Le cadre des analyses socio-politiques présentées tant dans l’introduction que dans le livre est, le plus souvent, celui élaboré par Léon Trotski et les groupes issus de ce courant politique. Mais, à l’instar de la lecture critique de Patrick Le Trehondat dans son introduction, qui qualifie cette analyse de très partielle, je souligne que les théorisations autour de « État ouvrier bureaucratique dégénéré » conduiront beaucoup, mais pas tout-e-s « à la défense d’une révolution politique ignorante de l’ensemble des rapports d’exploitation et de domination bureaucratiques qui avaient gangrené l’ensemble de la société soviétique ».
Au centre des analyses et des interrogations la notion/concept de bureaucratie. Le préfacier ajoute, entre autres, « percer à jour la véritable nature sociale de la bureaucratie reste une tâche indispensable, car il faut imaginer les nécessaires pare-feu à la reproduction de ce type de processus, qui, on le sait depuis l’expérience soviétique, devient très vite tentaculaire, s’immisce dans tous les pores de la société et au bout du compte devient le linceul de toute dynamique de transformation sociale ».
Des pistes de travail. Il est possible de s’appuyer sur les analyses d’Antoine Artous sur le fétichisme : Le fétichisme chez Marx – Le marxisme comme théorie critique, Editions Syllepse 2006, Marchandise, objectivité, rapports sociaux et fétichisme [1] et bien sûr sur les élaborations autour de l’autogestion. Voir par exemple Coordination Lucien Collonges (collectif) : Autogestion hier, aujourd’hui, demain, Editions Syllepse 2010, Ce qui auparavant paraissait souvent impossible souvent s’avère très réaliste [2].
Quoiqu’il en soit, la notion analytique de capitalisme bureaucratique utilisée par Au Loong Yu permet de montrer les contradictions à l’œuvre en Chine. « Cependant, pour ma part, je préfère caractériser le système actuel chinois comme une variante de capitalisme bureaucratique, parce que, en dehors des traits communs qu’il porte avec le capitalisme d’État autoritaire, il comporte également des particularités propres qui ont une incidence sur les relations concrètes entre les classes et l’État ».
L’auteur nous rappelle le droit exclusif, et inscrit dans la constitution, du Parti Communiste Chinois, et donc de la non-démocratie élevée au rang de principe. Il caractérise ce parti comme celui de la bureaucratie et détaille le contrôle à « tous les niveaux administratif, législatif et judiciaires ainsi que des forces armées ». Il souligne aussi les fonctions que se sont attribuées ces bureaucrates : les fonctions bureaucratiques d’État combinées à celles, « privées » des capitalistes, « les bureaucrates chinois combinent les deux fonctions et perçoivent simultanément un salaire et captent une partie de la plus-value ».
Si certaines analyses sous-estiment des contradictions irréductibles au fonctionnement de l’État et des sociétés, celles sur les deux vagues de privatisations effectuées, le capital détenu individuellement par des bureaucrates et le capital collectif détenu par l’intermédiaire de l’appareil d’État/parti font ressortir les intérêts « coagulés », les stimulants économiques, le contrôle stratégique sur des branches décisives de l’économie, les formes de coopérations avec le capital étranger. Sans oublier l’État fort, « la restauration du passé glorieux », la corruption, etc.
« Énormes investissements publics », politiques « pro-business » se combinent avec la répression des travailleuses et des travailleurs. Les salarié-e-s n’ont pas le droit de créer des syndicats indépendants du parti/État. Sans organisation collective de défense des salarié-e-s, le développement s’est accompagné d’un baisse de la part des salaires dans la richesse produite (PIB) : 53% en 1998, 41% en 2005…
L’auteur souligne, entre autres, deux autres dimensions, l’immense marché intérieur et la très grande rapidité avec laquelle s’est effectuée la prolétarisation des paysan-ne-s. Au Loong Yu montre le rôle du hukou (immatriculation familiale de résidence) dans la mise en place d’une forme d’apartheid social.
L’auteur détaille pourquoi le développement économique et ses formes particulières de rapports sociaux engendrent des « opposant-e-s potentiel-le-s », les conséquences possibles de la formation « d’une nouvelle classe ouvrière » composée des travailleurs et travailleuses migrantes venu-e-s des régions rurales. Et s’il n’existe pas, encore aujourd’hui, d’organisation permanente de ces ouvrier-e-s, les multiples luttes victorieuses sur les salaires et les conditions de vie et de travail ne pourront rester sans effets sur la structuration et l’auto-organisation dans le futur. Les exemples cités, y compris de petites coordinations locales, en montrent tout le potentiel.
L’auteur prend en compte l’ensemble des positionnements nécessaires pour celles et ceux qui se réclament du socialisme, de la transformation radicale de la société et de tous les rapports sociaux, « ils doivent se montrer activement partisans de tout élargissement des libertés civiles et des libertés politiques sans succomber au discours démocratique et libéral sur le marché ».
J’ai aussi été intéressé par les analyses sur le PCC, comme par exemple : « si le parti déploie une impressionnante propagande sur de grandes questions telles que la « démocratie dans l’entreprise » ou « les travailleurs prennent les choses en mains », la politique concrète et les clauses légales « écrites en petits caractères », sont là pour garantir la pérennité du monopole du pouvoir du comité du parti qui balaie les droits juridiques et politiques des travailleurs ». Ici le maquillage de la réalité derrière la novlangue néolibérale, là-bas, derrière celle du langage bureaucratique…
Ici un gaspillage par la dictature des intérêts privés, là bas par celle des bureaucrates, « gaspillage massif du travail socialement utile et hautement qualifié ».
Les chapitres sur « La résistance ouvrière (1989-2009) » et « Nouveaux signes d’espoir : les résistances en Chine aujourd’hui » sont particulièrement révélateurs des contradictions sociales. Grèves, création d’organisations indépendantes, mais aussi alliance difficile entre salarié-e-s et étudiant-e-s, massacre du 4 juin, licenciement de 60 millions de salarié-e-s, tentative de transformer le syndicat officiel en véritable syndicat, solidarités interentreprises, résistance des travailleurs et travailleuses migrant-e-s, concessions arrachées, luttes contre les privatisations, luttes environnementales…
Je suis plus dubitatif sur l’argumentation autour d’une « conscience socialiste encore vivante ».
Un ouvrage pour mieux connaître les réalités « chinoises », combattre les mythes renouvelés sur le « péril chinois » et en défense de « notre » capitalisme. Et peut-être tisser des solidarités actives avec celles et ceux qui luttent à la fois pour une réelle démocratisation de la société, des augmentations de salaires, le droit de contrôle et d’autogestion, des améliorations des droits individuels et collectifs, y compris ceux liés à l’autodétermination des populations (comme au Tibet, comme le décline l’auteur dans son dernier chapitre) et s’interroger accessoirement sur la présence des représentants du parti/État à une fête dite de l’humanité.
Compléments possibles : Écologie et politique n°47 : Les Écologies politiques aujourd’hui (5) Chine et plus particulièrement sur les femmes : Sous la direction de Tania Angeloff et Marylène Lieber : Chinoises au XXIe siècle. Ruptures et continuités, La Découverte 2012, L’espace, le temps et le corps des dagongmei sont strictement limités [3].
Didier Epsztajn