« Projet suspendu », « travaux stoppés ». Des cercles gouvernementaux à Paris, jusqu’au conseil général du Tarn, qui souhaite depuis plus de vingt ans réaliser le barrage de Sivens, il n’est plus question que de remise « à plat » d’un projet controversé et qui semble désormais compromis. Certes le sénateur Thierry Carcenac, président (PS) du conseil général du Tarn depuis vingt-trois ans, continue à défendre la pérennité de son barrage. Il envisage juste de « suspendre les travaux, en aucun cas sine die », mais l’Etat veut reprendre la main. Une réunion de « l’ensemble des parties prenantes » est prévue au ministère de l’Ecologie mardi. « Mon rôle est de trouver des solutions. C’est la raison pour laquelle j’avais diligenté un rapport d’inspection », a souligné mercredi 29 octobre la ministre Ségolène Royal.
L’origine du projet
A la fin des années 1980, quand le barrage commence à être envisagé, le problème est simple : comment disposer en été de l’eau que l’on aura stockée en hiver ? Mais à une bonne question, il arrive qu’on apporte de mauvaises réponses…
En deux mois sur place, Nicolas Forray et Pierre Rathouis, ingénieurs des Eaux et forêts, experts mandatés par Royal, ont réuni des éléments accablants : du constat des besoins aux impacts environnementaux en passant par le financement, tout était bancal. Dans ce bassin-versant de la rivière Tescou, 324 km2 entre Tarn et Tarn-et-Garonne, le territoire est très rural. Mais depuis les premières réflexions sur la possibilité d’un barrage, il a changé. « L’agriculture occupe encore 88% de ce territoire », mais elle est « en net recul », lit-on dans ce rapport. La surface agricole utile est passée de 3000 hectares en 2000 à 28’700 en 2010 et le nombre d’exploitations chutait de 1038 à 738.
De plus, « la nature des cultures a aussi changé », avec des « cultures sèches ou faiblement irriguées (céréales à paille, sorgho, tournesol) [qui] ont progressé », tandis que le maïs, très gourmand en eau, « est en nette régression », disent les experts. Dans la période récente, entre 2000 et 2010, « les surfaces irriguées ont diminué d’un tiers », passant de 18,5% des terres cultivées en 2000 à 12,5% en 2010.
Dans ces conditions, pour combien d’agriculteurs est-on en train de construire Sivens ? 81 dit le conseil général du Tarn, 19 affirment les opposants. Les rapporteurs s’en tiennent à 30. Mais ils observent qu’au fil des années, les exploitants ont créé des « retenues collinaires individuelles », des réservoirs dont le potentiel « est aujourd’hui largement sous-utilisé ». Alors, besoin d’eau ou pas ? « La pénurie d’eau est une réalité incontestable », admettent les deux experts. Mais quelle pénurie ? Evalués au doigt mouillé, les besoins ont été surévalués et logiquement, Sivens a été surdimensionné. Selon le rapport, 448’000 m3 auraient suffi au lieu des 1,5 million de m3 prévus par le barrage. En 2008, le conseil général du Tarn a décidé de passer une convention publique d’aménagement pour construire Sivens. Le texte de la convention signalait que « dès 1989 », les reconnaissances de terrain s’étaient heurtées « à des oppositions locales ». Il faudra attendre 2004 pour le choix d’une solution technique, trop grande et avec trop d’impact sur l’environnement.
L’aval du gouvernement
Arrivée en juin 2012 au ministère de l’Ecologie, Delphine Batho [relevée de ses fonctions le 2 juillet 2013 par Hollande—Valls] tente de bloquer ce projet. « Dès octobre 2012, je rédige une circulaire qui met fin au financement public des retenues de substitution comme c’est le cas pour le projet de barrage à Sivens », explique-t-elle à Libération. La ministre déchire deux circulaires prises sous la droite : l’une autorisant les agences de l’eau à financer ce type de projet et une autre permettant de se passer d’enquête publique. Le projet est alors « rhabillé », dit-elle, par les élus locaux en « soutien au débit d’étiage » pour contourner son moratoire.
Par la suite, l’enquête publique se déclare favorable au projet, « sous réserve » de l’avis du conseil national de la protection de la nature (CNPN). Lequel sera… défavorable. « Le 5 juin 2013, je dis alors au préfet du Tarn que je ne l’autorise pas à signer les arrêtés », poursuit Batho. Le projet est bloqué. Mais la ministre est limogée le 2 juillet. Début septembre, le CNPN, à nouveau sollicité, se redit « défavorable ». Peu importe : un mois plus tard, la préfète du Tarn signe deux arrêtés qui ont valeur de feu vert pour les travaux. Une nouvelle circulaire autorise le financement par l’Etat d’un projet de ce type. « Or il y a 4,25 millions d’euros d’argent public dans ce projet, affirme Batho. Si l’Etat décide de ne pas mettre 1 euro, le projet tombe. »
Le nouveau ministre de l’Ecologie Philippe Martin a-t-il été moins sourcilleux que sa prédécesseure ? Parmi les dirigeants écologistes, on estime qu’entre Batho et Royal, c’est Martin, président PS du conseil général du Gers, voisin du Tarn qui a laissé filer les autorisations. « Ce sont des intérêts bien compris entre territoires, fait valoir un poids lourd d’EE-LV [Europe-Ecologie-Les Verts] Martin voulait à ce moment-là être président de la région Midi-Pyrénées ! » Et donc ne pas se fâcher avec ses camarades du Tarn. L’ex-ministre se défend auprès de Libération : « Pendant les neuf mois où j’ai été ministre de l’Ecologie, je n’ai pas eu à traiter, de quelque façon que ce soit, ce dossier. Pas plus que tout autre dossier concernant une retenue d’eau d’ailleurs. »
Des élus locaux quasi unanimes
Ils ont été 43 conseillers généraux sur 46 à voter en mai 2013 les délibérations autorisant le lancement du barrage dans la forêt de Sivens. Un seul a voté contre, un élu de « sensibilité écologique ». Deux conseillers généraux Front de Gauche se sont abstenus. Les élus de droite ont voté avec les socialistes. Ce qui n’a pas empêché mercredi, le président départemental de l’UMP, maire de Lavaur et ex-député de la Droite Populaire, Bernard Carayon, de demander, au nom du « respect de la victime et de sa famille […] l’arrêt de ce désastre humain et politique ». Pour le coup, le président (FDSEA – Fédération nationale des syndicats des exploitants agricoles, membre des organisations patronales françaises] de la Chambre d’agriculture, Jean-Claude Huc, s’en étouffe : « Il demande l’arrêt du barrage et c’est le maire de ma commune. Il va falloir qu’il me reçoive et me donne quelques explications. » Il n’y a pas un maire d’une commune riveraine des lieux qui ait jamais protesté contre ce projet. Les agriculteurs de la vallée eux-mêmes à l’exception des rares partiellement expropriés, n’ont jamais moufté. « Ce projet est depuis au moins quinze ans dans les tuyaux et n’a jamais suscité de révolte populaire, analyse le député PS Valax. Tout a été fait dans les règles, il est temps que les règles de la République l’emportent ».
Localement, le premier projet de barrage à Sivens date de 1989, à la demande du département voisin en aval, le Tarn-et-Garonne. « J’ai toujours entendu parler d’un éventuel barrage dans la forêt de Sivens, reprend Huc. Il faut savoir que cette vallée est la plus pauvre de tout le département. L’irrigation aurait permis à des exploitations familiales d’y vivre un peu plus correctement. » [1] Ainsi, il se félicite d’avoir toujours travaillé, « main dans la main avec le conseil général ». En particulier à partir de 2004 : « Il s’agissait alors pour nous de mesurer les possibilités nouvelles, dans le respect des territoires, qu’offrait un stockage de l’eau sur le Tescou. » Il concède que le projet était déjà « un peu surdimensionné », mais « la sagesse paysanne, s’amuse-t-il, indique qu’il faut toujours un peu plus que de besoin en prévision des mauvais jours… »
Sybille Vincendon, Gilbert Laval et Lilian Allemagna