« Aïn Al Arab » enlève une seconde partie des frontières de Sykes Picot [1]
Une photo de déplacés kurdes de Kobané (Aïn Al Arab) qui ôtent le barrage de fers barbelés entre les territoires syrien et turc nous rappelle les bulldozers de « Daech » qui suppriment les frontières entre l’Irak et la Syrie quelques jours après que l’organisation de l’Etat Islamique ait atteint Mossul. Il se déroule aujourd’hui une guerre féroce entre les acteurs, impliqués à la fois dans une lutte arabe-kurde, et une autre, religieuse-laïque, et une troisième, militaire-civile.
Depuis la prise de Mossul par les forces du Calife Abou Bakr Al Baghdadi jusqu’à aujourd’hui, les Kurdes semblent la seule force qui s’affronte à ces dernières sur le terrain, que ce soit en Irak ou en Syrie. Si les forces des Pechmergas se sont retirées face à la progression de Daech vers la montagne de Sinjar, les combattants du PKK et de sa branche syrienne, le PYD, ont mené l’affrontement pour vaincre les forces de Baghdadi à Sinjar et Makhmour. Les Pechmergas ont repris l’initiative, une fois le premier choc passé, pour libérer de nombreuses régions avec le soutien aérien des avions de la coalition.
En Syrie, seules les « Forces de protection du peuple » relevant de la branche syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan, affrontent les forces de l’organisation de l’Etat [Islamique, NDLT] sur terre, sans appui aérien notable des forces de la coalition qui bombardent les silos à grains et les stations de raffinage de pétrole à l’est du pays.
Nous sommes en face d’un étrange spectacle : les pays qui participent à la coalition internationale contre l’organisation de l’Etat [islamique, NDLT] reconnaissent que le bombardement aérien et les missiles ne suffiront pas à eux seul à donner un résultat s’ils ne sont pas accompagnés d’un combat au sol contre les bastions de l’EI. La seule partie qui mène ce combat terrestre réside dans les forces kurdes. Et alors que les pechmergas de la région du Kurdistan ont reçu des soutiens politique et militaire de différentes parties, des Etats Unis, Allemagne, Iran et autres pays, les forces du courant d’Ocalan ne font l’objet d’aucune sympathie comparable. Ceci se comprend quand on sait que le PKK est inscrit sur les listes d’organisations terroristes au niveau international. Mais la tragédie humaine que vivent la ville de Kobané et ses environs, qui a conduit à l’exode de près de deux cent mille civils en Turquie en moins d’une semaine, a conduit à modifier cette approche, ainsi que « la philosophie fondatrice » de la coalition internationale contre Daech qui a uni beaucoup d’adversaires dans un seul front mondial.
Ce climat général grandissant contre Daech en tant que « organisation de coupeurs de têtes » a poussé le PKK à l’instrumentaliser à son profit depuis Sinjar jusqu’à Kobané afin de sortir des listes du terrorisme et d’offrir une image différente de lui-même. Nous faisons une différence entre la tragédie de Kobané meurtrie et les calculs politiques étroits du courant d’Ocalan.
Cette petite localité est les plus anciens lieux de manifestations pacifiques à être sorties dans le cadre de la révolution populaire contre le régime d’Al Assad. La participation à des manifestations les vendredis pendant des mois et des années, en dépit des reproches kurdes sur la référence islamique des noms de beaucoup de vendredis. Elles ont arboré le drapeau de l’indépendance avec le drapeau kurde aux couleurs connues jusqu’à ce que le PYD, la section syrienne du PKK, ne s’infiltre dans la ville et ne réprime ses militants et leurs coordinations civiles, allant jusqu’à tirer des balles sur les manifestations et occasionnant la mort d’un enfant de la ville par les balles de ce parti. Puis le régime s’est retiré volontairement de la localité, l’été 2012, dans le cadre de son retrait de toutes les régions kurdes du nord et du nord est de la Syrie qu’il a remises aux mains des forces du PYD.
Cela a été la fin des manifestations pacifiques, les militants indépendants ont été harcelés de même que les partis politiques traditionnels kurdes dont les locaux ont été fermés de force. Après que le parti ait proclamé l’autogestion, dans son approche « ocalayenne », dans trois cantons dont Kobané, la localité a été dirigée de façon dictatoriale, avec le slogan « celui à qui cela ne convient pas, nous lui disons de partir », slogan fasciste de tradition kemaliste en Turquie qui était alors dirigé – paradoxalement –, contre les Kurdes de Turquie. Puis sont survenues les attaques des brigades de l’Armée libre, du Front En Nosra et enfin de Daech contre plusieurs régions kurdes, durant les deux dernières années, invoquant une alliance supposée entre le régime et le PYD, et il a été commis des crimes contre les civils kurdes sous ce prétexte, surtout lors des combats des villages de Tal Abiadh et de Raqqa, au printemps de cette année.
Avec l’hégémonie de la tendance islamique sur les bataillons de révolutionnaires syriens, et la défaite du régime d’Al Assad […], la contradiction idéologique Kurde-Arabe s’est transformée en contradiction Kurde-Islamiste. Les Kurdes sont apparus comme les parangons de la laïcité et les Islamistes comme les défenseurs de l’arabité qui avait perdu sa tête baathiste. Cette transformation convenait à l’attente « ocalienne », très influencée par le kémalisme turc, qui est une sorte de laïcité axée autour de l’hostilité à la religion et d’une conception superficielle de la « libération de la femme ».
Du côté turc de la frontière, le PKK était passé à l’étape d’une solution politique pacifique de la question kurde en Turquie avec le gouvernement de l’AKP depuis l’automne 2012. Les négociations entre les deux parties avaient conduit Ocalan à annoncer la fin de la lutte armée le 21 mars 2013.
Le gouvernement Erdogan, englué jusqu’au cou dans la crise syrienne, a pris du retard dans la mise en œuvre de ses engagements dans le cadre d’une voie pacifique, par rapport à l’engagement précis de la part du PKK de retirer ses éléments armés, par vagues, des territoires turcs.
Le gouvernement Erdogan a construit sa politique dans la crise syrienne sur le soutien des courants islamistes dans la révolution pour renverser le régime d’Assad. L’opposition laïque turque, en revanche, était contre la révolution et plusieurs délégations parlementaires du Parti républicain du peuple se sont rendues à Damas pour y rencontrer le tyran. La gauche turque en général a vu dans la révolution syrienne un « complot impérialiste » pour saper le régime « résistant » de Bachar.
Aujourd’hui, à un moment où le gouvernement turc fait face à des choix difficiles, notamment dans le processus d’adhésion à la coalition internationale contre Daech et les modalités de la participation à ses opérations militaires en Syrie et en Irak, sa boussole objective reste la question kurde représentée par le PKK et ses branches régionales. De même que l’organisation de l’Etat [Islamique, NDLT] a effacé les frontières entre l’Irak et la Syrie, les kurdes syriens ont effacé les frontières turco-syriennes dans deux directions : les civils en fuite se déversent par des dizaines de milliers et les volontaires kurdes de Turquie tentent de rejoindre Kobané pour la défendre.
Bakr Sidki