Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement révolutionnaire s’est trouvé confronté à une situation imprévue. Le régime bureaucratique soviétique avait non seulement survécu à la guerre, mais il semblait connaître une expansion en Europe orientale. Le capitalisme, à bout de souffle dans les années 1930, paraissait reprendre vigueur. En 1947, le jeune militant Ernest Mandel s’accrocha dans un premier temps à l’idée que ce boom n’était qu’un répit de courte durée avant un nouvel essor révolutionnaire. Constatant les effets du plan Marshall sur le rétablissement de la production et la stabilisation de la situation en Europe, certains trotskistes, comme Tony Cliff ou Nahuel Moreno, se montrèrent plus perplexes lors du congrès de la 4e Internationale en 1948. Lorsqu’il devint clair qu’il s’agissait bien du début d’une période d’expansion durable, Ernest Mandel s’attacha à élucider l’énigme de cette vitalité retrouvée du capital. Sa réflexion théorique sur les cycles d’accumulation et les crises constitue dès lors un des fils conducteurs de son œuvre économique, du Traité d’économie marxiste (1962) au livre sur les ondes longues présentement édité en français, en passant par Le troisième âge du capitalisme (1972), La crise (1978), El Capital : Cien Años de Controversias a la Obra de Marx (1985) [1].
Comment expliquer le dynamisme retrouvé du capitalisme des « trente glorieuses » ? Et pourquoi le dénouement de la Deuxième Guerre mondiale ne s’est pas traduit, à la différence des années 1920, par la renaissance d’un puissant mouvement révolutionnaire dans les pays capitalistes développés ? Les réponses de Mandel à ces questions ne sont jamais simplificatrices. Les tendances économiques lourdes y sont étroitement mêlées aux innovations technologiques, aux luttes sociales, et aux événements politiques. Mandel fut ainsi, dans les années 1960, un des tout premiers à reprendre le débat interrompu dans les années 1920 sur les cycles de développement capitaliste, à partir d’une relecture de Kondratieff, alors victime de l’amnésie organisée par l’orthodoxie stalinienne. Alors que la « périodicité régulière » des crises concernait exclusivement, chez Marx, les crises approximativement décennales du cycle industriel ou commercial, des fluctuations d’une autre ampleur furent statistiquement enregistrées dès le début du 20e siècle par des économistes académiques (comme Jean Lescure ou Albert Aftalion), comme par des théoriciens socialistes (comme Parvus ou Van Gelderen). Mais la première synthèse corrélant les mouvements longs des prix et ceux de la production fut celle de N. D. Kondratieff dans des articles et conférences de 1922 à 1926 [2]. Depuis les travaux de Simiand et de Schumpeter dans l’entre-deux-guerres, la théorie des grands cycles était cependant tombée en disgrâce. L’expansion des « trente glorieuses », l’atténuation des cycles courts, l’efficacité relative des politiques anticycliques nourrissait l’illusion que le spectre de la crise était définitivement conjuré. Alors que semblaient triompher les théories de l’équilibre, du néocapitalisme organisé et de la croissance maîtrisée, Mandel fut donc l’un des rares auteurs à maintenir et développer la théorie des ondes longues. Si nombre d’interrogations liées à cette théorie restent sans réponse, l’hypothèse des ondes longues s’est pourtant imposée dans les programmes de recherche à l’épreuve de la longue dépression initiée dans les années 1970 [3].
Mandel fut aussi parmi les premiers à saisir la portée historique du retournement, de cycle ou d’onde, intervenu au milieu des années 1960-1970, et à en donner une interprétation complexe non réductible, comme le fit l’économie vulgaire, à un effet mécanique de la « crise pétrolière » de 1973. À l’épreuve de ce retournement, il approfondit la distinction terminologique entre cycle et onde, visant à corriger l’interprétation mécaniste à laquelle pourrait prêter la notion de cycle. Il reprend à cette fin la problématique esquissée par Trotsky dans les années 1920. Dans son rapport de juin 1921 au 3e congrès de l’Internationale communiste sur La crise économique mondiale et les tâches de l’Internationale, il avait engagé le fer contre ceux qui établissaient un lien mécanique entre crise économique et situation révolutionnaire. Dans son article de 1923 sur La courbe du développement capitaliste, il insistait à nouveau, contre Kondratieff, sur la complexité des liens entre économie et politique : « C’est une tâche difficile, et même impossible à résoudre pleinement que de déterminer les impulsions souterraines transmises par l’économie à la politique d’aujourd’hui. » Les cycles ont selon lui une valeur explicative réelle, mais « nous ne pouvons pas faire que ces cycles expliquent tout : c’est exclu pour la simple raison que ces cycles eux-mêmes ne sont pas des phénomènes économiques fondamentaux, mais dérivés ». Si le capitalisme se caractérisait par la seule récurrence des cycles, « l’histoire ne serait jamais qu’une répétition complexe et non un développement dynamique. »
L’un des problèmes majeurs posé aux révolutionnaires à la fin des années 1970 par l’entrée dans une nouvelle onde longue dépressive était (et demeure) celui des conditions d’une nouvelle onde expansive. Autant le retournement à la baisse peut être compris théoriquement à la lumière de la chute tendancielle du taux de profit, autant le retournement à la hausse semble requérir une modification radicale des rapports de forces et des conditions politiques et institutionnelles modifiées de mise en valeur du capital. Mandel souligne ainsi que l’originalité de sa propre conception des « ondes longues asymétriques » tient à ce que « nous nous appuyons sur la relative autonomie du facteur subjectif pour en conclure que la sortie d’une onde longue dépressive n’est pas prédéterminée mais dépend des luttes de classes entre forces sociales vives ». Il répudie ainsi l’économisme et le déterminisme hérités de la 2e Internationale. L’opposition entre les facteurs « endogènes » (économiques) qui détermineraient le retournement de l’onde à la baisse, et les « facteurs exogènes » (extra-économiques) qui en détermineraient le retournement à la hausse, reste cependant tributaire d’une séparation trop formelle entre économie et politique, objectivité et subjectivité :
« Pour toutes les raisons développées, nous tenons à notre concept d’un rythme fondamentalement asymétrique des ondes longues du développement capitaliste. Le retournement d’une onde longue expansive vers une onde dépressive est fondamentalement endogène, mais le passage de l’onde longue dépressive à l’onde longue expansive ne l’est pas. Il dépend plutôt des changements radicaux dans l’environnement historique et géographique général du mode de production capitaliste qui sont susceptibles d’induire un redressement fort et soutenu du taux moyen de profit. »
Il n’en demeure pas moins que la pensée d’Ernest Mandel s’oppose à la simplification harmoniciste, selon laquelle le capitalisme aurait surmonté ses contradictions intimes et atteint un régime de croissance illimité, comme à la simplification catastrophiste, s’obstinant à nier les formes nouvelles du capitalisme mondial pour continuer à prophétiser en permanence sa crise finale. Cette position lui valut d’essuyer des feux croisés, accusé tantôt de prophétiser une crise improbable, tantôt de céder aux sirènes d’un « néocapitalisme » maître de ses contradictions. Ces contradictions demeuraient pourtant bel et bien réelles à ses yeux. Elles conduisaient non seulement à une crise généralisée des rapports sociaux, mais aussi à une crise des rapports culturels et des rapports aux conditions naturelles de reproduction de l’espèce. Son programme de recherche s’est ainsi révélé particulièrement fécond. Alors que la théorie économique dominante s’était construite, comme le rappelle Francisco Louçã, « sur les propriétés newtoniennes d’un univers atomistique », sa théorie des ondes longues était « historique par essence et se conformait aux exigences épistémologiques d’une approche réaliste de l’économie ». Pour élucider la conjonction des régularités tendancielles et des irrégularités périodiques, Mandel oppose ainsi à un marxisme mécaniste comme à la « mystique de l’équilibre » des économies classiques, les notions de « variables partiellement autonomes » et de « déterminisme dialectique ».
Il reprend ainsi et développe la logique dialectique de Marx, à l’œuvre dans la troisième section du livre 3 du Capital sur la baisse tendancielle du taux de profit, « loi à double face selon laquelle les mêmes causes provoquent une diminution du taux de profit et l’augmentation simultanée de la masse absolue de ce dernier [4] ». Étrange loi en effet, que cette « loi tendancielle » qui contient les causes « qui la contrecarrent » et développe ses propres « contradictions internes ». De telles formules impliquent une causalité différente de la seule causalité mécanique et linéaire classique de cause à effet. Ainsi la dynamique d’une phase expansive ne peut, insiste Mandel, s’expliquer par la seule logique du « capital en général ». Elle implique « une série de facteurs extra-économiques, tels que les guerres de conquête, l’élargissement ou la contradiction de l’ère d’accumulation du capital, la concurrence intercapitaliste, la lutte des classes, les révolutions et les contre-révolutions, etc. »
Ernest Mandel distingue ainsi les cycles économiques d’un « cycle long de la lutte des classes, de montée et déclin de la combativité et de la radicalisation de la classe ouvrière, relativement indépendantes des ondes longues d’accumulation, mais entrelacé à elles dans une certaine mesure ». La vérification empirique d’un tel « cycle long de la lutte des classes » reste à faire. D’aucuns s’y sont essayés [5]. Une première difficulté réside dans les indicateurs retenus et dans leur fiabilité. À supposer qu’elle soit résolue (par une statistique rigoureuse des grèves, des résultats électoraux, des effectifs syndicaux et des mouvements sociaux), on pourrait sans doute établir des relations entre les fluctuations économiques et la conflictualité sociale. Ce lien ne suffirait pourtant pas à fournir des raisons explicatives à la périodicité d’un cycle long de la lutte des classes, sauf à tourner en rond en la déduisant (quelque peu mécaniquement !)… du cycle économique ! Jusqu’à la fin de sa vie, Ernest Mandel a rêvé d’une théorie des cycles de la lutte des classes dialectiquement articulée à celle des ondes longues. Rêve de formalisation sans doute inaccessible, dans la mesure où il se heurte aux effets complexes de la discordance des temps [6].
Au troisième chapitre des Ondes longues, Mandel évalue le développement historique du capitalisme à la lumière des changements intervenus depuis la Première Guerre mondiale :
« À compter de cette date débute une nouvelle période historique impliquant à la fois un déclin relatif et une rétraction de l’aire d’opération géographique de ce mode de production. Bien qu’elles n’en soient nullement les seules manifestations, la victoire de la Révolution russe et les reculs infligés par la suite au système capitaliste international, en Europe de l’Est, en Chine, à Cuba et au Vietnam, expriment ce retournement de tendance de manière significative. »
Depuis que ces lignes ont été écrites, la Russie et la Chine ont été réintégrées dans l’espace de la mondialisation marchande. Des millions de travailleurs de ces pays ont été brutalement jetés sans protection sociale sur le marché mondial du travail. Malgré les défaites infligées au mouvement ouvrier à l’échelle mondiale, malgré le rétablissement des taux de profits, malgré les performances financières des multinationales et des fonds de pension, l’onde dépressive ne s’est cependant pas retournée à la hausse. Nous nous trouvons au seuil d’une époque nouvelle, bien différente de celle de l’après-guerre dont Ernest Mandel s’est efforcé de déchiffrer les énigmes. Il revient donc à la nouvelle génération d’apprendre à manier les outils conceptuels qu’il lui a légués pour déchiffrer celles du présent.
Daniel Bensaïd