« Zéro problème avec les voisins » – telle était la devise de la diplomatie turque dirigée par le ministre des Affaires étrangères (actuel Premier ministre) Ahmet Davutoglu depuis 2009. Cet objectif de « normalisation » des rapports de la Turquie avec les pays voisins était paradoxalement accompagné de la motivation « néo-ottomane » d’établir une hégémonie politico-culturelle et économique sur les pays du Moyen-Orient. Mais la crise qui se produit aujourd’hui autour de la résistance de Kobané montre que ces buts semblent loin d’être atteints.
La Turquie et la question syrienne
Pourtant, au début de la vague de révolutions dans les pays arabes, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, érigée en modèle « musulman-démocrate » par les impérialismes occidentaux, paraissait être bien partie pour montrer l’exemple à ces sociétés musulmanes en pleine ébullition. Ses rapports fraternels avec la mouvance des Frères musulmans semblaient aussi favoriser cette visée d’ascension dans la région.
C’est avec la révolte populaire en Syrie que la « profondeur stratégique » de Davutoglu (titre d’un livre de ce dernier) commença à sombrer dans les abysses d’une impasse stratégique. Erdogan a tout d’abord tenté de jouer le rôle de médiateur entre les insurgés et « son ami » Bachar al-Assad en vue d’une négociation, essayant ainsi de prouver sa position de « grand frère » dans la région. Mais suite au refus de Damas, le gouvernement turc a totalement changé son attitude. Incapable d’analyser les dynamiques traversant la société syrienne et les rapports de forces régionaux et inter-impérialistes, Ankara a ainsi misé sur un renversement rapide d’al-Assad. Cette illusion de pouvoir « faire la prière à Damas d’ici trois jours » (comme le disait Erdogan en septembre 2012) l’a entraîné à s’engager de tout son poids dans ce processus au côté des monarchies du Golfe et des États-Unis.
Ce fut tout d’abord avec ses efforts d’orchestration de l’opposition que le gouvernement turc a tenté de diriger la situation et de peser sur le Conseil national syrien pour avoir son mot à dire lors de la constitution du nouveau régime suite à une éventuelle chute accélérée d’al-Assad. Puis, avec la militarisation du soulèvement face à la violente répression du régime et après avoir obtenu le feu vert de l’administration Obama, Ankara a centré toute sa politique étrangère sur un soutien idéologique, politique et surtout logistique (livraison d’armes) à l’opposition syrienne (tout d’abord à l’Armée libre, puis après l’affaiblissement de celle-ci à différents groupes islamistes soi-disant modérés). Obsédé par son objectif de renverser le régime Baath, l’AKP ( [1] est devenu – selon un dicton turc très approprié à la situation – « plus royaliste que le roi ». Ainsi suite à l’utilisation d’armes chimiques en 2013 attribuée au régime, le gouvernement turc a sollicité l’appui des États-Unis et essayé de les convaincre de la nécessité d’une intervention militaire en Syrie (que l’accord entre Poutine et Obama a finalement désamorcée).
Cette diplomatie centrée sur un engagement actif dans la question syrienne, et l’adoption d’une politique extérieure ne concordant avec aucune de celles de ses principaux alliés, a fini par isoler l’État turc au niveau international, situation qu’il essaya de légitimer par la formule laconique, et mélancolique, de « précieuse solitude ». Mais cet acharnement du régime d’Erdogan à réaliser ses aspirations à devenir la principale puissance régionale dans le Moyen-Orient a eu des retombées non négligeables et pour le moins dangereuses à moyen terme dans la politique intérieure.
Vers un régime autoritaire-religieux et discriminatoire
L’arrivé au pouvoir de l’AKP en 2002 sur fond de crise à la fois économique (crise de 1999) et de représentation politique (discrédit des principaux partis bourgeois) a ouvert une phase de relative démocratisation du régime – motivée par l’objectif d’intégration à l’Union européenne – accompagnée d’une puissante offensive néolibérale. Mais suite à la domestication des militaires qui pesaient de tout leur poids sur la vie politique et la consolidation du contrôle du parti sur les principales institutions de l’État (appareil judiciaire, présidence de la République, forces armées, appareil policier...) la phase démocratique-libérale s’est évanouie pour laisser la place à la construction d’un régime de plus en plus autoritaire et conservateur-religieux.
Le tournant de ce changement de cap a été le référendum du 12 septembre 2010 (anniversaire du coup d’État de 1980) concernant des modifications de certains articles de la constitution de 1982, présenté comme une démocratisation du système. Convaincu de sa large hégémonie dans la société grâce aux 58 % obtenus par le « oui » lors de ce référendum, l’AKP a par la suite opéré graduellement son tournant autoritaire-conservateur. À travers les discours de l’ancien Premier ministre (actuel Président de la République) Erdogan et des mesures juridiques, le caractère sunnite du régime s’est de plus en plus affirmé : tentative d’interdiction de l’avortement et de la césarienne ; sacralisation de la famille (avec « au moins trois enfants ») ; cours sur le Coran et sur la vie du prophète dans l’enseignement secondaire ; restriction de la vente d’alcool ; légalisation du port du voile d’abord pour les étudiantes d’université, ensuite pour les fonctionnaires d’État et finalement à partir du collège, donc pour les mineures ; développement inouï de l’enseignement religieux avec une augmentation de 73 % de « lycées d’Imam » entre 2010 et 2014...
Si toutes les franges non musulmanes, non religieuses et non sunnites de la société ont de quoi s’inquiéter devant cette escalade de références religieuses dans le système, les près de douze millions d’Alévis (sur une population de 80 millions de personnes) semblent être les plus touchés par cette confessionnalisation progressive du régime. Il est vrai que sous l’AKP de multiples « ateliers alévis » ont été organisés en vue de débattre des revendications de cette minorité religieuse, dont prioritairement leur reconnaissance au niveau étatique – avec financement de leurs lieux de prière « cemevi » [2] et paiement des salaires des « Dede » [3]. Mais au-delà du fait qu’aucune mesure concrète n’a été prise à propos de cette question, les Alévis font l’objet d’une stigmatisation systématique de la part d’Erdogan, reprise par les médias conservateurs et les intellectuels organiques de l’AKP. Il faut dans ce contexte rappeler que la très grande majorité des jeunes assassinées par les forces de l’ordre lors de la révolte de Gezi sont des alévis et ceci relève principalement du niveau de violence employée lors de la répression policière dans les quartiers alévis. Erdogan n’hésite pas non plus dans ses meetings à faire huer par des dizaines de milliers de personnes le leader du Parti républicain du peuple (CHP) Kemal Kilicdaroglu en rappelant le fait qu’il est alévi. La stratégie discursive de l’AKP articule aussi habilement, mais dangereusement, des éléments de la question syrienne à la question alévi afin de consolider sa base religieuse-sunnite. Ainsi le CHP, parti fondateur de la République (occidentale et laïque), dirigé aujourd’hui par un alévi et historiquement soutenu par les alévis est présenté comme l’équivalent turc du Baath, parti « putschiste » avec à sa tête un dictateur alaouite. Et le refus du CHP, principal parti d’opposition dans le Parlement, d’approuver la politique syrienne du gouvernement est expliqué par la prétendue parenté confessionnelle entre les deux partis (sans se ménager des différences historiques et théologiques entre les deux croyances). Mais il n’est pas inutile de souligner au passage qu’une certaine sympathie s’est dégagée dans certains courants de la gauche turque et surtout dans la frange républicaine-laïciste de la société envers al-Assad, considéré comme anti-impérialiste et défendant un régime séculariste face aux offensives des djihadistes soutenus par l’impérialisme occidental. Ce même schématisme politique explique l’absence quasi totale de soutien à la révolution syrienne, mais aussi le manque de solidarité envers les migrants syriens (plus de 1,7 million en Turquie dont seulement 225 000 résidant dans les « camps d’accueil », installés d’ailleurs à proximité de villes à forte population alévi). Donc c’est bien une dynamique de polarisation culturelle-religieuse que le gouvernement de l’AKP a enclenchée en semant ainsi les grains d’une fracture confessionnelle difficilement réparable.
Les Kurdes de Syrie, un problème pour la Turquie
Une des principales raisons de l’engagement du régime d’Erdogan dans le combat pour le renversement d’al-Assad fut certainement la présence d’une forte population kurde à la frontière turco-syrienne. La formation d’une administration régionale kurde au nord de l’Irak suite à l’intervention impérialiste en 2003 avait sans doute constitué un des traumatismes politiques les plus marquants de l’État turc. C’est donc manifestement la crainte de revoir le même scénario se réaliser à la suite d’un changement de régime en Syrie qui a poussé le gouvernement turc à tenter d’intervenir dans la crise syrienne dès le début du soulèvement et d’établir un contrôle sur l’opposition (face aux autres « amis de la Syrie »), tout d’abord à travers les Frères musulmans, puis par le soutien à d’autres courants islamistes. Cependant la situation est devenue d’autant plus critique que suite au retrait des forces armées du régime d’une partie du Kurdistan syrien en juillet 2012, le Parti de l’Union démocratique (PYD) avait réussi à prendre le contrôle de cette région frontalière à la Turquie pour, par la suite, y proclamer l’autonomie.
Le PYD est un parti issu de la tendance à la décentralisation du PKK en 2003, mais reconnaissant toujours la direction idéologique et politique d’Abdullah Öcalan, incarcéré et condamné à perpétuité depuis 1999. L’administration des trois cantons de Jazira, Afrin et Kobané faisant suite à la « Révolution de Rojava » (« ouest » en kurde, désignant le Kurdistan de l’ouest) est d’ailleurs une tentative d’application de la stratégie de « l’autonomisme démocratique » (ou « fédéralisme démocratique ») d’Öcalan, censée remplacer l’ancienne adhésion du PKK au marxisme-léninisme (auquel il a renoncé au début des années 1990). À la lecture de la Charte de Rojava déclarée en janvier 2013, on peut être frappé par le discours démocratique, laïc, multiculturaliste, par la sensibilité écologique qu’elle contient. L’accent mis sur les droits des femmes, des minorités ethniques et religieuses, surtout au milieu du chaos syrien, est impressionnant. Si tous ces engagements ne restent pas complètement lettre morte, malgré l’instabilité qui règne dans la région, il faut avouer que le pluralisme politique de cette expérience d’autoadministration à travers divers conseils et assemblées n’est pas son point fort, loin de là. Le PYD, n’ayant pas une forte implantation historique dans le Rojava, a réussi à instaurer son hégémonie après son retour d’exil depuis le Kurdistan irakien en 2011 en grande partie grâce à sa puissance militaire (YPG : Unités de protection du peuple). Ce dont il n’a pas non plus hésité à se servir pour exclure et liquider politiquement les divers courants locaux du nationalisme kurde réunis depuis l’automne 2011 dans l’ENKS (Conseil national des Kurdes de Syrie) sous l’égide du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien dirigé par Mesut Barzani et rival historique du PKK.
C’est d’ailleurs par l’intermédiaire du PDK et de l’administration régionale autonome du Kurdistan irakien avec laquelle elle entretient de solides rapports économiques que la Turquie a essayé d’intervenir pour marginaliser le PYD. Si le PDK a parfois prêté le flanc aux manœuvres d’Ankara, ni le soutien à l’ENKS ni la tentative du blocus sur Rojava, par la fermeture de sa frontière par le Kurdistan irakien, n’ont réussi à empêcher le développement de l’expérience autonomiste sous la domination du PYD.
Toutefois, devinant que la pression à travers le PDK ne suffirait pas à la destruction de Rojava, l’AKP n’a pas non plus hésité à jouer la carte djihadiste (facilités pour passer la frontière, aides sanitaires, financières, logistiques) pour écraser la rébellion kurde. Ce dont l’opinion publique internationale a pu être témoin au vu de sa participation tardive à la coalition internationale et de sa retenue concernant le soutien à fournir à la résistance face au siège de Kobané.
Cependant les tensions entre le PYD et l’ENKS (et donc le PDK) semblent s’être apaisées suite d’abord aux combats communs du YPG et des peshmergas à Sinjar et Mossoul contre « l’État islamique », puis avec les accords de Dohuk selon lesquels le PYD va partager son pouvoir avec l’ENKS dans le Rojava et des peshmergas vont participer à la résistance de Kobané. Ceci est présenté comme une « union nationale » au niveau du Kurdistan-ouest par le KCK [4]. Toutefois il est fort possible que cela signifie aussi un contrôle indirect des États-Unis à travers l’influence de M. Barzani.
L’AKP et le processus de paix
La crise face à laquelle s’est trouvé Ankara avec les événements de Kobané est arrivée alors que l’État turc menait des négociations avec Abdullah Öcalan depuis déjà près de deux ans. L’AKP, par l’intermédiaire des services de renseignement turcs, avait déjà entamé des pourparlers avec les représentants du PKK à Oslo en 2009, mais a dû faire marche arrière suite à la réaction nationaliste gagnant aussi sa base électorale. Mais à la suite de la prise de contrôle et la proclamation de l’autonomie dans le Rojava (et une malencontreuse tentative de la part du PKK de mener une « guerre populaire révolutionnaire » pour, à l’instar de l’expérience syrienne, former une zone libérée dans la ville de Hakkari, qui a coûté la vie à plus d’un millier de combattants kurdes) le gouvernement s’est résolu à reprendre les négociations mais cette fois-ci directement avec Öcalan, détenu dans l’île-prison de Imrali. Cette initiative de l’AKP résulte moins des convictions démocratiques de celui-ci que de l’obstacle que l’instabilité due à la question kurde constitue devant les intérêts régionaux du capitalisme turc et des aspirations néo-ottomanes d’Ankara.
Ainsi, lors de la fête nationale kurde du Newroz, le 21 mars 2013, Öcalan a proclamé, via sa lettre lue par un député du parti kurde devant une énorme foule à Diyarbakir, l’ouverture d’un processus de paix, dont les premières étapes devaient être la mise en application d’un cessez-le-feu et le retrait des combattants armés au-delà des frontières turques, dans la montagne de Kandil dans le Kurdistan irakien, où se trouvent les bases du PKK. Les autres étapes devaient venir par la suite. Si ce « processus de paix » ou, selon la version officielle, « de solution » a été accueilli avec enthousiasme par différents secteurs de la société, mais surtout par le peuple kurde – victime d’une guerre de trente ans –, la déception accumulée au bout de deux années d’attente n’en a été que plus grande. En effet, en dehors de quelques avancées concernant l’enseignement de la langue kurde et la mise en liberté d’une partie des milliers de militants civils (dont des maires et un député) du mouvement kurde incarcérés en 2009-2010, aucune des revendications du peuple kurde – telles que l’enseignement primaire et secondaire en kurde, le retour à la vie civile des combattants armés, l’acception de l’identité kurde à travers une nouvelle constitution démocratique et pluraliste, ou encore l’amélioration des conditions de vie (voire la libération) de Öcalan – n’a été satisfaite.
Il est clair que pendant toute cette période de négociations l’AKP s’est trouvé face à un dilemme. Il se devait de résoudre cette question épineuse qui l’empêche d’être perçu comme un véritable modèle pour toute une aire géographique et culturelle sans effrayer sa base électorale tout autant nationaliste que conservatrice. D’autre part le Premier ministre Erdogan avait besoin d’élargir son électorat pour pouvoir accéder à la présidence en 2014 (ce qu’il a d’ailleurs réussi) et devait donc conquérir les voix des Kurdes (majoritairement religieux) mais aussi de ne pas perdre celles déjà acquises. Finalement l’AKP a tenté de faire les deux à la fois, ce qui l’a amené à ne prendre presque aucune mesure concrète et de combler le vide par un discours tantôt démocrate tantôt nationaliste. Il espérait ainsi gagner du temps et garder le plus longtemps le soutien des Kurdes nécessaire à la construction de son nouveau régime, tout en dé-radicalisant le mouvement kurde armé et civil. Cependant les masses kurdes, dans l’attente d’une satisfaction même partielle de leurs aspirations, devaient se contenter des messages d’Öcalan, transmis régulièrement par l’intermédiaire de députés du Parti démocratique des peuples (HDP, formation réformiste de gauche liée au mouvement kurde) annonçant à chaque fois que le processus continuait et qu’il allait atteindre prochainement une étape décisive.
Kobané et les dilemmes du mouvement kurde
C’est dans cette atmosphère d’attente désillusionnée et d’impatience militante qu’éclata la crise de Kobané. La réaction face au refus de l’AKP de venir en aide à la résistance de la ville de Kobané assiégée par « l’État islamique », d’ouvrir un corridor à l’intérieur de ses frontières pour les livraisons d’armes et le passage de combattants volontaires (qu’il a finalement dû accepter sous pression des États-Unis), ainsi que face au discours gouvernemental visant à identifier comme organisation terroriste le PYD/PKK au côté de ’État islamique et l’indignation relevant de la conviction largement partagée que l’AKP soutenait logistiquement l’État islamique, se sont traduites par une explosion de colère des masses kurdes. À la suite à l’appel du HDP de se mobiliser en soutien à la résistance de Kobané, des dizaines de milliers de Kurdes ont occupé les rues tout autant dans la zone kurde que dans l’ouest du pays dans la soirée du 6 octobre 2014. La brutale répression des forces de l’ordre a provoqué une réaction tout autant violente de la part des foules indignées : utilisations d’armes à feu, pillage en masse de magasins, mises à feu de bâtiments administratifs et d’écoles, meurtres de civils présumés militants de l’État islamique. Dans l’ouest du pays, l’entrée en jeu (sous la bienveillance du gouvernement et des forces de l’ordre) des hordes de nationalistes et islamistes turcs prêts à en découdre avec les Kurdes a attisé ce déchaînement de violence, et de véritables tentatives de pogroms ont été entreprises contre les quartiers kurdes. De plus, à Diyarbakir (principale ville kurde) des conflits armés entre manifestants kurdes (pro-PKK) et son adversaire historique le Hezbollah – de son nouveau nom Hüda-Par [5] – ont causé des morts des deux côtés. Face à la tournure des événements, Öcalan et le HDP ont appelé leurs partisans au calme et à ne pas faire usage de violence, mais sans vraiment y parvenir. Malgré son indiscutable leadership, même Öcalan n’arriva pas à contrôler les masses de jeunes Kurdes.
Ces événements surgis à l’occasion du soutien à la résistance de Kobané ont dévoilé toute une série de tensions qui se développaient au sein des différentes structures liées au mouvement kurde.
La principale tension se trouve entre les positions d’Öcalan, menant des négociations depuis sa cellule de prison, et la direction de la branche armée refugiée dans les montagnes du Kurdistan du sud (irakien). Tout en affirmant à chaque occasion leur attachement à Öcalan, les dirigeants du PKK expriment depuis longtemps que pour eux le processus de paix est pratiquement fini. Dirigeant de la branche armée et co-président du conseil exécutif du KCK, Cemil Bayik annonçait déjà en avril 2014 que « le gouvernement AKP est un gouvernement de guerre. Le peuple kurde doit s’organiser afin de pouvoir se protéger contre de probables attaques. Attendre du gouvernement qu’il résolve la question kurde serait une imprudence » [6]. Suite aux événements de Kobané, Besê Hozat, également co-présidente du KCK, déclarait qu’Öcalan et le mouvement kurde avaient fait tous les pas nécessaires pour la paix et que si l’AKP continuait dans cette même voie (qui projette la liquidation du PKK selon elle), il va se trouver face à « une violente guerre », à « un chaos s’étendant à tout le siècle » [7]. Membre comité exécutif du KCK, Murat Karayilan affirmait que les attaques de l’État turc envers les Kurdes constituaient selon eux une « déclaration de guerre » et que le processus de négociations n’avait plus aucun sens, qu’il était terminé. « Mais nous attendons le dernier mot de notre leader Apo (Öcalan) », ajoutait-il [8].
Il n’est pas difficile de comprendre que ces messages s’adressent plus à Öcalan qu’à l’AKP. La direction du KCK essaye ainsi de faire une pression sur lui tout en essayant de démontrer à la base du mouvement kurde, qu’ils sont encore « dans le jeu ».
La position du HDP est autrement plus difficile. Avec le processus de paix le mouvement kurde avait tenté un changement de perspective en essayant de faire du HDP, en intégrant différentes autres structures politiques et associatives de gauche, un parti non plus seulement de la cause kurde, mais un « parti de la Turquie ». Il a été donc obligé de se réclamer de la révolte de juin 2013, la plus grande mobilisation de l’ouest de la Turquie, dite « de Gezi », alors que la participation des Kurdes était – pour des raisons tout à fait compréhensibles, étant donné que leur leader historique menait des négociations avec l’État – pour le moins « limitée ».
Toutefois, malgré le revers essuyé lors des élections municipales de mars 2014 (en dehors des régions à majorité kurde du sud-est), le HDP, par manque d’alternative mais aussi grâce aux qualités personnelles, à la sincérité, au discours « radical démocrate » de son candidat Selahaddin Demirtas a réussi à effleurer les 10 % lors des présidentielles d’août 2014. Il est ainsi parvenu à dépasser ses 6-7 % habituels en gagnant les voix d’une partie des citoyens turcs laïcistes et démocrates. Mais, à la suite des émeutes du mois d’octobre et du fait de la montée de la sensibilité nationaliste chez les Turcs, il semble difficile que le HDP puisse maintenir ces voix pour les élections générales prévues pour juin 2015.
En tant que principale structure légale du mouvement kurde (avec 27 députés au Parlement) c’est le HDP qui est confronté à toutes les agressions de la classe politique et particulièrement de l’AKP. De plus, le cadre légal dans lequel il doit œuvrer est difficilement compatible avec le radicalisme de la jeunesse kurde qui est autant sa base que celle du KCK. D’autant plus que cette jeunesse, s’organisant dans le YDG-H (Mouvement de jeunesse révolutionnaire patriotique), s’aligne plus sur les positions de « la montagne » – continuer à mener la résistance dans les rues et à « libérer » les quartiers – que sur les siennes.
Ainsi le HDP ne peut ni se risquer à critiquer la dégénérescence des émeutes en violence gratuite, ni se résoudre à prendre la responsabilité de son incapacité à mesurer les conséquences de son appel à la rue et à reconnaître l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de contrôler sa base, ce qui le mettrait dans une situation difficile face au gouvernement. La seule critique émise fut celle du député de Diyarbakir Altan Tan (issu du mouvement islamiste), qui après avoir déclaré que le HDP aurait pu empêcher les dérives (incendies et destructions) lors des mobilisations et critiqué les partisans du PKK d’avoir attaqué en premier les membres de Hüda-Par, s’est attiré les foudres du KCK. Selon Mustafa Karasu, membre de son conseil exécutif, Tan ne s’intéressait qu’aux vitres cassées alors que des patriotes kurdes se faisaient assassiner par la collaboration de la police, des fascistes, du Hezbollah et de l’État islamique. Auquel Tan répondit sèchement : « Le pillage et la mise à feu de centaines de magasins, de supermarchés, de joailleries et de banques, la mise à feu de routes et de voitures, l’assassinat d’un jeune de seize ans et de ses amis dans la maison où ils s’étaient refugiés, le fait qu’il soit ensuite jeté par le balcon, qu’il ait la tête écrasée à coups de pierre et que sa dépouille soit par la suite écrasée par une voiture, que des actions armées soient organisées envers plusieurs commissariats de la région dans la nuit de la journée où l’instruction de M. Öcalan de stopper les événements a été lue au Parlement – je ne considère pas ça comme “quelques vitres cassées”. (…) L’opprimé ne peut se comporter comme l’oppresseur » [9].
Mis à part cette réaction critique inhabituelle dans ses rangs, le HDP, tiraillé entre sa fidélité à Öcalan et sa responsabilité envers sa base, a préféré opter pour une explication complotiste des événements. Selon Sirri Sureyya Onder, ancien cinéaste, député d’Istanbul et principal « messager » d’Öcalan, d’une part les agents de différents services de renseignement étrangers sur place auraient orienté (« donné une inclinaison ») les événements, et d’autre part une « mécanique de coup d’État » aurait été mise en œuvre. Bien sûr aucune précision sur les acteurs de cette « mécanique » [10]. Besê Hozat a déclaré aussi dernièrement que si l’AKP ne faisait rien pour la continuation du processus, de nouveaux complots et coups d’État seraient proches ( [11].
Il faut préciser que la rhétorique du coup d’État (à laquelle Öcalan n’hésite pas non plus à recourir pour expliquer toute entrave aux négociations) est le principal alibi de l’AKP pour criminaliser toute contestation visant son pouvoir. Ainsi la révolte de Gezi, les opérations anti-corruption de décembre 2013 visant les ministres de l’AKP et les proches d’Erdogan, la révolte de Kobané ou même des incidents mineurs comme la panne du métro sous-marin d’Istanbul seraient autant de tentatives « putschistes » pour affaiblir ou renverser le gouvernement. Et derrière tout cela se trouveraient bien sûr les puissances étrangères (anonymes) avec inévitablement la contribution de l’ancien allié et nouvel adversaire, la confrérie de Fethullah Gülen.
Alors que la résistance héroïque contre la barbarie de l’État islamique continue à Kobané, avec l’appui des frappes de la coalition internationale et la participation de combattants de l’Armée libre syrienne (imposée par la Turquie) et de peshmergas (imposée par Barzani), l’État turc s’apprête à renforcer son appareil sécuritaire et répressif en vue d’empêcher de nouvelles mobilisations massives. Du point de vue des Kurdes, la continuation du cessez-le-feu et du processus de négociation est fortement liée à la situation de Kobané. Il est urgent pour la gauche révolutionnaire, malgré sa faiblesse, d’apporter tout son soutien au combat du peuple kurde quelles que soient les critiques formulables envers sa direction. C’est à elle qu’incombe la tâche d’organiser un vaste mouvement démocratique, pluraliste et solidaire de la cause kurde, seul apte à stopper la machine infernale de l’AKP qui promet un sombre avenir pour tous les peuples de Turquie.
Uraz Aydin, 30 octobre 2014