Que Fleur Pellerin n’ait pas baigné dans la culture avant de s’asseoir, le 26 août, dans le fauteuil d’André Malraux et de Jack Lang, c’est un peu étrange, mais c’est arrivé à d’autres. Et puis sa tête est bien faite, comme on dit : Sciences Po, Essec, ENA, Cour des comptes, férue de numérique. Pourquoi pas, à condition de s’entourer d’un conseiller rompu aux arcanes de la création. Et qui vient-elle de choisir pour diriger son cabinet ? Son clone. Fabrice Bakhouche est passé par Sciences Po, l’ENA, la Cour des comptes, il est spécialiste du numérique. Il semble mieux connaître Google ou Orange que la danse ou le théâtre.
Ce n’est pas une erreur de casting. C’est même cohérent avec le tournant radical que Fleur Pellerin donne au ministère en direction des industries culturelles et du numérique. Une ministre qui assimile la création à un levier de croissance. Nous avions envisagé cette mue dans une chronique, le 30 août, mais sans imaginer qu’elle serait aussi rapide.
Il y en a un qui a dégainé vite, c’est le cinéaste Christophe Honoré. Invité sur France Inter, le 3 septembre, pour la sortie de son film Métamorphoses, il avait écouté Mme Pellerin, qui passait sur la même antenne : « J’ai l’impression que l’on considère ce ministère, non comme celui des artistes, mais celui de l’industrie culturelle… et c’est assez accablant. » Nous étions quinze jours avant l’arrivée en France de l’américain Netflix, société de VOD basée au Luxembourg. La ministre en a parlé… en fiscaliste : « C’est une situation qui ne doit pas se régler en vilipendant les sociétés qui font un choix de rationalité économique », mais en « faisant en sorte qu’on harmonise les conditions fiscales au niveau européen ».
Capter les cerveaux
Depuis sa nomination, Fleur Pellerin a davantage été amenée à travailler sur les dossiers numériques que sur la « vieille culture ». C’est l’évolution du poste qui veut ça. C’est aussi une question d’appétence. Entre plusieurs chemins, elle emprunte le plus familier. Et quand elle s’aventure dans le champ de la création, elle est surtout à l’aise dans les lieux où art et argent font bon ménage, comme la FIAC, Paris Photo, la Fondation Louis-Vuitton, l’exposition Jeff Koons, le chantier du Louvre à Abou Dhabi.
Pour enfoncer le clou, elle a exposé sa vision de la culture aux Rencontres professionnelles du cinéma, à Dijon, le 17 octobre, sur le thème : « Quelle régulation peut encore enrayer la dépréciation du cinéma et de la culture ? » Au passage, on a pu vérifier qu’entre deux Prix Nobel français, celui qu’elle connaissait sur le bout des doigts n’est pas Patrick Modiano mais l’économiste Jean Tirole, dont elle a rappelé qu’elle était proche.
Dans son discours, donc, Fleur Pellerin s’est demandé comment amener le public à découvrir des œuvres françaises noyées dans l’abondance d’offre. Bonne question. Réponse surprenante, qui s’appuie sur un concept des années 1960, « l’économie de l’attention », revenu en force avec Internet : « L’attention est la ressource rare, et pas les contenus », dit la ministre. On n’est pas loin de la formule de Patrick Le Lay, patron de TF1, dans un livre de 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible. »
Le « contenu » remplace le film
Pour capter les cerveaux, la ministre vante les « algorithmes de recommandation de contenus » – vous aimez tel livre, vous aimerez tel autre. Elle veut aussi « aider le public à se frayer un chemin dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents pour lui ». Jamais un ministre de la culture n’avait adopté un vocabulaire aussi « économiste » : pour Mme Pellerin, le « contenu » remplace le film, le « consommateur » se substitue aux personnes. En 2007, le président Nicolas Sarkozy s’était fait allumer pour avoir envisagé de fixer des « obligations de résultat » aux théâtres subventionnés. S’il avait pronconcé le discours de Mme Pellerin, il aurait été crucifié.
La ministre a raison de s’interroger sur les enjeux numériques ou de ferrailler avec Google. Mais comme l’explique le critique Jean-Michel Frodon, le 27 octobre sur Slate.fr, une politique culturelle ne consiste pas à se calquer sur les méthodes d’Amazon en donnant aux gens ce qu’ils aiment, mais à inciter ces derniers à découvrir des œuvres qu’ils ne connaissent pas. On appelle cela l’éducation artistique. Au lieu de cela, conclut Frodon, en voulant « glisser parmi les produits culturels dominants le plus possible d’objets made in France », la ministre mènerait « une politique commerciale, pas une politique culturelle ». Guy Konopnicki, dans une chronique publiée dans Marianne, le 7 novembre, va dans le même sens : si la culture est réduite à « une marchandise à vendre dans le temps disponible », autant transformer le ministère en « secrétariat d’Etat au commerce culturel ».
Fleur Pellerin n’est en place que depuis trois mois. Mais l’exemple de ses prédécesseurs prouve qu’il faut afficher d’emblée un cap et une politique, surtout face à un monde culturel replié sur lui-même, déboussolé par les coupes budgétaires, l’abandon des grands travaux et le mariage intensif entre privé et public. Elle doit dire ses priorités à l’échelle du territoire, les innovations à mettre en place, les sacrifices à faire. Qu’elle abandonne aussi son langage techno pour parler avec ses tripes, y compris sur la défense des auteurs sur Internet, où on la sent curieusement en retrait.
Elle s’est lâchée une fois – sur Twitter, bien sûr. Quand le sex toy géant de l’artiste Paul McCarthy a été vandalisé, place Vendôme : « On dirait que certains soutiendraient volontiers le retour d’une définition officielle de l’art dégénéré. » Plutôt déplacé. Il est temps que Fleur Pellerin trouve le ton juste et hiérarchise les enjeux.
Michel Guerrin
Journaliste au Monde