette action ». Pour enfoncer le clou, le Quotidien du peuple affirme que la police « a le soutien de la population et qu’elle doit rapidement nettoyer les rues afin de restaurer l’ordre à Hong Kong ». Le grand coupable de tout est évidemment Washington et les Etats-Unis. Ce que vont absorber avec délices quelques néo-staliniens ancrés dans le campisme nous rappelant leur soutien à la pire répression sous Staline et même sous ses héritiers recyclés. Le Global Times Chinese edition affirme que les Etats-Unis n’auront aucune chance d’affronter ouvertement la Chine sur les affaires de Hong Kong. Hong Kong n’est pas le Moyen-Orient ou l’Ukraine. Le gouvernement chinois a de multiples niveaux de capacités aussi bien que des ressources abondantes pour contrôler la situation de Hong Kong. Pour le propre bien de Hong Kong, Occupy Central doit prendre fin. A l’opposé, le Apple Daily – dont la diffusion avait été bloquée par des agents et mafieux pro-pouvoir, comme indiqué dans l’article ci-dessus) – souligne dans son éditorial du 16 octobre que « la police aide les voyous du camp anti-Occupy et qu’elle agit de manière non professionnelle [c’est une allusion à sa réputation frelatée de police à la britannique, ou dit autrement de police agissant différemment que celle de Pékin].
Le caractère massif et pacifique du mouvement reste. Les références à Martin Luther King sont nombreuses. Une anecdote l’illustre. La photo de « une » montre la construction durant la nuit du mercredi à jeudi d’une barricade-échafaudage dans la région de Mong Kok. Il faut avoir à l’esprit que ce genre d’échafaudage en bambou est traditionnel à Hong Kong. La matière première pour monter ces « armatures » utilisées lors de l’édification de bâtiments élevés – y compris de luxe – est d’un prix plus bas qu’une structure en métal et planches, avec des sécurités intégrées. Les syndicats, de manière répétée, dénoncent ce type d’assemblage de bambou à cause des nombreux accidents de travail. Les manifestants, après avoir monté cette barricade, ont discuté la nécessité de la démanteler afin de ne pas donner un prétexte symbolique à la police pour qu’elle occupe la place. Au même endroit a été installée une chapelle, du nom de St Francis Chapel. Thomas But, un supporter du mouvement Occupy, a déclaré : « C’est juste une place où les gens peuvent trouver le calme et la paix par rapport au stress d’un mouvement de désobéissance civile. » A l’instar de tous les mouvements massifs de désobéissance civile, de multiples initiatives, de différents horizons, surgissent. C’en est une. Une déclaration du professeur Lau Siu-kai, un ancien membre du gouvernement et vice-président de l’Association d’études de Hong Kong et de Macao, organisme soutenu par Pékin, indique que « la protestation est avant tout causée par des facteurs internes à Hong Kong » (South China Morning Post, 16 octobre 2014). Qu’une telle figure politique de Hong Kong le reconnaisse traduit l’enracinement du mouvement. Sa durée – 19 jours pour ce qui est de la présence massive en ville – en est une autre preuve. Tout cela va à l’encontre des affirmations du pouvoir de Pékin qui présente cette « révolution des couleurs » (allusion à l’Ukraine) comme étant instrumentalisée par les « puissances étrangères ».
Ce qui ressort de plus en plus des reportages de la presse en langue anglaise est le nombre d’attaques brutales par des petits groupes de policiers qui brutalisent des manifestant·e·s, y compris à l’intérieur des postes de police, comme l’a précisé Ken Tsang, cité dans l’article du 15 octobre, lors de sa déclaration à la presse, à côté de ses avocats, devant le poste de police.
Lors d’une conférence de presse de CY Leung (chef exécutif de la Région administrative spéciale) et de Raymond Tam Chi-yuen (secrétaire pour les questions constitutionnelles et les relations avec la Chine continentale) donnée au début de l’après-midi le jeudi 16 octobre, ont été répétés deux postulats. Le premier fait référence directement à la Déclaration conjointe sino-britannique. Selon Tam, elle ne contient pas les termes « suffrage universel ». Il a lu le passage suivant : « Le chef exécutif sera nommé par le gouvernement central du peuple sur la base des résultats des élections ou de consultations qui seront faites localement. » Le système d’élections est très complexe. Un exemple : les sociétés disposent de droits de vote collectifs. Ainsi, la société du métro (Mass Transit Railway-MTR), dont le capital est contrôlé à hauteur de 70% par le gouvernement, dispose de dizaines de milliers de droits de vote ! Le second a été énoncé par CY Leung. Il a accusé les manifestants de revendiquer « une démocratie de style occidentale ». Il a ajouté : « Nous ne trouvons pas dans toutes les démocraties occidentales de désignation par élection [directe] des membres de l’exécutif. » C’est une logique bien connue des régimes autoritaires. Le simple fait que les membres d’un exécutif (par exemple en Suisse) ne soient pas désignés par des élections directes devient un argument pour que la désignation par un parti unique soit acceptable. Et, surtout, c’est rejeter la revendication largement partagée par une majorité de la population de Hong Kong de pouvoir choisir les candidats au gouvernement en 2017 et non pas de désigner un « favori » parmi trois qui ont été sélectionnés à Pékin, puis adoubés par 1200 « grands électeurs ».
Ces deux postulats diffusés lors d’une conférence de presse télévisée par CY Leung et Tam Chi-yuen expriment les limites de la négociation appelée par la secrétaire du gouvernement Carrie Lam pour le lundi 20 octobre. Cette dernière n’a d’ailleurs pas manqué d’expliquer de la sorte son rejet des négociations pour le mercredi 15 octobre : « Les protestataires voulaient les utiliser pour inciter plus de personnes à rejoindre les sit-in de masse. » Les provocations, la répression montante, la menace qui plane d’une action des forces stationnées à Hong Kong de l’Armée populaire de libération, tout cela fait partie du niveau d’affrontement qui existe. De facto, une forme embryonnaire de dualité de pouvoir se fait jour : la rue, le mouvement de désobéissance civile et son organisation pour sa permanence, d’un côté, le pouvoir exécutif hongkongais de l’autre. Assurément, ce dernier prend appui sur le Parti-Etat, son armée, ses services d’intelligence. Mais un cliché de la situation, ce 19e jour de la « révolution des parapluies », ne peut qu’éclairer l’intelligence des multiples initiatives, capacités de communication, de structuration. Un marathon est organisé le soir du 16 octobre à Hong Kong. La banderole de tête porte l’inscription suivante : « Umbrella marathon run for students ». Un participant, Ken Yeung, chercheur dans un institut de politcologie, déclare : « Le marathon a à voir avec la persévérance et c’est notre message aux étudiants afin de les encourager à persévérer dans ce long combat. »
Charles-André Udry, 16 octobre 2014