Devant quelques combattants prorusses sortis pour l’occasion de leur tranchée, une chanteuse toute de cuir vêtue s’égosille au micro : « Notre bataillon bien-aimé part au combat… » Les chansons, la scène, tout est fait pour rappeler les tournées au front des artistes soviétiques pendant la seconde guerre mondiale. Les caméras sont là. A quelques kilomètres des positions ukrainiennes, jeudi 30 octobre, Alexandre Zakhartchenko fait campagne pour les télévisions. Un à un, les combattants du front sud viennent faire allégeance au commandant du bataillon Oplot, premier ministre désigné de la République populaire de Donetsk, qui devrait devenir, dimanche 2 novembre, le premier dirigeant élu de l’entité autoproclamée.
Ce jour-là, les Républiques populaires de Donetsk (RPD) et de Louhansk (RPL) se choisissent chacune un « conseil populaire » et un « chef ». La tenue de ce scrutin rend très improbable un éventuel retour de la région dans le giron ukrainien. Kiev, qui proposait d’organiser conjointement avec les séparatistes des élections locales, ne le reconnaîtra pas. Moscou si.
A l’heure de Moscou
Les élections marquent aussi un tournant dans la vie politique agitée des deux entités. Si la RPD et la RPL se sont, depuis leur proclamation en avril, dotées de tous les attributs symboliques de la souveraineté – jusqu’à quitter le fuseau horaire ukrainien pour se mettre à l’heure moscovite –, les deux républiques sont des constructions bancales, avec des pouvoirs centraux faibles, soumis à la loi des groupes armés. « Nous allons passer d’un pouvoir révolutionnaire à un pouvoir légitime, résume Alexandre Kofman, l’un des trois candidats à la direction de la RPD. Avec l’élection, le temps du bordel se termine. »
En réalité, les élections de dimanche doivent entériner une répartition du pouvoir qui s’est jouée en amont du vote, en coulisses. Le scrutin lui-même ressemblera fort au référendum d’autodétermination organisé le 11 mai. Les mêmes hommes en armes devant les bureaux de vote, les mêmes listes électorales incomplètes, des « observateurs internationaux » dont on ne connaît pas l’identité. A l’époque, des dizaines d’infractions avaient été signalées et les résultats annoncés avant le début théorique du dépouillement.
L’homme chargé d’organiser le scrutin du 2 novembre est le même que celui qui avait organisé le référendum. Roman Liaguine, président de la « commission électorale centrale » de la RPD, promet « un processus beaucoup mieux organisé, avec même la possibilité de voter par Internet ». Les choses semblent plus compliquées. Depuis dix jours, M. Liaguine n’a pas quitté les bureaux de la commission, un bâtiment luxueux « prêté » par un homme d’affaires local. Il dort sur place, évite de se montrer à la fenêtre, change de téléphone tous les trois jours.
Voiture mitraillée
Un grand nombre de candidatures ont été écartées par la commission, officiellement pour des vices de procédure. L’un des recalés est venu se plaindre avec vingt-cinq hommes armés. Il a fait demi-tour… quand il s’est trouvé face à cinquante gardes. Le cas d’un autre recalé, Pavel Goubarev, a fait beaucoup de bruit. En deux jours de temps, mi-octobre, celui qui avait mené le mouvement séparatiste à ses débuts a vu sa candidature refusée puis sa voiture mitraillée sur une route du Donbass. Il est rentré dans le rang, acceptant de rejoindre l’une des deux listes enregistrées pour se partager les cent sièges du « Conseil populaire ».
Boris Litvinov, l’un des dirigeants de la RPD, fait aussi partie des candidats écartés. Dans un enregistrement diffusé sur Internet le 27 octobre, Alexandre Borodaï, un Moscovite venu un temps remplir la fonction de premier ministre, lui demande d’arrêter de s’en plaindre publiquement. M. Litvinov lui explique que « le peuple est très sceptique sur l’équipe au pouvoir ». « Le peuple n’a aucune espèce d’importance ici », lui répond M. Borodaï. Dans un entretien au Monde, M. Litvinov confirme l’authenticité du document. Et ajoute : « On devait déranger certaines des forces qui, à Moscou, soutiennent notre révolution. »
Les fractures entre les groupes qui ont pris le pouvoir dans le Donbass sont nombreuses. La séparation avec Moscou en fait partie. Le partage se fait entre ceux qui se sentent totalement liés à la Russie et ceux qui entendent mener une politique plus autonome. Selon un responsable de la RPD qui s’exprime anonymement, Alexandre Zakhartchenko, natif de Donetsk, appartient plutôt au clan des « locaux », mais son profil conviendrait également à Moscou.
De façon plus urgente, l’élection doit aussi servir à mettre au pas les chefs de guerre locaux qui se sont arrogé des morceaux de territoire du Donbass. Le message à destination de ces commandants, explique la même source, était le suivant : « Reconnaissez l’autorité du pouvoir central et nous vous offrons d’entrer au Parlement. Sinon, vous serez détruits. » Igor Bezler, le commandant de la ville de Horlivka, le plus important parmi les « indépendants » de la RPD, aurait demandé 28 sièges sur les 100. « Je ne sais pas combien il en a obtenu, explique cette source, mais la logique des négociations était celle-là. »
Roman Liaguine, l’homme de la commission électorale, confirme à demi-mot cette répartition des postes entre les différentes forces politiques et les différentes forces militaires : « Ces élections sont un compromis, dit-il, une chance donnée au dialogue plutôt qu’à un affrontement armé. »
Capter l’aide de Moscou
En arrière-plan, de façon plus discrète encore, se joue une autre lutte, celle pour le contrôle des ressources financières. Selon Alexandre Nikonorov, un chercheur basé à Varsovie et spécialiste du séparatisme dans l’ex-URSS, « les élections sont une tentative par un groupe de prendre le contrôle des flux financiers venus de Russie, des envois d’aide humanitaire ou encore du racket des entrepreneurs ».
Les débuts du mouvement séparatiste, reconnaissent plusieurs responsables, ont été marqués par une forte participation des groupes criminels du Donbass. Certains, qui ont combattu sur le front, voudraient désormais recueillir les bénéfices de leur engagement. « Concrètement, cela peut consister à prendre le contrôle d’un marché et à y lever un “impôt” », explique Boris Litvinov. Selon lui, Donetsk cherche désormais à modérer ces appétits.
Savoir ce qu’il en est au sommet, chez les responsables, est difficile. Seuls quelques signes apparaissent à la surface. Selon le chercheur Alexandre Nikonorov, deux des trois candidats au poste de « chef » de la République populaire de Louhansk ont eu des ennuis avec la justice – l’un dans une affaire de meurtre, l’autre dans une affaire de détournement.
Benoît Vitkine (Donetsk, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
Chronologie
6 avril
Début de la guerre civile. Kiev déclenche une opération « antiterroriste » après la prise de bâtiments officiels à Kharkiv, Donetsk et Louhansk par des manifestants prorusses.
11 mai
« Autodétermination ». Donetsk et Louhansk votent oui à un référendum sur l’indépendance, jugé illégal par Kiev et les Occidentaux.
5 septembre
Dialogue. Kiev et la rébellion signent un cessez-le-feu à Minsk, régulièrement violé depuis.