Les Etats-Unis s’avèrent toujours – et de loin ! – la première puissance mondiale, mais son leadership est entamé par la crise de la présidence Obama ainsi que par son incapacité à répondre à l’ensemble de ses engagements internationaux. La constitution de l’UE n’a pas permis l’émergence d’un impérialisme européen unifié ; la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ne pèsent plus que marginalement sur le plan géopolitique global. Le Japon ne s’est pas encore émancipé de la tutelle stratégique US ; politiquement incapable de se projeter militairement au-delà de son environnement immédiat, son poids se joue encore essentiellement sur le terrain économique, alors que son économie stagne.
Restent pour postuler au rang de deuxième puissance mondiale la Russie et la Chine. Disons succinctement que la Russie est une puissance « confinée » à ses marches eurasiatiques, affaiblie par l’instabilité chronique du régime, trop dépendante de l’exploitation des ressources naturelles (en 2014 le pétrole et le gaz représentent plus de 70% de ses exportations). Ilya Boudraïtskisa juge ainsi que « la crise en cours est en fait systémique », « prédéterminée par le modèle du capitalisme postsoviétique, basé essentiellement sur l’exploitation des ressources naturelles » [1]. L’influence de la Chine est elle en expansion.
Russie et Chine sont toutes deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU dotés du droit de veto, ce qui leur donne un pouvoir particulier sur les affaires du monde. Cela n’en fait pas des puissances « universelles », statut réservé aux seuls Etats-Unis. Moscou peut être directement impliquée dans des zones clés de conflits où Pékin reste prudemment en retrait, faute d’y avoir une histoire, des racines. C’est notablement le cas au Moyen-Orient où la Russie est l’un des principaux soutiens du meurtrier régime Assad. Cependant, la réciproque est plus que vraie, la Chine disputant maintenant à Washington l’hégémonie sur l’Asie orientale grâce à son poids économique et sa capacité navale croissante.
Quand Washington reconnaît la puissance chinoise
Les relations entre Etats-Unis et Chine sont complexes : interdépendance objective en certains domaines (financements, débouchés marchands…), mais aussi et surtout rivalité croissante, compétition, conflits… Washington doit de plus en plus prendre en compte le « facteur Chine ». Il est bien trop tard pour espérer isoler et contenir cette nouvelle puissance, étouffer son envol ; il lui faut reconnaître le fait accompli et adapter en conséquence sa stratégie. La présidence US l’a fait par deux fois cette année de façon spectaculaire.
RIMPAC. En invitant tout d’abord Pékin à participer aux plus grandes manœuvres navales du monde qui se tiennent tous les deux ans dans l’océan Pacifique – « Rim of the Pacific » (Rimpac). Pour le journaliste du Monde Harold Thibault, « La présence chinoise est l’aboutissement des efforts déployés par Washington et Pékin pour aboutir à une relation de “maturité“, dans laquelle l’évidente concurrence stratégique ne bloque pas les échanges économiques, et où prévisibilité et transparence limitent le risque d’incidents militaires. » [2], sans que cela fasse pour autant de la Chine une puissance amie : elle s’est ainsi vu refuser la participation à un exercice d’assaut sur un navire US – la loi états-unienne interdit de s’exposer ainsi, lors d’opération de simulation, à un « ennemi potentiel ».
Pour Ni Lexiong (universitaire de Shanghai, expert des questions navales), en matière de sécurité, les Etats-Unis pensent nécessaire de préférer la collaboration à l’isolement – une leçon de la guerre froide ; quant à la Chine, tout en avançant ses revendications territoriales, elle tente de se montrer plus souple dans l’art de la diplomatie militaire. « Les deux espèrent établir une sorte de confiance, mais celle-ci est inatteignable, car le scepticisme est lié à des contradictions structurelles, qui ne sauraient être résolues par la seule communication militaire » [3]. Pour Andrei Chang, rédacteur en chef de Kanwa (revue de Hongkong spécialisée sur la défense en Asie), duelle, la politique américaine oscille entre engagement mutuel et efforts pour endiguer l’ascension chinoise. « L’exercice permet aussi de montrer les muscles américains dans le Pacifique, de dire à la Chine qu’elle est encore loin derrière et qu’elle n’a qu’à se tenir à carreau » [4]. Et Harold Thibault de conclure : « La Chine n’est pas dupe, et probablement n’est-ce pas un hasard si elle a profité de ce mois de juillet pour tester un système de missiles anti-satellites, un pan important de sa stratégie dite « anti-accès », consistant à travailler sur sa capacité à neutraliser les moyens américains, consciente qu’elle ne disposera pas d’outils offensifs équivalents avant longtemps. » [5]
CLIMAT. Le12 novembre 2014, en marge du sommet de l’APEC, la Chine et les Etats-Unis ont théâtralement signé un accord sur le climat négocié depuis neuf mois. La grande presse s’est empressée de saluer des « accords historiques » ou « décisifs »... Pour le combat contre le réchauffement climatique, il n’y a pourtant pas lieu de sabler le champagne. Ces accords annoncent en effet une hausse continue de la production des gaz a effets de serre pour toute la période à venir [6]. L’Agence internationale de l’énergie ne s’y trompe pas. Elle prévoit une augmentation mondiale de la consommation d’énergie de 37% en 2040 (dont de pétrole et du gaz de schistes) – conduisant à une hausse moyenne de température sur terre de 3,6% : un véritable scénario catastrophe ! Les pétroliers ne s’y trompent pas plus, eux qui planifient une croissance de leur production et de leurs bénéfices.
Ce qui rend en revanche « historique » l’accord sino-américain sur le climat, c’est qu’il a été bilatéralement préparé par la Chine et les États-Unis, en dehors de tout cadre de négociation international. Ainsi, les gouvernements de ces deux pays (qui « pèsent » ensemble 40-45% des émissions mondiales de gaz à effet de serre), ont fixé un cadre, définit les limites de leurs engagements, avant les rendez-vous de Lima (conférence de l’ONU de décembre 2014) et de Paris (décembre 2015). C’est une politique du fait accompli : Washington et Pékin font savoir, note Maxime Combes, « qu’ils ne se laisseront imposer des objectifs de lutte contre les dérèglements climatiques ni par l’ONU, ni par les autres pays, ni par les exigences scientifiques ». Ils « expriment clairement que leurs engagements en matière de climat sont fonction de leurs propres situations nationales et de l’équilibre géopolitique entre leurs deux puissances, et non du partage des efforts planétaires à accomplir. » [7]
La politique du fait accompli n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau – et remarquable –, c’est que dans cette entreprise, Washington ait choisi Pékin pour partenaire.
Rimpac, Climat… La puissance chinoise ne peut plus être ignorée tant sur le plan économique et financier que militaire (au moins sur le théâtre d’opération est-asiatique), elle est maintenant reconnue comme un acteur majeur de la géopolitique mondiale.
Deuxième puissance militaire
L’armée russe est généralement classée en deuxième position derrière celle des Etats-Unis du fait de son très important arsenal nucléaire – et l’armée chinoise en troisième. Néanmoins, dans l’article cité plus haut, Harold Thibault qualifie en passant la Chine de « deuxième puissance militaire ». Il y a de très bonnes raisons à cela.
La hiérarchie des armées n’est pas facile à établir, car elle dépend notamment de l’importance accordée à chaque type d’armes – et à la qualité technologique de ses dernières, ainsi que d’autres facteurs (budget, capacité opérationnelle et qualité au combat…). Dans les cas russe et chinois, de gros efforts budgétaires et de modernisation sont en cours – y compris (au moins pour la Chine) grâce à un intense espionnage militaro-industriel visant en priorité les Etats-Unis.
La Chine dispose d’un armement nucléaire suffisamment significatif pour « peser » en ce domaine. Elle l’emporte au moins quantitativement sur la Russie dans presque tous les autres [8] : 2 285 000 hommes sous les drapeaux, soit les effectifs les plus importants au monde (contre environ 1 150 000 pour la Russie, au 5e rang des effectifs [9]), 8000 tanks (quelque 2800), 5000 aéronefs (4500), 972 vaisseaux de guerre (224), dont un porte-avion de fabrication soviétique mis en service actif en 2012, un second, de fabrication nationale, étant en construction et un troisième envisagé (un pour la Russie, un second planifié, d’autres envisagés). 70 sous-marins de diverses catégories (près de 60 russes.)
La Russie et la Chine bénéficient toutes deux de longues frontières qui les mettent au contact direct de zones fort importantes : en Europe, au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Sibérie et en Asie du Nord-Est pour la première ; en Asie centrale, Asie du Sud, Asie du Sud-Est et Orientale, Sibérie et Asie du Nord-Est pour la seconde. Mais cette dernière se trouve au cœur d’une région clé par son poids économique comme par ses détroits stratégiques ; elle a un large accès à une mer chaude et peut déployer plus librement sa flotte militaire.
Il était géographiquement difficile à la Russie de devenir une grande puissance navale, mais le pays est mieux doté que la Chine en ressources primaires comme les hydrocarbures, ce qui assure l’indépendance de l’approvisionnement de son armée terrestre. Il faut cependant souligner que la présence océanique est essentielle au développement d’un impérialisme. Sur ce plan, c’est la Chine qui est la mieux lotie des deux.
Ni la Russie [10] ni la Chine ne bénéficient certes du réseau de base militaires que possèdent à l’étranger les Etats-Unis (ou même, à une bien moindre échelle, la France), de « possessions » outremer (à l’instar des impérialismes européens traditionnels) ou des accords bilatéraux qui permettent aux forces et services spéciaux US de stationner dans de nombreux pays. Mais Pékin a déployé sa force navale en mer de Chine où elle prend possession des îles et îlots non habités, y implante des installations militaires plus ou moins symboliques, assurant une présence permanente sur un vaste territoire maritime. Elle projette des unités dans l’océan Indien et aux abords du golfe persique à l’occasion d’opérations conjointes contre la piraterie (ainsi qu’au Mali contre le « terrorisme »). Elle commence à sécuriser ses voies de communication internationales en achetant ports, aéroports, compagnies de navigation… Elle participe militairement à des missions de l’ONU, comme en Afrique en République démocratie du Congo ou au Soudan Sud.
La Chine développe aussi sa coopération militaire avec un nombre croissant de régimes, offrant bourses de formation, vente de matériel… et la possibilité pour ses navires de guerre de mouiller dans des ports étrangers. Elle s’installe progressivement dans le paysage stratégique et militaire mondial.
Talon d’Achille, l’armée chinoise n’a pas été depuis longtemps éprouvée au combat et ses unités manquent d’expérience ; alors que des centaines de milliers de soldats US ont récemment reçu le baptême du feu en Afghanistan, Irak.... La Chine est aussi loin de la sophistication technologique des systèmes d’armes états-uniens (ou même français avec le chasseur multirôle Rafale ou le porte-hélicoptère d’assaut Mistral, un très gros bâtiment de projection et de combat). Mais elle écrase de sa puissance ses voisins d’Asie du Sud-est. En Asie du Nord-Est, où elle fait face au Japon et aux principales bases US, elle peut faire monter très haut les enchères, comme la Russie à sa frontière européenne.
Poids régional, marché mondial
Le jeu de puissances engagé en Asie orientale ne se résume évidemment pas à une montée des tensions militaires. Le Premier ministre Shinzo Abe sait que le « révisionnisme historique » qu’il prône en réhabilitant le Japon impérial provoque l’indignation en Asie et que l’économie nippone paie un lourd tribut pour la dégradation des relations sino-japonaises. Il a décidé de calmer quelque peu le jeu en invitant le 10 novembre dernier le président Xi Jinping à un bref entretien et, même s’il n’a rien promis, c’est bien Tokyo qui a dû amorcer un geste diplomatique d’apaisement à l’égard de son puissant voisin. L’influence politique de Pékin se renforce en Thaïlande, mais aussi en Afghanistan où le nouveau président, Ashraf Ghani veut compenser le désengagement de l’Otan avec l’aide de Pékin et de son entregent au Pakistan.
Pékin oppose au Partenariat transpacifique prôné par Washington (et dont elle est exclue) un autre accord de libre-échange, le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) et une autre banque régionale : l’Asian Infrastructure Investment Bank, alternative à la Banque de développement asiatique. Promettant une nouvelle sphère de coprospérité, appuyée par la « diplomatie de la route de la soie » qu’elle déploie « dans son proche et lointain voisinage », « au gré d’accords commerciaux, d’investissements en réseaux de transport et de structures de portage financier – comme le Fonds de la Route de la soie, destiné à interconnecter les pays asiatiques » [11]. La Corée du Sud doit prendre en compte l’accroissement de sa dépendance à l’égard de la Chine qui est aujourd’hui le premier client (absorbant 26% des exportations) et le premier fournisseur du pays. Séoul fait de nécessité vertu en envisageant un traité de libre-échange avec Pékin et en offrant aux investisseurs étrangers une « porte d’entrée » vers la Chine. L’Australie a accepté de signer un accord qui accorde des garanties outrancières aux entreprises chinoises quant à la protection de leurs investissements, la réalisation de leurs profits.
Pékin continue à avancer ses pièces sur l’échiquier mondial. Les bourses de Shanghaï et Hong Kong constituent une plateforme d’échange commune offrant aux investisseurs étrangers un accès nouveau au marché intérieur, ouvrant progressivement et prudemment la voie aux flux de capitaux et donnant un coup de fouet à l’internationalisation du yuan, la monnaie chinoise. La Chine fait son entrée de plain-pied sur le marché mondial des centrales nucléaires, où opère un club assez fermé : Etats-Unis, Japon, France, Russie et Corée du Sud. Elle se développe de même sur le marché de l’aéronautique civile ou militaire. Elle renforce rapidement ses positions internationales dans la construction, le BTP (bâtiment travaux publics).
Henri Wino relève que « la Chine est désormais (après les USA et le Japon), le troisième pays investisseur international (avec en 2013, 101 milliards de $ d’IDE, contre 136 milliards pour le Japon et 338 milliards pour les Etats-Unis). Les IDE en provenance de Chine atteignent presque le niveau des IDE qui entrent en Chine (124 milliards en 2013). Pour avoir une idée de l’importance réelle de la Chine en la matière, il conviendrait sans doute de tenir compte des flux concernant Hong Kong (non inclus dans les chiffres précédents) : les IDE sortant de Hong Kong se sont élevés en 2013 à 92 milliards de dollars (4e rang mondial) pour des entrées de 77 milliards de dollars. A propos des IDE en provenance de Chine, le rapport précise qu’en 2013, les “sorties d’IDE ont fait un bond de 15 %, à101 milliards de dollars, en raison d’un certain nombre de méga transactions dans des pays développés. D’ici deux à trois ans, les sorties d’IDE de la Chine devraient être supérieures à ses entrées“ » [12] [13].
Puissance impérialiste
Dans un article récent, j’avais prudemment qualifié la Chine d’impérialisme « en constitution » [14]. Mais peut-on qualifier ainsi une puissance qui a d’ores et déjà atteint le deuxième rang, tant sur le plan du poids économique que militaire ? Je pense maintenant que ma formulation était trop timide.
Il est vrai que l’envol de la Chine capitaliste est récent et que ses soubassements ont leurs fragilités, ce qui pousse à la prudence du jugement. La dette, la bulle immobilière, la corruption et bien d’autres facteurs internes ou externes peuvent plonger le pays dans la crise. Mais si crise il y a, cela sera celle d’une grande puissance avec des répercussions internationales majeures.
Au jour d’aujourd’hui, impérialiste ne veut pas dire exempté du danger de crise. De plus aucun Etat impérialiste ne possède actuellement tous les attributs classiques usuellement attachés à ce rang dominant dans l’ordre mondial – à part les Etats-Unis. L’Allemagne est économiquement la puissance européenne dominante, mais l’état de la Bundeswehr (en principe la 7e armée du monde), est « déplorable » de l’aveu même de Berlin, la majorité de ses avions, hélicoptères de combat, sous marins étant hors service [15]. De façon générale, l’austérité imposée en Europe par le FMI, la commission européenne ou les gouvernements nationaux frappe de plein fouet les budgets de la Défense. Chacune de ces puissances traditionnelles garde quelques atouts (telle la place financière britannique), mais décline par ailleurs.
Les Etats-Unis ne constituent pas pour autant un « super impérialisme » solitaire : la rivalité entre grandes puissances s’exaspère au contraire, en particulier avec la Chine. Washington aurait besoin d’alliés impérialistes « seconds », mais fiables. Elle ne les a pas, alors que la mondialisation capitaliste débouche sur la multiplication de crises incontrôlées [16].
Quels Etats, dans le monde d’aujourd’hui, pouvons-nous qualifier d’« impérialiste » ? La question mérite débat. Je tends pour ma part à utiliser ce terme pour définir toutes les puissances capitalistes dont les bourgeoisies ne sont pas organiquement subordonnées à des impérialismes traditionnels et qui ne jouent pas pour l’essentiel un rôle confiné de « sous-impérialisme ». A commencer par la Chine.
Pierre Rousset