Il y a 30 ans, le 3 décembre 1984, à minuit cinq, 40 tonnes d’un produit chimique hautement toxique, l’isocyanate de méthyle, s’échappent de l’usine de pesticides appartenant à la multinationale Union Carbide Corporation. Nous sommes à Bhopal, dans le centre de l’Inde. Le désastre industriel le plus meurtrier du XXe siècle vient de commencer : environ 5 000 personnes mourront en quelques jours dans d’atroces souffrances, au moins 20 000 personnes périront de maladies respiratoires et cardiaques dans les années qui suivent et 550 000 personnes souffrent encore, aujourd’hui, des séquelles causées par cet accident.
30 ans après, les victimes de Bhopal n’ont toujours pas obtenu justice.
Dans les mois puis les années qui suivent la catastrophe, les victimes se mobilisent pour obtenir réparation, soutenues par de nombreuses organisations. Peuples Solidaires fera partie de celles-ci, via deux Appels Urgents lancés en 1985. Suite à un accord négocié avec le gouvernement indien en 1989, Union Carbide versera finalement 470 000 dollars à répartir entre les victimes, soit quelques centaines d’euros par personne pour des vies brisées, des handicaps à vie et des milliers de morts. Dans les faits, la multinationale américaine n’a jamais reconnu la moindre responsabilité dans l’accident, incriminant sa filiale Indienne, UCIL, pourtant détenue à plus de 50 pour cent par la firme américaine.
« Ce sont des assassins »
Les produits chimiques demeurés sur place, à l’ombre des vestiges de l’usine chimique jamais démantelée, contaminent toujours le sol et l’eau potable des 50 000 personnes qui vivent à quelques jets de pierre du site. Car Dow Chemicals, qui a racheté l’Union Carbide Corporation en 2001, refuse d’assumer sa responsabilité dans la décontamination du site. Ses dirigeants refuseront aussi de comparaître devant la Cour Suprême de l’état de Madya Pradesh qui a intenté, en 2004, un procès contre les propriétaires de l’usine de Bhopal. Rien que cette année, deux assignations à comparaître devant la justice indienne ont été superbement ignorées par la multinationale américaine. « Ils sont venus ici, ils ont tué et ils s’en sont sortis. Ce sont des assassins. » tempête Rachnya Dhingra, de l’organisation Campagne Internationale de Justice pour Bhopal, membre d’un collectif d’associations de victimes qui veut faire de ce 30e anniversaire un moment fort de leur combat pour la justice. « Mais notre combat ne concerne pas seulement les victimes de Bhopal. Des « petits Bhopal » ont lieu tous les jours. Et le plus souvent, les entreprises s’en tirent » souligne Rachnya Dhingra.
De Bhopal au Rana Plaza : l’impunité
Trente ans après Bhopal, la communauté internationale n’a toujours pas pris de mesures contraignantes pour obliger les entreprises à assumer la responsabilité de leurs actes. L’effondrement du Rana Plaza, qui a tué 1 138 travailleuses et travailleurs du textile et en a blessé des milliers d’autres, a douloureusement rappelé au public les conséquences de l’impunité des multinationales. Tout comme Union Carbide et Dow Chemicals, les entreprises qui se fournissaient au Rana Plaza nient leur responsabilité directe et rejettent la faute sur leurs fournisseurs.
Les multinationales doivent devenir légalement responsables
Pour mettre en cause certaines multinationales devant les tribunaux, Peuples Solidaires – ActionAid France et ses partenaires ont tenté d’ouvrir des brèches en utilisant l’argument juridique suivant : les déclarations éthiques des entreprises sont des informations « de nature à tromper les consommateurs » puisqu’elles ne sont pas respectées dans les faits (voir nos plaintes contre Auchan, Samsung et Disney). Mais ces initiatives sont difficiles à mettre en œuvre et ne comblent pas le vide laissé par l’absence de législation contraignante.
La proposition de loi sur le « devoir de vigilance » des entreprises
En France, la proposition de loi instituant une « obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs » représenterait un moyen efficace pour éviter de nouveaux Bhopal et de nouveaux Rana Plaza. Suite au plaidoyer tenace de plusieurs organisations, dont Peuples Solidaires – ActionAid France, et à la mobilisation de plusieurs député-e-s, cette proposition de loi pourrait enfin être mise à l’ordre du jour des travaux du Parlement. Ce sera l’occasion de faire entendre notre voix : seule la pression de la société civile peut contrebalancer le lobbying des multinationales qui s’opposent à toute tentative de mettre en place des législations contraignantes.
Birthe Pedersen, journaliste, vice-présidente de Peuples Solidaires – ActionAid France, de retour d’une mission à Bhopal (Inde)