La rencontre : « Non à l’ALCA - Une autre Amérique est possible », devient une tradition et fait partie de manière stratégique de la mise au monde du nouveau sujet historique. Nous pouvons situer ce processus à la fin des années 80, vingt-cinq ans après le Consensus de Washington et dix ans après la chute du mur de Berlin. Un tel pas en avant fut préparé par plusieurs initiatives : le PPXXI (People’s Power 21) en Asie, qui réunissait plusieurs dizaines d’ONG et quelques mouvements sociaux asiatiques, la rencontre « intergalactique » des Zapatistes à Chiapas contre le néolibéralisme, L’Autre Davos qui réunit au début de 1999, plusieurs mouvements sociaux de quatre continents à Zurich et à Davos, la semaine même du Forum économique mondial.
Tout cela déboucha d’une part sur une chaîne de protestation systématique contre les centres de pouvoir global : l’OMC, la Banque mondiale, le FMI, le G8, le Sommet européen, le Sommet des Amériques, etc. et d’autre part sur les Forums sociaux mondiaux, continentaux, nationaux et thématiques, lieux de convergence de mouvements et d’organisations luttant contre le néolibéralisme. Les mouvements sociaux jouèrent un rôle central dans ce processus. Il s’agit donc d’esquisser un cadre général de réflexion sur le déroulement des événements.
I. Pourquoi un nouveau sujet historique ?
L’histoire de l’humanité se caractérise par une multiplicité de sujets collectifs, porteurs de valeurs de justice, d’égalité, de droit et protagonistes de protestations et de luttes. Rappelons, par exemple, les révoltes des esclaves, les résistances contre les invasions en Afrique et en Asie, les luttes paysannes du Moyen Age en Europe, les nombreuses résistances des peuples autochtones de l’Amérique, les mouvements religieux de protestation sociale au Brésil, au Soudan, en Chine.
Un saut historique s’est produit lorsque le capitalisme a établi, après quatre siècles d’existence, les bases matérielles de sa reproduction que sont la division du travail et l’industrialisation. Le prolétariat naquit comme sujet potentiel, à partir de la contradiction entre le capital et le travail. Les travailleurs furent soumis au capital au sein même du processus de la production, avec pour effet que la classe ouvrière fut totalement absorbée et en même temps constituée par le capital. C’est ce que Karl Marx appela la subsomption réelle du travail par le capital.
La nouvelle classe se transforma en sujet historique, quand elle se construisit au sein même des luttes, passant d’une « classe en soi à une classe pour soi ». Elle n’était pas l’unique acteur, mais bien le sujet historique, c’est-à-dire l’instrument privilégié de la lutte d’émancipation de l’humanité, en fonction du rôle joué par le capitalisme. Ce dernier ne se situait pas uniquement au plan de l’économie, mais il orientait aussi la configuration de l’Etat-nation, les conquêtes coloniales, les guerres mondiales, sans parler de son rôle comme véhicule privilégié de la modernité. Evidemment, l’histoire de la classe ouvrière comme sujet historique n’a pas été linéaire. On a connu le passage de mouvement à parti politique et du plan national au plan international, mais aussi des succès et des échecs, des victoires et des récupérations.
Aujourd’hui, le sujet social s’amplifie. Le capitalisme réalise une nouvelle étape de son histoire. Les nouvelles technologies étendent la base matérielle de sa reproduction : l’informatique et les communications, ce qui donne à cette dernière une dimension réellement globale. Le capitalisme a besoin d’une accumulation accélérée pour répondre à l’importance des investissements dans les techniques toujours plus sophistiquées, pour couvrir les coûts d’une concentration croissante et pour rencontrer les exigences du capital financier qui, depuis le flottement du dollar en 1971, s’est transformé massivement en capital spéculatif.
Pour ces raisons, l’ensemble des acteurs du système capitaliste ont combattu tant le keynésianisme et ses pactes sociaux entre capital, travail et Etat, que le développement national du Sud (le modèle de Bandoung, selon Samir Amin), le « développementisme » promu par la CEPAL (l’organe des Nations unies pour le développement du continent) en Amérique latine et, bien entendu, les régimes socialistes. Commença alors la phase néolibérale du développement du capitalisme, appelée également le Consensus de Washington. Cette stratégie se traduisit en une double offensive contre le travail (baisse des salaires réelle, dérégulation, délocalisation) et contre l’Etat (privatisations). Aujourd’hui, nous assistons à une recherche de nouvelles frontières d’accumulation, face aux crises, tant du capital productif que du capital financier : il s’agit de l’agriculture paysanne qui tend à être convertie en une agriculture productiviste capitaliste, des services publics qui doivent passer au secteur privé et de la biodiversité, comme base de nouvelles sources d’énergie et de matière première.
Le résultats est qu’aujourd’hui tous les groupes humains sans exception sont soumis à la loi de la valeur, non seulement la classe ouvrière salariée (subsomption réelle), sinon les peuples autochtones, les femmes, les travailleurs des secteurs informels, les petits paysans, sous l’effet d’autres mécanismes, financiers (prix des matières premières ou des produits agricoles, service de la dette extérieure, paradis fiscaux, etc.) ou juridiques (les normes du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC), tout cela signifiant une subsomption formelle du travail par le capital.
Un autre effet est que le caractère destructeur du capitalisme (selon l’expression de Schumpeter) prend le dessus sur son caractère créateur (de biens et de services). Plus que jamais, le capitalisme détruit, comme le notait, il y a déjà plus d’un siècle et demi, Karl Marx, les deux sources de sa richesse : la nature et les êtres humains. En vérité, la destruction écologique affecte tous les êtres humains et la loi de la valeur inclut toutes les catégories sociales. La mercantilisation domine la quasi-totalité des relations sociales, dans des champ de plus en plus étendus, comme la santé, l’éducation, la culture, le sport, la religion.
En plus, la logique capitaliste possède ses institutions. Rappelons tout d’abord qu’il s’agit d’une logique et non pas d’un complot de quelques acteurs économiques (sinon il suffirait de les convertir et de corriger les abus et les excès). Un entrepreneur de Santo Domingo, témoin de Jéhovah, disait à propos de ses ouvriers qu’il aimait d’un amour très chrétien : « J’appelle mes travailleurs des mages, parce que je ne sais pas comment ils peuvent vivre avec le salaire que je leur paie ». Le changement exige une action structurelle, aujourd’hui globalisée, d’acteurs déterminés, avec des agendas précis.
Le capitalisme mondialisé possède des organes bien précis : l’OMC, la Banque mondiale, le FMI, les banques régionales, mais également ses appareils idéologiques : moyens de communication sociale, toujours plus concentrés entre quelques mains. Finalement, il dispose du pouvoir d’un empire, les Etats-Unis. En effet, le dollar américain est la monnaie internationale. Les Etats-Unis sont les seuls à jouir d’un droit de veto au sein de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international et ils partagent ce veto au Conseil de Sécurité. Le pays possède un quasi-monopole dans le champ militaire, avec la haute main sur l’OTAN et la capacité de mener des guerres préventives. Il n’hésite pas à intervenir militairement en Irak ou en Afghanistan, pour contrôler les sources d’énergie. Ses bases militaires s’étendent dans le monde entier et le gouvernement s’attribue la mission de réprimer les résistances dans l’ensemble de l’univers, n’hésitant pas à utiliser la torture et le terrorisme. Cependant, l’empire a ses faiblesses. La nature se venge, l’opposition anti-impérialiste est aujourd’hui mondiale. D’autres signaux de faiblesse permettent à Imanuel Wallenstein de penser que ce qu’il appelle « le long 20e siècle », dominé par le capitalisme, pourrait trouver sa fin vers la moitié du siècle présent.
Pour toutes ces raisons, le nouveau sujet historique s’étend à l’ensemble des groupes sociaux subalternes, tant ceux de la soumission réelle (représenté par ce que l’on a appelé parfois les anciens mouvements sociaux, que ceux de la soumission formelle (les nouveaux mouvements sociaux).
Le nouveau sujet historique à construire sera populaire et pluriel, c’est-à-dire constitué par une multiplicité d’acteurs, mais non par la « multitude » dont parlent Hardt et Negri. Un tel concept est vague et dangereux, parce que démobilisateur. La classe ouvrière gardera un rôle important, mais partagé. Ce sujet sera aussi démocratique, non seulement en fonction de ses objectifs, mais également dans le processus même de sa construction. Il sera multipolaire, c’est-à-dire construit au départ des divers continents et dans les diverses régions du monde. Il s’agit d’un sujet dans le sens plein de mot, incluant la subjectivité redécouverte, rassemblant tous les êtres humains, constituant l’humanité comme un sujet réel (expression de Franz Hinkelammert dans son livre El sujeto y la ley, couronné par le Prix Libertador du Venezuela). Le nouveau sujet historique doit être capable d’agir sur la réalité à la fois multiple et globale, avec le sens de l’urgence exigé par le génocide et par l’écocide contemporains.
II. Les mouvements sociaux
Les mouvements sociaux sont le fruit de contradictions, aujourd’hui mondialisés. Pour devenir véritablement des acteurs collectifs, ils doivent disposer, selon Alain Touraine, d’un caractère d’historicité (situé dans le temps), d’une vision de la totalité du champ dans lequel ils s’inscrivent, d’une définition claire de l’adversaire et d’une organisation. Ils sont plus qu’une simple révolte (les « jacqueries » paysannes) plus qu’un regroupement d’intérêts (chambres de commerce), plus qu’une initiative autonome de l’Etat (ONG).
Les mouvements naissent de la perception d’objectifs servant d’orientation à l’action, mais afin de pouvoir exister dans le temps, ils ont besoin de passer par un processus d’institutionnalisation. Des rôles sont créés, indispensables pour la reproduction sociale. Ainsi naît une dialectique permanente, entre fins et organisations, avec le danger d’une domination de la logique de reproduction sur les exigences des objectifs. Il existe un nombre infini d’exemples de cette dialectique dans l’histoire.
Ainsi, par exemple, le christianisme est né, comme le dit le théologien argentin Ruben Dri, comme « le mouvement de Jésus », expression religieuse de protestation sociale, dangereuse pour l’empire romain et réprimé par ce dernier. Il s’est transformé par son insertion dans la société romaine, en une institution ecclésiastique, suivant le modèle de l’organisation politique centralisé, vertical et souvent allié aux pouvoirs d’oppression. Le poids institutionnel n’a pas tué l’esprit, mais il introduisit une contradiction permanente. Le Concile Vatican II constitua un effort de rétablir la prédominance des valeurs du message évangélique sur le caractère institutionnel de l’organisation ecclésiastique, mais durant les années qui suivirent, cet effort fut nettement récupéré par un courant de restauration.
Un autre exemple est le cas de nombreux syndicats ouvriers et de partis de gauche. Ils furent des initiatives des travailleurs ou de milieux populaires en lutte. Avec le temps, ils se transformèrent en bureaucraties, définissant leurs tâches en termes essentiellement défensifs, c’est-à-dire en fonction de l’agenda de l’adversaire et non du projet de transformation radicale du système. Dans le cas particulier des partis politiques, c’est la logique électorale qui a prédominé sur l’objectif originel et qui définit les pratiques, ce qui signifie une logique de reproduction et non une perspective de changement profond (révolutionnaire). Ceci n’empêche pas la présence de nombreux militants authentiques dans ces organisations, mais cela signifie que ces derniers sont souvent enfermés dans une logique qui les dépasse.
Cependant, la réalité sociale n’est pas prédéterminée et l’on peut agir sur les processus collectifs. Pour que les mouvements sociaux soient en position de construire le nouveau sujet historique, il y a deux conditions préalables. Tout d’abord, posséder la capacité d’une critique interne, afin d’institutionnaliser les changements et d’assurer une référence permanente aux objectifs. Ensuite, capter les défis de la mondialisation, qui sont à la fois généraux et spécifiques au champ de chaque mouvement : ouvriers, paysans, femmes, peuples autochtones, jeunesse, bref tous ceux qui sont les victimes du néolibéralisme globalisé.
Il y a cependant encore d’autres exigences. Des mouvements sociaux qui se définissent comme la « société civile », doivent préciser qu’il s’agit de la société civile d’en bas, récupérant ainsi le concept de Gramsci qui la considérait comme le lieu des luttes sociales. Ceci empêche de tomber dans le piège de l’offensive sémantique des groupes dominants, comme la Banque mondiale, pour qui accroître l’espace de la société civile, signifie restreindre la place de l’Etat ou encore de partager la naïveté de nombreuses ONG, pour qui la société civile est l’ensemble de tous ceux qui veulent le bien de l’humanité. Sur le plan global, la société civile d’en haut se réunit à Davos et la société civile d’en bas à Porto Alegre.
Une autre exigence pour la construction du nouveau sujet historique est d’établir le lien avec le champ politique renouvelé. Dans les débuts des Forums sociaux mondiaux, il existait une réelle crainte vis-à-vis des organes de la politique, en partie pour de bonnes raisons : refus de l’instrumentalisation en fonction des besoins électoraux ou comme simple outil de partis au pouvoir et en partie à cause d’une attitude profondément anti-étatique et même anti-politique, surtout dans le chef de certaines ONG. D’où le succès de la thèse de John Holloway qui se demande comment changer les sociétés sans prendre le pouvoir. S’il s’agit d’affirmer que la transformation sociale exige beaucoup plus que la prise du pouvoir politique formel, exécutif ou législatif, cette perspective est pleinement acceptable, mais si elle signifie que des changements fondamentaux, tels une réforme agraire ou une campagne d’alphabétisation, peuvent se réaliser sans l’exercice du pouvoir, c’est une illusion totale.
Ainsi, les mouvement sociaux doivent contribuer à la rénovation du champ politique, comme l’a bien indiqué Isabel Rauber dans son livre : Sujetos políticos. La perte de crédibilité des partis politiques est une réalité mondiale et il est urgent de trouver la manière de réaliser une reconstruction du champ. Un exemple intéressant est celui de la République démocratique du Congo (Kinshasa) ou des mouvements et des organisations de base se sont mobilisés pour l’organisation des élections de juillet 2006. Après 40 ans de dictature et de guerres (au cours des cinq dernières années, il y eut plus de trois millions de victimes), les forces populaires, malgré tous les efforts de fragmentation du pays pour contrôler plus facilement les ressources naturelles, affirmèrent la nécessité de défendre l’intégrité de la nation et sauvèrent cette dernière de son démantèlement. Par ailleurs, elles inventèrent en même temps des formes de démocratie participative, conjointement à la démocratie représentative. Des milliers d’organisations locales, de femmes, de paysans, de petits commerçants, de jeunes, de communautés chrétiennes catholiques et protestantes, se mobilisèrent pour présenter des candidats, liés par un pacte à la communauté (des porte-parole et non des représentants, comme le dit la loi des Conseils communaux du Venezuela), au niveau local et provincial, avec quelques personnes présentées au niveau national, mais sans candidat à la présidence. Ils estimaient en effet que le processus devait d’abord se consolider par en bas. C’est une véritable reconstruction d’un champ politique nouveau, quasi complètement détruit par les pratiques (corruption et tribalisme) des partis existants, qui s’est mise en route.
Finalement, il sera très important pour les convergences des mouvements sociaux de trouver la manière d’agglutiner les nombreuses initiatives populaires locales qui ne se transforment pas en mouvements organisés, malgré le fait qu’elles représentent une part importante des résistances (au niveau de villages ou de régions, contre la construction d’un barrage, contre la privatisation de l’eau, de l’électricité, de la santé, contre la privatisation de forêts en faveur d’entreprises transnationales, etc.). Il existe des exemples, comme à Sri Lanka, MONLAR, l’organisation qui lutte pour la réforme agraire et qui regroupe plus de cent initiatives locales, en plus d’être un mouvement paysan national. Ce mouvement a réalisé une accumulation de forces capable d’agir au niveau du pays, comme organe de protestation (manifestations nationales), mais également de dialogue et de confrontation avec le gouvernement et la Banque mondiale.
III. Comment construire le nouveau sujet historique ?
Plusieurs étapes sont nécessaires pour produire le nouveau sujet historique. La première condition est d’élaborer une conscience collective basée sur une analyse de la réalité et sur une éthique.
A propos de l’analyse, il s’agit d’utiliser des instruments capables d’étudier les mécanismes de fonctionnement de la société et de comprendre ses logiques, avec des critères qui permettent de distinguer les effets des causes, les discours des pratiques. Il ne s’agit pas de n’importe quelle analyse, mais bien de l’appareil théorique critique le plus adéquat pour répondre aux cris de ceux d’en bas. Elle exige une rigueur méthodologique élevée et une ouverture à toutes les hypothèses utiles à cette fin. Sans doute, l’option en faveur des opprimés est une démarche préscientifique et idéologique qui guidera le choix du type d’analyse, mais cette dernière appartient à l’ordre scientifique, sans aucune compromission possible. C’est un savoir nouveau qui aidera à créer la conscience collective.
Prenons un exemple contemporain. On parle beaucoup des objectifs du Millenium décidés par les chefs d’Etat à New York en l’an 2000. Qui pourrait s’opposer à l’élimination de la pauvreté et de la misère (la pauvreté absolue) ou être en faveur du développement ? C’est pour cela qu’il y eut unanimité. En plus du fait que l’objectif fixé pour l’année 2015 consiste seulement a réduire de la moitié l’extrême pauvreté, ce qui signifie qu’il y aura encore dans le monde à cette date plus de 800 millions de pauvres (c’est déjà une honte, car les moyens de le faire ne font pas défaut)), tout indique qu’il sera très difficile d’atteindre les objectifs prévus. La raison en est l’absence de critique de la logique qui oriente le modèle développement capitaliste, qui favorise seulement les 20% supérieur de la population des pays du Sud. Une telle minorité croît de manière spectaculaire, formant une base de consommation appréciable pour le capital et accentuant la visibilité d’une certaine richesse. En même temps, les distances sociales augmentent. Pour comprendre une telle contradiction, on doit critiquer le concept même de développement tel qu’il est utilisé et dont dépendent les critères adoptés pour définir les objectifs du Millénium. N’entrent pas dans sa définition, des éléments qualitatifs tels que le bien-être, l’égalité, la souveraineté alimentaire et d’autres encore. C’est pour cela que Marta Harnecker, au Centre Miranda de Caracas, travaille sur la création d’outils analytiques, permettant de mesurer les critères de développement. De fait, les concepts utilisés par le Millenium des Nations unies sont ceux du marché et non de la vie des êtres humains.
Le second élément de la construction d’une conscience collective est l’éthique. Il ne s’agit pas d’une série de normes élaborées dans l’abstrait, mais d’une construction constante par l’ensemble des acteurs sociaux, en référence à la dignité humaine et au bien de tous. Les définitions concrètes peuvent changer selon les lieux et les époques. Quand il s’agit de la réalité mondialisée, la perspective éthique devra être élaborée par l’ensemble des traditions culturelles : ce qui est impliqué dans une conception complète (holistique) des droits humains. L’éthique, dans cette perspective, n’est pas une imposition dogmatique, mais une œuvre collective qui possède ses références dans la défense de l’humanité.
Le principal acquis des Forums sociaux, en tant que convergences de mouvements et d’organisations populaires, fut l’élaboration progressive d’une conscience collective, avec certes, divers niveaux d’analyse et de compréhension, mais incluant une éthique à la fois de protestation contre tout type d’injustice et d’inégalité et de construction sociale démocratique d’un autre monde possible. L’existence des Forums en soi est déjà un fait politique, sans compter des autres acquis, tels que la constitution de réseaux, l’échange sur les alternatives, le fonctionnement en son sein de l’Assemblée des mouvements sociaux et la contribution d’intellectuels engagés.
Après l’élaboration d’une conscience collective, le deuxième pas nécessaire est la mobilisation des acteurs pluriels, populaires, démocratiques et multipolaires. Nous rencontrons ici l’aspect subjectif de l’action. Les acteurs humains sont des êtres complets et ils n’agissent pas seulement en fonction de la rationalité des logiques sociales. L’engagement est un acte social caractérisé par un élément affectif fort et même central. D’où l’importance de la culture, en tant qu’ensemble des représentations de la réalité et le rôle essentiel des innombrables canaux de sa diffusion : l’art, la musique, le théâtre, la poésie, la littérature, la danse. La culture est un objectif, mais aussi un moyen de l’émancipation humaine.
On peut dire la même chose du rôle potentiel des religions, où se retrouvent des références existentielles humaines fondamentales : la vie, la mort, en référence à une foi que l’on peut partager ou non, mais qui ne peut être ignorée. Ce fut probablement une des grandes erreurs d’un certain type de socialisme de ne pas en avoir tenu compte. Le potentiel religieux libérateur est réel. Par ailleurs, les religions peuvent apporter également une spiritualité et une éthique collective et personnelle, indispensable à la reconstruction sociale.
Le troisième élément est constitué par les stratégies, afin de construire les trois niveaux d’alternatives. Le premier d’entre eux est celui de l’utopie, dans le sens de ce qui n’existe pas aujourd’hui, mais qui pourrait être réalité demain, c’est-à-dire une utopie non illusoire, mais nécessaire, comme le disait le philosophe français Paul Ricœur. Quelle société voulons-nous ? Comment définir le post-capitalisme ou le socialisme ? Ainsi, l’utopie est aussi une construction collective et permanente, non une chose qui tombe du ciel. Elle a besoin pour son accomplissement d’une action à long terme : changer un mode de production ne se fait pas par une seule révolution politique, même si cette dernière peut signifier le début d’un processus. Le capitalisme a pris quatre siècles pour établir les bases matérielles de sa reproduction (la division du travail et l’industrialisation). Construire un nouveau mode de production prendra évidemment du temps. Par ailleurs, des changements culturels qui forment une part essentielle de ce processus, ont un rythme différent de celui des transformations politiques et économiques.
Les deux autres niveaux, le moyen et le court terme, dépendent des conjonctures, mais ils doivent faire l’objet de stratégies concertées et réalisées en convergence entre acteurs sociaux divers. Ils sont les lieux des alliances. Cependant, ce n’est pas la simple addition d’alternatives dans les secteurs économiques, sociaux, culturels, écologiques, politiques qui permettra à un sujet historique nouveau de s’affermir. Une cohérence est indispensable. Il faut créer des programmes en rapport avec l’utopie. Ce sera également une œuvre collective et non le résultat d’un monopole du savoir ou des connaissances par une avant-garde dépositaire de la vérité. C’est un processus constant et non un dogme affirmé une fois pour toutes.
De ce point de vue, il est important de souligner le caractère indispensable de quelques actions collectives stratégiques, même partielles, mais qui regroupent un ensemble d’acteurs sociaux divers en une initiative significative reliée à la dimension utopique du projet global. Heureusement, il existe plusieurs exemples de ce type d’action, dont voici deux exemples.
La campagne contre l’ALCA en Amérique latine a réunit de nombreux mouvements sociaux, depuis les syndicats jusqu’aux organisations paysannes, en passant par les femmes et les indigènes. Des ONG de divers types se sont joints à l’initiative. Dans certains pays, les Eglises ont pris position contre le traité, en raison de son caractère inégal et de ses conséquences sociales. On utilisa des méthodes très variées pour l’action, jusqu’à l’organisation de référendums populaires qui récoltèrent des millions de signatures. Un autre exemple est le plan alternatif populaire de reconstruction après le tsunami à Sri Lanka. Le plan officiel, administré par la Banque mondiale, prévoyait essentiellement le développement du tourisme international et ne répondait pas aux nécessités de base de la population. Il s’agissait en fait, d’un moyen d’accélérer la politique néolibérale de dimension mondiale. C’est pour cette raison que s’est construite une alliance très ample de mouvements et d’organisations sociales, y compris des institutions bouddhistes et chrétiennes, pour s’opposer au plan gouvernemental et proposer des solutions alternatives.
Face à la nécessité d’une perspective d’action au niveau mondial, pour construire un sujet historique nouveau, deux initiatives complémentaires ont été prises : d’une part le réseau « Pour la défense de l’humanité » fondé à Mexico sous l’impulsion de Pablo González Casanova et qui possède des chapitres dans plusieurs pays, principalement en Amérique latine et d’autre part, l’« Appel de Bamako », promu par le Forum mondial des Alternatives, dont Samir Amin est le président (initiative prise à Louvain-la-Neuve en 1996 à l’occasion du 20e anniversaire du Centre Tricontinental et formalisée officiellement au Caire l’année suivante), le Forum du Tiers Monde (Dakar), ENDA (une ONG africaine) et le Forum social du Mali. Le réseau « Pour la Défense de l’Humanité » a proposé, fin 2005, la constitution d’un organe promoteur, destiné à réunir et à proposer des actions communes et l’« Appel de Bamako » a défini en 2006, dix thèmes destinés à penser et à proposer des acteurs collectifs et des stratégies, en s’inspirant en grande partie du Manifeste de Porto Alegre, élaboré par un groupe d’intellectuels durant le Forum social mondial de 2005. Ces deux initiatives complètent le travail de l’Assemblée des mouvements sociaux, qui au sein de chaque forum, élabore un document et propose des campagnes communes (comme la manifestation contre la guerre de l’Irak, qui en 2003, réunit plus de 15 millions de personnes dans 600 villes du monde).
Finalement, au sein de cette perspective générale, on a besoin de victoires partielles mais significatives. Maintenir l’action, entretenir la motivation, demandent des résultats. Il ne s’agit pas de n’importe quel acquis, sinon de ceux qui ont mobilisé plusieurs acteurs sociaux en une action commune, sur des objectifs reliés avec une vision d’ensemble et de dimension globale. Il existe également dans ce domaine plusieurs exemples importants. A nouveau, on peut citer la campagne latino-américaine contre l’ALCA. En Europe, le Non au Traité constitutionnel élaboré dans une orientation néolibérale et en soumission aux Etats-Unis dans le domaine militaire, est un autre exemple. Le rejet avec succès, du contrat de premier emploi en France et l’abandon de la base navale des Etats-Unis de Vieques à Porto Rico, après une longue mobilisation populaire, sont d’autres cas exemplatifs. Dans le domaine politique, l’élection du premier président indigène en Bolivie, possède également une signification très importante de victoire sur un plan culturel, social et économique.
En conclusion, nous pouvons affirmer que le chemin pour passer de l’élaboration d’une conscience collective à la construction d’acteurs collectifs est déjà tracé et que tout cela annonce l’émergence du sujet historique nouveau.