IL Y A COMME UNE RUMEUR … (1)
Dans plusieurs villes du Québec cette fin de semaine, les syndicats des CPE, majoritairement affiliés à la F3S de la CSN, conjointement avec l’Association québécoise des centres de la petite enfance, ont réussi à faire sortir des milliers de parents et de travailleurs et travailleuses des garderies. C’était festif et massif, d’un bout à l’autre du Québec, militant aussi, dans un discours très affirmé contre le gouvernement. Franchement, cela nous rappelait les manifestations des CPE en 2003, qui avaient réussi à faire reculer le gouvernement Charest de l’époque. De tout cela émergent plusieurs questions. Est-ce que le mouvement social actuel peut aller plus loin ? Peut-il réconcilier les diverses organisations et leurs intérêts parfois divergents ? Avant d’aborder cela toutefois, il importe de mieux comprendre le projet des dominants.
Où va le gouvernement Couillard ?
L’objectif avoué du gouvernement d’éliminer le déficit par des politiques d’austérité très sévères cache mal le but de procéder à une véritable réingénierie, que l’ancien ministre libéral Bachand avait maladroitement qualifiée, il y a quelques années, de « révolution culturelle ». La réingénierie en question vise à atomiser la société, à transformer les gens en consommateurs-clients et à détruire les structures, organisations, réseaux qui font de la société une société, un espace où on peut délibérer, s’entraider, changer les choses. 8 millions d’individus, tous montés les uns contre les autres, sont appelés à vivre une fausse liberté (celle de choisir sa marque de pâte à dents) alors que dans leur chacun pour soi, ils seront une masse sans corps ni âme, désincarnée, impotente. Dé-universaliser les services publics, en faisant des citoyen-nes des « acheteurs » de services, est une composante centrale de ce programme, comme celle de démanteler les « corps intermédiaires » au profit d’un État ultra centralisateur. Pour cela il faut éradiquer ces éternels empêcheurs de tourner en rond, les syndicats. Mais il faut aussi abolir ou réduire les pouvoirs des municipalités, des instances régionales, des commissions scolaires, des conseils d’administration des établissements de santé et d’éducation. En fin de compte, la politique d’austérité est un cheval de Troie qui cache un grand plan stratégique des dominants [1].
Profiter du vide politique
Il y a dans la gestion actuelle de Couillard un côté « aventurier », un peu amateur (que reflètent les bourdes à répétition de Couillard et de ses ministres « vedettes »). Cependant, on ne doit pas présumer que les dominants sont des imbéciles. La « réingénierie » espérée profite de la convergence entre le gouvernement provincial et l’État fédéral. Les macro-politiques mises en place à Ottawa pour déplacer le cœur battant de l’économie canadienne vers l’ouest et les ressources, sont en grande partie responsables des pressions sur l’économie québécoise L’alliance Couillard-Harper est plus que circonstancielle, comme le démontre l’endossement des méga projets pétroliers et gaziers. L’autre facteur qui facilite la tâche du PLQ est l’écroulement du PQ, immobilisé par ses crises internes et, pire encore par son incapacité de se détacher du projet néolibéral, d’où l’adhésion des ténors à la PKP aux perspectives « lucides ». Reste cependant Québec Solidaire, dont l’opposition est ferme et constante, mais qui n’a pas jusqu’à date la masse critique pour faire la différence. On voit donc que Couillard ne sera pas trop menacé sur la scène politique.
La réponse par en bas
On pourrait être déprimé, si on oubliait une autre réalité. Il y a comme une rumeur, à l’effet que le mouvement populaire va se lever pour constituer un sérieux bloc contre le pouvoir. Cela ne serait pas la première fois au Québec, et même si on n’a pas la mémoire longue, on peut se rappeler un certain printemps 2012. En effet, le mouvement populaire dispose de plusieurs actifs, dont l’expérience de se coaliser. Dans les vagues de mobilisation en cours, on voit que cette convergence est possible, même si elle ne prend pas encore toute l’ampleur nécessaire. Dans la première vague de mobilisation menée par le SCFP et la CSN avec l’ensemble des syndicats - du secteur municipal, la question des retraites a été en mesure de confronter les mensonges des médias. On a réussi à expliquer que ce vol de grand chemin n’est que la première étape d’une réorganisation qui frappera inévitablement tous les employé-es du secteur public, qui bénéficient du régime de retraite public de l’État. Plusieurs citoyen-nes ont été d’accord avec l’argumentation syndicale à l’effet que les budgets ont été bien davantage malmenés par la malgestion et les immenses détournements de fonds.
Dans la deuxième vague de mobilisation qui est encore en cours d’ailleurs, on a vu un vaste mouvement à la base, notamment dans le domaine de la santé, impulsé localement et touchant presque toutes les régions et où on a démontré ont que la restructuration de Barrette n’est pas une opération technique ou bureaucratique, mais une attaque en règle contre les services de santé, lié à un grand projet de privatisation. Lors des manifestations nationales du 31 octobre, la Coalition des mains rouges a repris ce flambeau avec la participation des syndiqué-es, du monde communautaire et surtout l’implication de milliers d’étudiant-es en grève. Les étudiant-es en tout cas se préparent pour une autre grande journée de mobilisation le 29 novembre organisée par une vaste coalition syndicale et communautaire.
Enfin, la troisième vague du 9 novembre a fait sortir la multitude. Les CPE, c’est un « maillon faible » dans la stratégie de Couillard. La résistance sur ce terrain dispose d’un appui indéniable d’une grande partie de la population qui considère que les services à la petite enfance, comme l’éducation en général, n’est pas une « marchandise » à vendre ou à acheter, mais un bien commun. Après trois mois de mobilisations, tout indique que cela va s’amplifier en 2015.
La place du mouvement syndical
Les résistances populaires sont toujours plurielles et convergentes. Mais la plupart du temps, il y a des secteurs qui jouent un rôle particulier. Aujourd’hui, les syndicats du secteur public sont sur la « ligne de front ». Les dominants tentent d’éparpiller ce mouvement. Mais presque tous les syndicats se font fait à l’idée, par nécessité autant que par vertu, d’établir une grande alliance. Il est cependant plus difficile pour les syndicats du secteur public de sortir de leur « périmètre ». À cet effet, le cadre stratégique de la négo du secteur public établi il y a deux ans semble dépassé. Le rattrapage syndical (demande de 4,5 % par an) reste tout à fait légitime, mais la priorité est de combattre les politiques d’austérité en défendant les services publics. D’où ce qui semble être un virage à la CSN, qui affirme vouloir mettre à l’avant-scène, contre les politiques d’austérité, « une plus grande équité entre les individus, un meilleur partage de la richesse, une économie plus respectueuse de l’environnement, des services de santé et des services sociaux de qualité, un système d’éducation qui assure l’égalité des chances ou encore une administration publique qui réponde aux besoins exprimés par la population » [2]. Si ça brasse dans le mouvement syndical, c’est qu’il y a une conscience de l’urgence. Mais il y a aussi le surgissement d’une nouvelle génération militante, inspirée par les mouvements étudiants et les carrés rouges, qui transcende le mouvement syndical et redynamise cette volonté de se battre. Cette génération est plus sensible à la nécessité de dépasser les clivages et les hésitations traditionnelles. Elle vise à faire réellement converger les mouvements.
Phase 2
Si le mouvement actuel continue de s’étendre, il sera possible dès le début de 2015 de passer à une autre phase. Plusieurs pensent que des manifestations les vendredis soir ou les samedis matin ne seront pas suffisantes pour faire fléchir le gouvernement et qu’il faudra envisager d’autres moyens pour frapper les maillons faibles du dispositif de l’État. Lors du printemps érable, les étudiant-es l’ont fait, d’une manière fort intelligente et stratégique. On entend aussi que la grève sociale dont on a déjà parlé pourrait revenir à l’ordre du jour. En tout cas, si la « rumeur » se confirme, il se pourrait que le mouvement populaire soit en mesure de mettre en place une vaste mobilisation sociale. Une riposte ample et diversifiée pourrait par la convergence des forces faire reculer le gouvernement et peut-être même un peu plus, en changeant le rapport de forces au profit du mouvement populaire et de ses propositions alternatives.
IL Y A COMME UNE RUMEUR… (2)
Tout au cours de la semaine passée, des mobilisations ont eu lieu un peu partout au Québec. Rien de trop spectaculaire, mais du travail « terrain », comme on en a vu précédemment, et qui démontre que le mouvement est en train de « monter ». Lors de la grève étudiante de 2012, on se souvient peu du fait que l’ASSÉ a organisé des dizaines d’évènements pendant plusieurs mois précédant le printemps érable. Des milliers de personnes ont participé à des discussions, à la fois sur le fonds de la question (l’accessibilité à l’éducation), sur les revendications (non à la hausse) et sur la stratégie. Une mobilisation populaire, ça ne s’improvise pas …
Néanmoins ici et là, ça continue de bouger. On l’a vu encore dimanche avec les manifestations pour sauver Radio-Canada. On pourra nous demander : où est le lien ? Il y a deux choses qui nous frappent. D’abord, cela a été une mobilisation citoyenne, appuyée et non programmée par les organisations syndicales. C’est important que cela vienne d’en bas. Les organisations, mêmes les mieux intentionnées, n’ont souvent pas la même marge de manœuvre que les citoyens et citoyennes. C’est d’ailleurs ce qu’on avait vu avec les Carrés rouges : ça ne venait pas d’en haut. Si on dit cela, ce n’est pas pour mettre la spontanéité sur un piédestal (elle a aussi ses limites), mais pour dire qu’un mouvement populaire, ça vient de plusieurs côtés à la fois, et pas seulement des organisations. Deuxième chose, si la mobilisation a été forte, c’est parce que la question a touché le cœur des gens. Quelle est cette question ? C’est celle bien sûr de la culture et de l’identité, qui apparaît quelques fois, aux yeux d’une certaine « vieille gauche » secondaire, moins importante que les questions économiques. Et bien non ce n’est pas vrai. La culture est une des composantes essentielles de notre humilité. Quand les dominants veulent la rabaisser, ils humilient les gens, les rendent plus petits. Alors on dit non à cela.
Le défi reste cependant toujours le même, il faut trouver le « fil rouge » qui fait que des tas de gens voient le lien. Le succès de la grève de 2012, c’est qu’en fin de compte, ce n’était plus la bataille d’une cohorte étudiante qui ne veut pas payer plus cher, mais l’affaire de toute une société. Lors du Sommet des peuples des Amériques (2001), qui était au départ une affaire d’ONG et de directions syndicales, la mobilisation a levé grâce au patient travail d’éducation qui savait écouter et ne pas seulement donner de l’information. Des militants et des militantes de la base ont pris le soin de vulgariser les enjeux, de les expliquer pour que monsieur-madame-tout-le-monde comprenne que le libre-échange, ce n’était pas une question vague et lointaine, mais quelque chose qui allait affecter la vie de tout le monde. Rendus au jour « J », on était 60 000 dans la rue. Derrière cela, il a eu 1200 réunions et discussions.
Cette bataille des idées exige de la patience, de la modestie aussi. On n’a pas « tout-raison » et les gens ont aussi leur mot à dire. Ce qui veut dire qu’il y a une manière d’aborder les enjeux. Par exemple, la question des retraites, ce n’est pas juste pour quelques milliers d’employés municipaux, de policiers et de pompiers. L’État en visant ce secteur sait bien que leurs conditions sont meilleures. Surtout que les médias à toutes les heures de la journée déversent leur fiel contre les « privilégiés ». Il faut prendre le temps d’expliquer ce qui s’en vient pour l’ensemble des salariés. En passant, en Grèce, les dominants ont réussi à isoler les secteurs syndiqués du reste de la population. Aujourd’hui des centaines de milliers de retraités (enseignant-es, fonctionnaires) sont réduits à une quasi mendicité. Les familles les empêchent de crever, ce qui veut dire que la facture est payée par tout le monde.
La « réingénierie » du secteur de la santé s’inscrit également dans une guerre prolongée que Couillard et Barrette entendent mener. La fusion des institutions va centraliser le pouvoir et affaiblir les syndicats. Une fois la sale job faite, le ministre pourra procéder à des opérations de privatisation, sachant que la capacité de résistance sera bien amoindrie. Pour le moment, le gouvernement et les médias-mercenaires se plaisent à dire que seule la « bureaucratie » va être affectée. Pour démonter tout cela, il faut aborder les questions de fond, les questions politiques, qui encadrent l’assaut actuel contre les mouvements populaires et qui découlent d’une « logique », celle du 1 %.
Du côté des mouvements populaires, cette entreprise d’éducation populaire n’est pas une petite affaire. Quelquefois, on hésite, On trouve que c’est trop fastidieux, « ça va prendre trop de temps », etc. On mise sur l’« action exemplaire », un peu le spectacle. On se retrouve parfois dans des actions où des militant-es bien décidé-es sont prêt-es à passer à l’action, mais de manière isolée. Or on l’a appris dans le passé, il n’y a pas de raccourci.
L’autre défi, c’est qu’on ne peut pas agir chacun de son côté. C’est la magie de la convergence qui fait la différence. C’est plus facile à dire qu’à faire. Encore aujourd’hui, la convergence se fait un peu à reculons. Il y a une certaine méfiance entre les centrales syndicales. Entre le syndical, les étudiant-es et le communautaire, ce n’est pas toujours le grand amour. Le piège du gouvernement c’est justement de nous monter les uns contre les autres Cela ne sert à rien de faire du moralisme et de « bitcher » sur le dos des autres. Il faut encore là faire un effort pour la dessiner, cette convergence. Les « lignes rouges » qui font des luttes de certains, la lutte de tout le monde doivent être tracées, c’est un travail qu’on appelle parfois la « stratégie ». Et dans cette stratégie, il y a nécessairement l’analyse du rapport de forces. Par cette analyse, on trouve le « maillon faible » de l’adversaire, et on s’entend pour que tout le monde ensemble frappe à la même place, sachant qu’une victoire partielle, c’est important.
L’ensemble des composantes des mouvements sociaux présentement en action se doivent de définir leur stratégie sur le terrain. Une aide sur le plan parlementaire serait bienvenue de la part de Québec Solidaire. Sans se substituer aux mouvements populaires, les partis de gauche peuvent occuper davantage la place qui est la leur sur le plan de l’action politique parlementaire et mettre clairement au jeu les objectifs des stratégies des serviteurs du capital !
L’absurde politique d’austérité, orchestrée à Ottawa et mise en œuvre à Québec, vise à nous faire revenir en arrière de 50 ans, sans protection sociale et sans moyens de résister, tout en nivelant par le bas la « province » du Québec, qui devient alors une province « comme les autres ». Car en brisant le mouvement social, le PLQ et Québec inc qui est derrière, veut en même temps éradiquer la question nationale.
Pour faire échec à ce projet, cela ne sera pas une bataille d’une semaine. Il faudra trouver de bonnes idées, mettre (parfois) de l’eau dans son vin pour s’appuyer les uns et les autres, et surtout ne jamais oublier que c’est la masse des gens qui doit se mettre en mouvement, pas seulement les militant-es déterminé-es.
Pierre Beaudet, Robert Deschambault, 18 novembre 2014