A la lumière des travaux des historiens contemporains et notamment ceux de Mohammed Harbi [1], il faut réapprécier de façon critique les éléments de la dynamique sociale accumulés dans la société algérienne avant le 1er novembre 1954, pour accéder à l’intelligence de l’Algérie contemporaine.
La colonisation a été un agent inconscient qui a entraîné le pays de façon décisive et irréversible, mais aussi brutale et violente, dans le giron de l’économie mondiale. Parce qu’elle est particulière, directe, la colonisation a été une donnée nécessaire des reclassements qui se sont opérés dans la société parce qu’elle a médiatisé les groupements et les regroupements des différentes forces sociales.
D’autre part, en reliant le pays au marché mondial capitaliste, elle l’entraînait dans un processus contradictoire. Les formes prise par la domination impérialiste en Algérie secrétaient des contradictions qui prenaient une allure explosive, n’offrant aucune solution médiane. La place de l’Algérie dans le système impérialiste est caractérisée par la spécialisation dans la production des matières premières agricoles et minières. Ce qui est à la base du caractère explosif de la structure sociale, c’est que celle-ci ne répond pas aux normes du capitalisme qui n’est pas arrivé à détruire totalement les structures précapitalistes. Pour Mohammed Harbi, cette donnée a profondément marqué la position des classes dans la structure sociale. Le développement du capitalisme et le manque de ce développement sont intimement liés. La société est marquée par des rapports archaïques qui se reproduisent à l’infini et sont le soubassement de rapports politiques et sociaux passéistes.
Le mouvement ouvrier algérien
La naissance du mouvement national algérien est analysée comme celle d’un mouvement nationaliste petit-bourgeois, déterminée par l’échec du stalinisme à s’implanter en Algérie. Il y avait à l’époque, où pratiquement rien n’existait à la gauche du stalinisme, un échec d’organisation de tout mouvement ouvrier.
Déjà, quand était né le PCF, qui n’était pas du tout bolchévisé, celui-ci comportait toutes les caractéristiques d’un parti social-démocrate d’avant la Première Guerre mondiale. Tous les traits de chauvinisme de la Deuxième Internationale sur la question coloniale se retrouvaient dans le PCF dès le début. C’est ainsi qu’à un des congrès de la Troisième Internationale fut abordé le problème de la fameuse « motion des communistes de Sidi Bel Abbès », qui étaient des militants de la fédération algérienne du PCF. Ce texte affirmait en substance que les Arabes ne pouvaient rien faire par eux-mêmes et avaient de toute façon besoin de la France [2]. Il fut vertement critiquée par Lénine et Trotsky et la résolution finale du congrès enjoignit au PCF de s’orienter immédiatement vers la constitution d’organisations autonomes des prolétaires et des paysans pauvres dans les pays coloniaux, d’un parti communiste algérien, d’un parti communiste indochinois, etc.
On allait ainsi voir la naissance du PC chinois, du PC vietnamien, en milieu autochtone en Asie, mais dans le cas de l’Algérie les orientations de l’internationale ne furent pas mises en pratique et il n’y eut pas de bouleversement dans les mœurs du Parti communiste français. Le Parti communiste algérien (PCA) ne naquit en tant que force autonome, c’est-à-dire non plus comme fédération du PC français, que plus de dix ans plus tard. Entre temps, sous l’effet de la dite
« bolchévisation » (en fait, stalinisation), on vit l’introduction dans les années 1920 d’une certaine rigueur dans le PCF, se reflétant dans certaines positions sur la question coloniale, prises isolément (notamment sur la guerre du Rif).
Mais fondamentalement, les positions du PCF restaient les mêmes. Il ne s’engagea pas dans la construction d’une section algérienne de la Troisième Internationale et dans l’organisation autonome du prolétariat en Algérie. Par ailleurs, les groupes communistes qui existaient en Algérie étaient avant tout constitués de Pieds-Noirs, au sein de la minorité privilégiée du prolétariat européen et non au sein du prolétariat algérien et des paysans pauvres. Il y eut une certaine continuité entre cette position inconséquente du stalinisme et, après 1935, le Parti communiste algérien (PCA) qui fit son apparition parce que l’on ne pouvait plus attendre. De plus en plus, à la gauche du PCF en Algérie, les mouvements nationalistes commençaient à s’organiser. On créa donc le PCA, toujours à base pied-noire, pour continuer à développer des positions tout ce qu’il y a de plus chauvin.
Quand Maurice Thorez, venu faire un discours à Alger, déclara qu’il n’y avait pas de nation algérienne mais seulement une « nation en formation », c’est la population européenne qu’il cita en premier parmi ses différentes composantes. Il y eut donc bien un refus d’assumer la revendication algérienne, en expliquant qu’elle n’avait pas de fondement puisqu’il n’y avait pas de nation. Un appel à « l’Union française » fut même fait dans le cadre du Front Populaire. Thorez expliquait que lutter pour l’indépendance, lutter pour la séparation, c’était faire le jeu de l’impérialisme mondial, l’impérialisme français représentant un moindre mal.
En 1945, lors des émeutes du 8 mai à Sétif et Guelma, une délégation commune du PCF et du PCA alla voir le gouverneur, non pour protester contre la répression mais pour dénoncer les « agissements des agents hitlériens qui sont à l’origine de ces luttes fratricides du 8 mai 1945 ». En 1954, L’Humanité dénonça l’insurrection du 1er novembre comme une provocation. Vers 1957, les théoriciens coloniaux du PCF commencèrent à parler de « nation algérienne » et à soutenir le mouvement de libération, mais c’était quand même avoir voté les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, avec toute la répression et les disparitions qu’allait connaître l’Algérie.
C’était une passe très difficile pour le PCA qui, n’arrivant plus à jouer sa carte seul, changea totalement de bord. Il accepta les conditions du FLN, rejoint alors par beaucoup de ses militants. Le stalinisme n’a donc pas organisé, même de manière infime, la classe ouvrière algérienne. Les conséquences en sont l’absence de traditions communistes ancrées dans la classe ouvrière, le fait que la classe ouvrière et la paysannerie n’ont jamais eu de carte autonome à jouer dans la lutte des classes, et que la classe ouvrière restait dépendante des autres classes. La classe qui va prendre l’initiative, c’est la petite-bourgeoisie.
Le mouvement national algérien
Le nationalisme algérien comportait à l’époque trois courants. Le premier était celui, arabo-islamique, des oulémas. Réformiste dans sa pratique politique, centrée sur des revendications d’amélioration du statut dans le cadre colonial, il insistait par ailleurs sur le fait que l’Algérie était une nation, avec une langue, l’arabe et une religion, l’islam. Le courant des oulémas a fait un travail de contre-culture positif sous certains aspects, mais c’était un mouvement traditionnaliste lié aux propriétaires terriens et à toute la hiérarchie islamique.
Le deuxième mouvement était celui de Ferhat Abbas, lié à la petite bourgeoisie compradore. Son nationalisme est pourtant à mettre entre guillemets, puisqu’avant de rejoindre le FLN Abbas fut de ceux qui, refusant le mot d’ordre d’indépendance, demandaient l’intégration dans une « Union française ». Même s’il y avait désaccord entre eux, Ferhat Abbas niant l’existence d’une nation algérienne et les oulémas l’affirmant, leurs pratiques se rejoignaient. Ces deux courants étaient profondément réformistes.
La seule composante à avoir affirmé le mot d’ordre d’indépendance est celle qui va de l’Etoile nord-africaine (ENA, fondée en 1926) au PPA-MTLD [3]. Ce courant, né dans le prolétariat émigré en France, s’est développé de façon très importante dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Confronté au Parti communiste français (PCF) et à une classe ouvrière française organisée, le prolétariat émigré s’est lui-même organisé. L’Etoile nord africaine, liée dans un premier temps au PCF avant de rompre avec lui en 1928, fut l’organisation d’avant-garde du prolétariat émigré, affirmant dès sa naissance le mot d’ordre d’indépendance.
Le PPA (Parti populaire algérien) succéda en 1937 à l’ENA, interdite par le gouvernement français, et son centre de gravité passa alors du prolétariat immigré en France vers l’Algérie. Affirmant le mot d’ordre de l’indépendance sans mettre en avant un contenu social, l’ENA-PPA restait fondamentalement un mouvement petit-bourgeois, avec toutes ses caractéristiques. Mais ce mouvement nationaliste avait une force et un atout très importants, en ce qu’il organisait ce qui pouvait exister d’avant-garde au sein de la population laborieuse. A partir du moment où le mouvement s’installa en Algérie, il colla de plus en plus à sa direction petite-bourgeoise. C’est au sein de ce PPA-MTLD qu’apparurent les éléments à l’initiative du 1er novembre 1954.
Pourquoi 1954 ?
Ce sont les baroudeurs, les hommes de l’OS (Organisation spéciale, clandestine) constituée au sein du PPA-MTLD, qui en sont à l’origine. Le 1er novembre 1954, ce n’est pas une direction consciente qui a une vision à long terme et prépare une action bien réfléchie. C’est une réponse correspondant simplement à l’étape où en sont objectivement les masses.
Depuis le 8 mai 1945 et sa répression féroce, il ne s’était produit en face rien de significatif, malgré une forte ébullition au sein de la population algérienne. Aucune des promesses de la Deuxième Guerre mondiale n’avait été satisfaite, le statut des Algériens était resté le même. Le 1er novembre 1954 a correspondu à ce que réclamait cette population, à ses attentes. La direction du 1er novembre, en rupture avec les directions traditionnelles du mouvement nationaliste, était réellement liée aux masses.
Le PPA-MTLD était divisé en plusieurs tendances. Visant l’exercice du pouvoir, Messali Hadj évoluait de plus en plus à droite ; face à lui, ceux qui ont lancé le 1er novembre 1954 l’appel du Front de libération national (FLN) ; au milieu, les centristes que l’on appellera « centralistes ».
Les fondateurs du FLN organisent une rupture concrète : « vous, vous parlez, nous, on organise la lutte armée, on luttera les armes à la main ! » Ils ne procèdent pourtant à aucune rupture dans les mots d’ordre, le programme, avec le mouvement nationaliste traditionnel. Le programme de Tripoli, adopté en 1962, le revendique et l’explique clairement : « le FLN, dès sa création, n’a pas dépassé le mot d’ordre principal du mouvement nationaliste traditionnel qui était le mot d’ordre d’indépendance puisqu’il n’a rien mis derrière. »
La déclaration du 1er novembre était élémentaire. Elle réclamait uniquement l’indépendance, sans mentionner le départ ou la dépossession des colons. Ces caractéristiques initiales du FLN s’accentuèrent par la suite, dans le cadre d’une lutte dont il apparut qu’elle serait très dure et de longue durée. Des reclassements s’opérèrent. En 1956, le Congrès de la Soummam intégra dans les organismes de direction du FLN toutes les anciennes tendances du mouvement nationaliste (Ferhat Abbas, les centralistes, etc.), mêmes celles qui étaient assimilationnistes. La même réunion décida de la priorité du politique sur le militaire, et de la priorité de l’intérieur (le mouvement insurrectionnel en Algérie même) sur l’extérieur (dont la panarabisme prôné par Nasser).
Ces décisions, abstraitement correctes, prenaient une autre signification dans le contexte de l’époque. Quand on proclamait la priorité du politique sur le militaire, cela signifiait la priorité de la politique de la direction petite-bourgeoise sur la pratique réelle du FLN, c’est-à-dire la guérilla. Ce qui se produisit après fut dans la continuité. Suite à l’intégration des anciennes tendances du mouvement nationaliste, on vit s’ouvrir après la bataille d’Alger (1957) une nouvelle période, marquée par la décroissance des actions.
Dans le même temps les wilayas (subdivisions politiques et militaires du FLN et de l’ALN, Armée de libération nationale) s’autonomisèrent de plus en plus, avec à leur tête des colonels qui devinrent de véritables seigneurs de guerre, alors qu’au contraire, sur le terrain diplomatique, le FLN s’affirmait comme force de négociation. Au moment même où les défaites militaires s’accumulaient, le battage diplomatique augmentait. Une délégation du FLN participa à la conférence afro-asiatique des « non alignés » de Bandung, en avril 1955, qui condamna notamment le colonialisme français. Le 19 septembre 1958 était annoncée, au Caire, la constitution du GPRA, Gouvernement provisoire de la République algérienne – une direction de fait à l’extérieur (installée à Tunis), loin des conditions de la guérilla, à l’opposé des décisions du Congrès de la Soummam. Des résolutions furent votées à l’ONU, souvent avec l’aide des Etats-Unis, qui allaient dans le sens d’une reconnaissance du droit de l’Algérie à l’indépendance.
A la diminution des actions militaires et à l’autonomisation des wilayas correspondit ainsi un début d’insertion dans l’ordre politique international. Face à la baisse de la réalité de la guérilla et à l’ampleur du battage diplomatique d’une direction du FLN totalement coupée de la dynamique interne, c’est le retour sur la scène des Algériens des villes, dont la mobilisation était en berne depuis la bataille d’Alger, et celle des travailleurs émigrés avec leurs manifestations de 1960 et 1961, qui firent pencher la balance du côté de l’indépendance nationale.
Mahdi Sâad-Eddine