Quand on parle de l’Afrique immédiatement on fait mention de la société civile. Son importance est telle qu’elle devient désormais le principal partenaire des bailleurs de fonds au dépend, parfois, des structures des Etats africains Cette situation ne va pas sans poser problème au niveau politique. Dans le même temps une partie de cette société civile, celle qui est réellement indépendante de l’Etat et du parti au pouvoir, représente aussi un moyen d’auto-organisation des masses pour mener les luttes et défendre leurs droits. Une telle situation se heurte vite à ses propres limites en l’absence de parti progressiste, populaire, réellement indépendant de l’impérialisme et de la bourgeoise nationale, capable de relayer les revendications des travailleurs de l’économie formelle et informelle, des chômeurs, des paysans pauvres sur le terrain politique. Alors pourquoi ne pas s’appuyer sur l’aile militante de la société civile des pays africains pour lancer un tel parti ?
Une société civile multiforme et socialement ambivalente
Depuis une bonne décennie la notion de société civile est apparue sur la scène politique en Afrique. Si elle est difficilement définissable elle fait l’unanimité, du FMI aux militants pour l’abrogation de la dette du tiers monde, des dirigeants des pays riches aux altermondialistes, des chefs d’états africains aux syndicalistes ou aux militants des droits de l’homme. Certainement que cette unanimité tient de son caractère multiforme et contradictoire. Tenter une énième définition n’est pas l’objet de ce texte, par contre la mise en relief de quelques composants permettra d’analyser les conséquences politiques, mais aussi le potentiel que représente cette société civile dans une perspective de lutte pour un changement radical de la société au profit d’un système qui satisfasse les besoins sociaux des populations.
Un des composants de la société civile est l’ONG (Organisation Non Gouvernementale) dont la multiplicité sur le continent est avérée.
Dans le monde des ONG existe une multitude de types. Inutile de toutes les passer en revue, retenons une première différence : les ONG issues des pays riches où coexistent de petites ONG regroupant quelques dizaines de membres avec des moyens limités, aidant tel ou tel village, à coté de grosses ONG, des fondations d’entreprises ou de personnalités, ayant de gros budgets. Il existe aussi les ONG des pays africains, fondées par les africains eux-mêmes, qui pour la plupart tirent leurs revenus de bailleurs de fonds occidentaux ; souvent par la connaissance qu’elles ont du terrain et l’implication de ses membres elles représentent des points d’appuis pour les actions des ONG occidentales. L’importance du nombre des ONG peut représenter un débouché professionnel non négligeable pour de jeunes diplômés africains, mais aussi une implication militante pour apporter une amélioration aux pays, à la région ou à la communauté. Cela témoigne d’une réelle disponibilité, d’une volonté de s’impliquer pour changer le cours des choses.
Ces ONG, pour la plupart, remplissent le rôle dévolu à l’Etat dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’aide aux activités économiques et agricoles, etc., du fait des carences plus ou moins importantes de la plupart des Etats africains. Les origines de ces carences proviennent de la mauvaise gouvernance et des conséquences néfastes des politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions financières internationales qui ont véritablement déstructuré les services publiques. Cette présence massive des ONG ne va sans poser de problèmes politiques. En effet les formes que revêtent les exigences d’une satisfaction d’un besoin social sont différentes selon que l’on s’adresse à son gouvernement, gérant l’Etat ou à une ONG. Pour parler de manière abrupte, dans le premier cas on revendique, dans le second on mendie. En effet l’Etat a des devoirs vis-à-vis des citoyen(ne)s, ses devoirs non remplis ou insuffisamment effectués peuvent faire l’objet de luttes sociales et ou politiques, les citoyens peuvent exiger et faire respecter leur droits. Dans le cas d’une ONG, celle-ci n’a pratiquement aucun devoir vis-à-vis de la population ; ses seuls mandants sont, éventuellement, les donateurs qui se situent dans les pays riches. Ces ONG donnent de l’argent, fournissent du matériel ou des services, selon leurs propres critères. Les populations n’ont rien à exiger, n’ont rien à dire et ne peuvent prétendre à influencer leurs choix ; tout au plus, elles peuvent demander cette aide, elles peuvent éventuellement adopter des stratégies qui favorisent les dons en tenant, par exemple, les discours attendus par l’ONG ou en faisant sien des projets qui sont d’abord et avant tout ceux des ONG. Que l’on veuille ou non, il s’agit bien d’une privatisation, au sens premier du terme, de la diffusion des droits sociaux. La manière de satisfaire ces droits échappent donc au débat politique et in fine à la population.
Que l’objectif soit clairement affiché ou non, que le débat existe ou pas, la question de la finalité des actions d’aide, de charité ou de solidarité se pose pour les ONG. Sur des questions comme les luttes pour l’abrogation de la dette, contre les politiques des institutions financières internationales vis-à-vis des pays africains, il existe une partie de ces ONG qui ne veulent pas en entendre parler, soit parce qu’elles ont une vue volontairement restreinte des problèmes africains, soit parce que cela irait à l’encontre de leur intérêt ; la finalité de ces luttes permettant, notamment, la restauration de l’Etat et de ses prérogatives avec, en corollaire, une limitation des actions des ONG. D’autres sont liés directement ou indirectement au régime en place, particulièrement par le biais des associations de charité des premières dames du pays ou par des associations qui sont des éléments du dispositif d’achat de consciences des populations par les dirigeants des pays lors des consultations électorales.
Mais dans la galaxie des ONG se trouvent aussi une multitude d’associations aux frontières floues entre l’entraide et la résistance comme les comités de quartier, dans les grandes villes et les villages, qui essaient péniblement de pallier aux carences des pouvoirs publics et qui, dans le même temps, engagent des luttes vis-à-vis des représentants de l’autorité. Il y a également les associations de jeunes qui tentent de mettre en place des projets économiques et/ou culturels, qui essaient de promouvoir les actions d’alphabétisation, d’éducation ou d’aide à la scolarisation pour d’autres jeunes. D’autres structures veulent lutter contre la pauvreté et pour le développement économique dans telle ou telle région, etc. la liste n’est pas exhaustive ; l’idée est de mentionner ces types d’ONG, d’associations qui agissent comme des sortes de syndicats des populations pauvres dans les centres urbains ou dans les campagnes. Ces structures d’auto-organisation des populations fondent un rapport de force dans les pays et, potentiellement, représentent des contrepouvoirs aux dirigeants africains, serviteurs zélés des institutions de Bretton Woods.
Dans la société civile existent par ailleurs les structures plus institutionnelles, comme les organisations syndicales de salariés qui ont connu une notable évolution. Depuis 1994, la vague de libéralisation politique qui a soufflé sur les pays africains a eu un double effet sur les confédérations syndicales. Elle a permis aux syndicats de s’affranchir de la tutelle étatique et de recouvrer, pour certains d’entre eux, une totale indépendance ; et permis aussi l’éclosion d’autres organisations syndicales favorisant une véritable pluralité syndicale, même si l’effet sous-jacent négatif en est un émiettement de la structuration syndicale.
Les conséquences des politiques néolibérales entraînent des remises en cause brutales des acquis des salariés qu’ils soient du public ou du privé. Les ripostes et grèves sont elles aussi nombreuses et massives contre les privatisations des entreprises nationales et portent aussi sur les questions salariales et les conditions de travail dans le secteur public, notamment l’éducation et la santé. L’apparition des organisations syndicales sur la scène politique s’affirme plus fortement, à en juger par exemple de la lutte des syndicats contre le coup d’état constitutionnel de Tanja au Niger, les grèves générales successives en Guinée contre la corruption et l’autocratie.
La volonté de s’ouvrir vers les travailleurs du secteur informel est une nouveauté dans la pratique des organisations syndicales. Depuis les attaques néolibérales contre les pays africains on assiste à une véritable métamorphose du marché du travail où, en une décennie, les proportions entre travailleurs du secteur formel et informel se sont inversées, comme le Kenya en témoigne.
Un autre fait notable dans la société civile est la forte structuration syndicale du monde paysan avec des capacités remarquables de coordination continentale et internationale. Les luttes contre les Organismes Génétiquement Modifiés, contre le pillage de leurs marchés nationaux (par les gros trusts de l’agro-alimentaire des pays riches) et pour la souveraineté alimentaire, représentent une opposition frontale à la globalisation capitaliste. Les récentes crises alimentaires que les populations africaines ont connues en 2007 donnent encore plus de crédibilité à la question de la souveraineté alimentaire et à la lutte contre la dérégulation totale des échanges économiques entre le Nord et le Sud que représentent les Accords de Partenariat Economique (APE). La capacité de ces organisations syndicales est telle que dans certains cas, comme au Mali par exemple, elles ont la possibilité d’influencer concrètement la politique de l’Etat malien.
Des partis politiques gestionnaires de l’ordre néocolonial
A coté de ce foisonnement multiforme de la société civile coexiste les partis politiques africains.
Pour les plus grands d’entre eux, qu’ils soient au pouvoir ou d’opposition, à part les moyens, pas grand chose ne les différencie. Ils ne sont que des écuries présidentielles qui ont plus tendance à développer le culte du chef que d’approfondir le débat démocratique en leur sein. Ces partis, qui sont pour la plupart formés autour d’un chef, encouragent un double comportement qui a prouvé leur capacité de nuisance pour les sociétés africaines.
Le premier comportement est celui de faire référence à la communauté du chef ou du président quand celui-ci accède au pouvoir ; que cette référence soit ouvertement affichée ou distillée plus discrètement, peu de partis échappe à cette règle. La construction de la base sociale de ces partis est avant tout communautaire et participe ainsi à la division des populations. Le second comportement, qui complète le premier, est la promotion d’une politique clientéliste. Tout se monnaie (à l’identique de certaines ONG indiquées plus haut) de la participation à un meeting, à une manifestation ou encore les votes. Ces méthodes développent un rapport de mendicité entre la chose politique et la population qui excluent les sentiments de droits, de revendications et de luttes. Ainsi l’arrivée au pouvoir (en chassant le parti opposé) c’est l’espoir de profiter à son tour des richesses du pays, des richesses qui se résument aux miettes que veulent bien concéder les pays riches et qui font ainsi l’objet de batailles voir de guerre entre communautés qui font obstacles à l’émergence de luttes menées par une population unie.
Le Kenya, comme bien d’autres, peut illustrer ce propos. Kenyatta, dirigeant historique prend les rênes du pouvoir dès le début de l’indépendance en 1963. Nationaliste farouche, il évolue vers un exercice du pouvoir autoritaire et communautaire. Son vice-président, Daniel Arap Moi, lui succède et fait la même chose, mais au profit d’autres ethnies notamment les Kalenjin. Lors des élections de 2002, un front électoral va se créer, dirigé conjointement par Mwai Kibaki et Raila Amalo Odinga, le National Rainbow Coalition, ce nom évoque le large spectre des partis, mais aussi celui de la situation ethnique du pays. L’espoir et les mobilisations sont tels que les questions communautaires sont reléguées au second plan au profit d’une société réellement démocratique et d’un Kenya pour tous. Kibaki va gagner les élections haut la main, mais il s’empresse de tourner le dos à ses engagements de démocratie et de justice pour tous et s’engage sur le chemin, désormais bien balisé, de l’autoritarisme et du favoritisme au profit des Kikuyu. En décembre 2007, à la suite des élections, des heurts sanglants vont se produire entre les partisans de Kibaki, qui se déclare vainqueur, et ceux de Ondinga qui l’accuse de fraudes électorales. Dès le début, ces affrontements prennent un tour ethnique, notamment dans la vallée du Rift où un problème foncier se pose. Les responsables de ces violences ethniques, qui se sont déroulées sur fond de misère généralisée, sont à chercher dans des décennies de politiques irresponsables et criminelles menées par les dirigeants successifs de ce pays, considéré comme le bon élève du FMI. Ces violences feront 1500 morts et 300 000 déplacés et seront l’objet d’une enquête du procureur de la Cour Pénale Internationale.
Pas d’illusion ! Si les modes de fonctionnement des partis d’opposition sont basés sur la communauté du dirigeant et sur le clientélisme, il y a de fortes probabilités qu’une fois au pouvoir les choses ne puissent que se dégrader. La construction de partis, sur la base de l’appartenance communautaire du leader, déporte inévitablement l’affrontement du terrain politique vers le terrain ethnique et hypothèque la possibilité de luttes unitaires des populations.
Le critère est simple. Est-ce que ces partis sont indépendants de l’impérialisme et de leur bourgeoisie nationale ?, pour les grands partis d’opposition, dans la quasi-totalité, la réponse est non. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les programmes de ces partis ont peu d’intérêt… quand ils existent. Ils ne sont que l’énumération de phrases creuses sur la liberté, le bonheur du peuple et une longue liste de vœux pieux. Madagascar à cet égard est révélateur ; Le TIM (Tiako i Madagasikara) de Ravalomanana, se déchire avec le TGV (Tanora malaGasy Vonona) de Rajoelena. Le TIM et le TGV se sont construits autour de la personnalité de ses deux dirigeants, sur la même stratégie : la conquête de la capitale Antananarivo en surfant sur le populisme, Tous deux sont autocrates, tous deux sont des hommes d’affaire, tous deux sont riches, tous deux sont corrompus, tout deux pratiquent le clientélisme, tous deux sont libéraux, tous deux sont…
Globaliser les luttes contre la globalisation capitaliste
La globalisation capitaliste tente de rayer de la carte les quelques acquis qui pouvaient ça et là subsister à des décennies de soumission à l’impérialisme comme :
• Sur les accords économiques, ceux de Yaoundé en 1963 et ceux de Lomé initiés en 1975. Leur mise en place répondait à un double impératif, en premier lieu ancrer les pays africains au monde dit libre qui fut un souci majeur pour les dirigeants occidentaux après l’indépendance de la Guinée en 59, conduite par Sékou Touré et celle du Congo de Lumumba. Deuxièmement, fidéliser les sources d’approvisionnement de matières premières pour les pays impérialistes. En contrepartie, les pays africains bénéficiaient d’avantages en terme de préférence tarifaire non réciproque et d’un système de régulation pour les produits des cultures d’exportation cacao, café, coton etc. (STABEX) et plus tard pour les produits miniers (SYSMIN) comme le cuivre, le cobalt, bauxite etc. Ce sont précisément ces termes du contrat qui sont remis en cause par les Accords de Partenariat Economique (APE).
• Sur les entreprises publiques ; en 1998, 34 pays africains sont invités à privatiser des pans entiers de leur économie. La règle était simple, pour avoir accès aux prêts de la Banque Mondiale il fallait obligatoirement se séparer des sociétés nationales ; c’est ainsi que les 3/4 des prêts ont été assujettis d’une conditionnalité de privatisation. Pour les télécoms la vague a commencé en 95 avec le Cap Vert, la Guinée, le Ghana en 96, suivi en 97 de la Côte d’Ivoire, l’Afrique du sud, le Sénégal. A Sao Tome et Principe ce sont les fermes d’Etat qui ont été privatisées, entraînant la perte d’emploi des ouvriers agricole, leurs expulsions des terres, mais aussi de leur domicile. Au Sénégal toutes les entreprises clefs de l’économie ont été privatisées, comme le transport aérien, la distribution alimentaire, celle de l’eau qui en 1995 passe sous le contrôle de Bouygues au Cameroun, comme l’électricité en Côte d’ivoire qui est vendue à une de ses filiales, la Compagnie Ivoirienne d’Electricité, au Gabon c’est Véolia qui rafle la mise, tandis qu’au Togo c’est le groupe Suez. De 90à 95 c’est prés de 1/3 des entreprises africaines les plus rentables qui sont passées au privé. Si on prend en exemple la Cote d’Ivoire de 94 à 97, la part du public dans le PIB est passée de 9.5% à 2.8%. Quant aux emplois dans le secteur public, pour la même période, ils sont descendus de 22% à 7%. La fédération des syndicats des travailleurs du Soudan estime que la campagne de privatisation de 1992 à 2000 a entrainé la perte de 40.000 emplois dans le pays. Cette privatisation devait, aux dires des spécialistes et des économistes libéraux, promouvoir le développement du Continent, mieux répondre à la demande des usagers et éviter la gabegie dans la gestion des entreprises. Le résultat est connu de tous, le développement de l’Afrique ne décolle pas, mais au contraire il s’enlise ; les demandes des populations sont loin d’être honorées, à tel point que certains pays sont revenus sur la privatisation, comme le Mali pour la distribution de l’eau. Quant à la gabegie, les privatisations ont été l’occasion de vastes campagnes de corruption.
• Sur les subventions pour les produits de première nécessité, ils ont été aussi dans le collimateur au nom du paiement de la dette souscrite par les dictatures précédentes dans les années 70. Ces attaques contre la population ont suscité, maintes fois, des ripostes et parfois ont entrainé l’ensemble de la population avec une dynamique politique qui remettait en cause les gouvernements africains qui appliquaient scrupuleusement les diktats des politiques impérialistes.
En réponse, les populations se sont emparées des élections en votant massivement pour le changement. Souvent les dictatures en place ont réussi à frauder et à garder le pouvoir, parfois non, comme au Sénégal et à Madagascar, mais alors il s’est seulement produit un changement d’homme, car les politiques de soumission au capitalisme international, la corruption sont restées pérennes et la situation des populations n’a pas changé. Au Sénégal après une campagne basée sur le slogan Sopi (changement en wolof), Abdoulaye Wade en 2000, met fin à prés de quarante ans de pouvoir social-démocrate. Porté par une population dont l’espoir est de mieux vivre, Wade, comme ses prédécesseurs, appliquera docilement la politique dictée par l’impérialisme au détriment de son peuple. Même scénario à Madagascar, en 2002 c’est par une mobilisation importante des populations, de plusieurs mois, que le verdict des urnes a été respecté. Ainsi Marc Ravalomanana, dont la campagne électorale s’est faite, elle aussi, sur le changement a été proclamé président de la république. Plusieurs années après, aucune réforme positive pour les populations n’a vue le jour, c’est pourquoi il a pu être si facilement renversé par Rajoelina en 2009. Le Kenya, comme nous l’avons vu plus haut, connaîtra un sort identique, où fin 2002, Mwai Kibaki, à la tête d’une large coalition se fera élire sur la base de l’amélioration des conditions de vie des populations et de la lutte contre la corruption. Dans ces deux domaines rien ne sera fait, la misère sera telle que les populations écouteront les discours ethnicistes de leur dirigeant provoquant flambée de violence et pogroms.
Ce qui est valable pour les élections, l’est aussi pour les luttes sociales où ces dernières, mêmes massives et unitaires, n’arrivent pas à changer la situation au profit des populations qui se sont mobilisées, essentiellement parce que ces luttes ne vont pas jusqu’au bout. Les organisations politiques existantes n’étant pas sur une ligne de rupture avec l’ordre établi, de ce fait elles hésitent à aller jusqu’au bout en encourageant les mobilisations populaires.
Deux exemples peuvent être employés :
Celui du Togo où les populations se sont massivement mobilisées contre la dictature et le coup de force du fils Eyadema, Faure Gnassimbé, qui s’est maintenu au pouvoir par des élections frauduleuses. Certes il y a eu des protestations des organisations politiques de l’opposition, mais leurs actions étaient bien en-deçà de la volonté et de la mobilisation des populations, qui sont descendues dans la rue sans aucune direction politique.
La Guinée est aussi un bon exemple. Avec une société civile forte, notamment basée sur la puissance des organisations de salariés, capables de mener plusieurs grèves générales malgré les répressions effroyables des forces armées, Lansana Conté a pu se maintenir au pouvoir jusqu’à sa mort. C’est un obscur militaire, au verbe populiste, qui a pris le pouvoir sans coup férir avec une approbation quasi-généralisée de la société civile. Nous connaissons la suite, désastreuse pour la Guinée et son peuple, lorsque les putschistes du CNDD ont voulu se maintenir au pouvoir en dépit de leur engagement. C’est bien le vide politique qui n’a ni permis d’avoir une issue politique à la grève générale de fin 2006 début 2007, qui pourtant posait la question du pouvoir, ni permis de mettre en place une transition démocratique à la mort du dictateur.
L’absence de changement radical, c’est-à-dire qui ait un sens pour les populations et qui puisse être perceptible rapidement au niveau de l’amélioration des conditions de vie après les élections ou après les luttes, reste le problème commun principal de ces pays. En effet, soit c’est la défaite, soit ce sont des politiciens qui s’emparent du pouvoir laissant le peuple désemparé.
Ainsi du côté de la société civile, la partie radicale, celle qui structure la résistance aux attaques du capitalisme internationale, considère que sa mission, que son engagement doit rester à la frontière du politique et du côté politique, nous l’avons vu, la plupart des candidats aspirent à remplacer le pouvoir en place pour profiter de la manne que constitue la gestion de l’état en pratiquant une politique clientéliste ou pire une politique ethniciste délétère pour les populations.
Conscients de l’importance dans la vie quotidienne des populations, les membres de la société civile sont sollicités pour leur participation au gouvernement. Ces cooptations de personnalités de la société civile, sans débat préalable et sans mandat, posent problème. Le risque est grand, que la société civile se retrouve en porte à faux par le débauchage de quelques personnalités et soit instrumentalisé par le pouvoir en place.
L’idée consiste à ce que l’aile militante et radicale de la société civile s’empare de ce débat et relève le défi : l’émergence d’une force politique qui soit capable d’être en osmose avec les luttes quotidiennes, qui soit capable de synthétiser les revendications des populations pour avancer une stratégie globale qui fonde son action militante.
Travailler à l’émergence d’une force progressiste radicale à partir des luttes de la société civile
L’absence de début de construction d’un Parti progressiste, réellement indépendant, représentant les travailleurs du formel et de l’informel et les paysans pauvres, menant une politique de rupture avec le capitalisme n’est pas une carence spécifiquement africaine.
Beaucoup restent sur le partage entre société civile et parti politique. C’est un partage qui ne tient et qui n’existe pas, en effet la plupart des actions de la société civile ont des conséquences politiques dans les actions palliatives aux carences des Etats, dans le contrôle de l’action du pouvoir et la dénonciation de la corruption, dans la gestion des quartiers des grandes villes et des activités des différents groupes sociaux. S’arc- bouter sur la ligne de partage entre société civile et politique dans un but de maintenir une hypothétique pureté de la société civile revient paradoxalement à la livrer aux politiciens et à leurs manipulations.
L’idée consiste à se baser sur la partie radicale de la société civile pour qu’émerge une organisation politique qui soit porteuse des revendications de cette société civile. Il ne s’agit nullement que des organisations de la société civile, en tant que telles, se métamorphosent en parti politique et perdent leur caractère de masse, mais comprendre que les revendications de la société civile militante ne pourront aboutir dans leur globalité que par une représentation politique authentique des travailleurs du formel, de l’informel et des paysans pauvres.
Réfléchir sur ce projet à la lumière des expériences
Au 19° siècle dans les pays européens, les premiers partis ouvriers ont été créés à partir des organisations syndicales, du réseau des bourses du travail, des sociétés mutualistes, des organisations chartistes pour la Grande Bretagne et des amicales ouvrières, culturelles, sportives et de loisirs. Nous les appellerions aujourd’hui la société civile. A l’époque la question de l’investissement de ces organisations ouvrières dans le champ politique se posait car s’il existait différents partis politiques, ils étaient tous issus des classes dominantes. Ainsi à cette période, la tâche était de construire une force politique indépendante de la classe ouvrière capable de porter les aspirations et les revendications, de les unifier et d’en faire une alternative politique crédible et porteuse.
Si comparaison n’est pas raison, il convient cependant de noter que la même problématique de fond se pose pour l’Afrique, mais elle s’est posée aussi pour certains pays d’Amérique Latine, comme au Brésil ou en Bolivie.
A la fin des années 70, les syndicalistes de la ceinture ouvrière ABC (Santo André, São Bernardo do Campo and São Caetano do Sul), la région sud de Sao Paulo, lancent l’idée de la construction d’une organisation politique indépendante des travailleurs. Cette idée rencontrera les mêmes préoccupations que celles de dirigeants de mouvements populaires, d’intellectuels, de jeunes et de militants politiques de la gauche radicale : « Le PT naît de la volonté d’indépendance politique des travailleurs fatigués de servir de pions pour les politiciens et les partis compromis dans le maintien de l’actuel ordre économique, social et politique ». Ne plus être les pions de politiciens compromis, voilà une idée qui résonne singulièrement sur le continent africain.
La Bolivie, par beaucoup de côtés, ressemble à la majorité des pays africains. Pays pauvre, ravagé par le colonialisme avec une oligarchie blanche, un poids du secteur agricole fort et une masse importante de petits paysans. L’expérience de la construction du MAS (Mouvement vers le socialisme) dont le dirigeant Evo Morales vient de remporter, pour la deuxième fois, les élections présidentielles avec 68% des voix a été jalonnée par plusieurs étapes. L’idée d’un parti politique représentant les paysans pauvres est apparue à la fin des années 90 dans les congrès de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSTUCB) ; progressivement cette idée deviendra majoritaire dans la confédération syndicale. En 1995 la partie militante du mouvement social constitue une Assemblée pour la souveraineté des peuples (ASP) et mène campagne pour les élections législatives, avec un certain succès, puisqu’elle obtient quatre élus dont Evo Morales qui continue sa bataille pour la création d’une organisation politique. En 1998 il créé l’ « Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples » (IPSP) qui fusionnera avec une petite organisation ouvrière, le MAS, dont le nom sera conservé. Au fil du temps le MAS deviendra l’organisation des petits paysans, des exploités et des indiens et gagnera les élections présidentielles en décembre 2005.
Mais ce même type d’expérience existe aussi en Afrique, notamment lors de la création du Rassemblement Démocratique Africain, dans les années 40. En effet, c’est à partir de la société civile, notamment des organisations syndicales, que Houphouët-Boigny s’est appuyé en utilisant les cadres syndicaux du SAA (Syndicat Agricole Africain). Tout comme Sékou Touré s’est appuyé sur le syndicalisme ouvrier en Guinée. Il ne s’agit pas ici d’analyser ni la politique ni la trajectoire du RDA, pas plus que celle de Sékou Touré, mais de souligner que la création d’un parti africain, capable d’avancer des revendications de rupture avec le colonialisme, s’est faite à partir des organisations de masse. Dans une moindre mesure, la construction du parti Solidarité Africaine pour la Démocratie et l’Indépendance (SADI) au Mali est la rencontre entre les militants associatifs, notamment autour du réseau des radios Kayira, et des militants de la gauche radicale issue des années 60/70.
Conclusion
La construction d’un Parti qui représente les intérêts des travailleurs des pays pauvres qui défende le droit des femmes et refuse les politiques ethnicistes, est un élément décisif dans les batailles menées contre les agressions du capitalisme international. L’idée que cette construction devrait impliquer les militants des associations, des comités, des ONG qui mènent les luttes pour défendre les populations pourrait choquer. Pour notre part, nous ne voyons pas d’antagonisme que ce Parti de lutte soit précisément issu de ces luttes et de ceux qui les mènent.
Se saisir de cette question avec ses propres rythmes, son propre agenda, ses propres revendications et exigences permet de franchir une étape qualitative, nécessaire à la bataille, autour de l’idée qu’« un autre monde est possible ». C’est se donner la possibilité de peser réellement sur la société, ses débats et ses orientations. La construction d’un Parti progressiste, de rupture avec l’ordre néocolonial, à partir de la société civile militante permettra de changer durablement et fondamentalement la donne.
Dans quelques pays africains existent des organisations de la gauche radicale, elles peuvent être un formidable point d’appui pour faire émerger ce type de Parti des organisations de la société civile. Personne ne sait le temps et la forme que cela prendra, mais l’essentiel est de faire un travail en ce sens, de favoriser cette éclosion en prenant soin que ce travail ne soit pas perçu comme une manipulation ou comme une volonté de soumettre les organisations de la société civile. Au contraire il s’agit de préparer et construire des organisations capables, lors des crises et des luttes, de proposer un débouché politique crédible autour d’un programme d’urgence sociale.
A partir des exemples donnés, on aura noté que beaucoup de ces partis ont, au fil du temps, abandonné leur mission première de défense intransigeante de leur classe. Mais n’ayons pas une vue anachronique, ces partis ont joué, à l’époque de leur création, un rôle important et ont ainsi contribué à l’obtention de droits nouveaux. Ce que nous enseigne ce tour d’horizon confirme que rien n’est acquis, les choses évoluent dans un sens ou dans un autre. C’est pour cela qu’il ne saurait y avoir de fétichisme sur un Parti. Un Parti n’est qu’un instrument pour construire une autre Société et, s’il faut avoir un fétichisme, que ce soit celui de l’objectif d’une humanité débarrassée de l’exploitation et de l’oppression.
Paul Martial