Mes élèves supposés musulmans surveillés, c’est déjà un problème
LE PLUS. Refus de faire la minute de silence ou de dire « Je suis Charlie », certains élèves ont choisi de ne pas suivre à la lettre le devoir national de commémoration. Résultat ? Les élèves de REP sont, à tort, sous haute surveillance médiatique et politique, dénonce Caroline Lescoat, professeure de français au collège dans le 95.
L’institution en général et certain-e-s enseignant-e-s en particulier ont mis les élèves dans une alternative absurde : « soit on est tous Charlie, soit on fait l’apologie du terrorisme ». Il n’est pas étonnant qu’elle ait produit des résultats apparemment incompréhensibles.
Nous sommes deux professeures qui livrons nos témoignages. Notre but ? dénoncer la construction médiatique de la figure de l’élève descendant de l’immigration comme menace à la République.
Depuis mercredi 11 janvier, mes élèves et d’autres scolarisé-es comme eux/elles dans les Réseaux d’Education Prioritaire (anciennes ZEP) sont sous haute surveillance médiatique et politique. Leurs réactions et leurs propos relatifs aux attentats et prises d’otages font l’objet d’une attention soutenue et leurs attitudes à l’égard de la minute de silence, proposée par le chef de l’Etat dans tous les établissements d’enseignement public, sont scrutées.
La crainte des enseignants précède la réaction des collégiens
Pas d’amalgames, s’écrie-t-on d’une part, mais de l’autre s’exprime une attente a priori, qui s’applique spécifiquement à ces élèves dont on fait visiblement, à tort ou à raison, l’hypothèse qu’ils et elles sont pour beaucoup musulmans et musulmanes.
Le principe de laïcité, pourtant brandi à tout bout de champ et qui est censé laisser chacun dans l’ignorance de la confession de l’autre dans le cadre scolaire, semble cette fois s’effacer devant l’urgence médiatique : prendre la mesure des réactions d’élèves supposé-es musulman-es à des attentats auxquels l’on répète pourtant qu’ils et elles ne devraient pas être particulièrement assimilé-es.
Cette attente spécifique à l’égard des élèves des REP s’exprime d’abord dans la salle des profs du collège où j’enseigne.
Dès 7h30 le jeudi matin, avant même d’avoir pris leurs classes, des collègues s’interrogent : comment les élèves vont-ils réagir ? Y aura-t-il des « problèmes » ? Certain-es vont-ils et elles refuser de participer à la minute de silence ? Et qu’est-ce qu’il y aura « derrière » cet hypothétique refus ? Une crainte, largement partagée, précède donc la réaction d’élèves âgé-es de 11 à 15 ans à un événement dont il est difficile même pour des adultes de prendre la mesure pour produire une analyse.
Dans ce contexte, la première question qui aurait pu se poser était plutôt : comment aborder de tels événements avec des enfants et des adolescent-es, en tant qu’enseignant-e fonctionnaire de l’Etat, avec tout ce que cela implique en terme de devoir de réserve ainsi que de gestion de ses propres émotions et opinions politiques ?
Elle a été remplacée d’emblée par cette autre question : comment parler de cet événement à des élèves supposé-es musulman-es et donc soupçonné-es d’avoir des liens idéologiques avec les personnes incriminées ?
Dans mon collège, comme dans d’autres, le dispositif était faussé dès le départ et les élèves ont pour certain-es été confronté-es à des enseignant-es anticipant et attendant des réactions de solidarité et de défense à l’égard des actes terroristes.
Mis dans la position de se justifier en acceptant unanimement un discours faisant, le plus souvent, des journalistes de « Charlie Hebdo » des héros de la liberté d’expression et des garants des valeurs républicaines (étant donné l’ancrage anarchiste du journal, cela peut faire sourire), certain-es élèves ont refusé cette position. Ou plutôt ont joué le jeu de l’assignation à cette figure du « jeune de banlieue provocateur, refusant la commémoration collective et donc fanatisé et donc potentiellement dangereux... » que le dispositif leur imposait.
La remarque d’un de mes élèves de 3e, sourire ironique aux lèvres, l’illustre bien :
« Est-ce que je suis obligé de faire la minute de silence Madame ? Je veux dire, si c’est moi qui ai commis l’attentat, je ne la fais pas, non ? Enfin, moi, c’est une manière de parler hein, je veux dire, un mec comme moi quoi mais bon c’est pareil hein... ».
A quoi avons-nous confronté nos élèves depuis mercredi ?
Avec l’une de mes classes, la discussion sur les événements a été assez rapide : ils et elles en avaient déjà beaucoup parlé, entre eux/elles, avec les autres enseignant-e-s, avec leurs parents. Ils et elles voulaient simplement mon avis, en tant que professeure de français, sur un ou point bien précis :
Pouvait-on bien distinguer deux choses, d’un côté la condamnation des actes terroristes et de l’autre l’opinion personnelle sur la publication visée par ces actes ?
J’ai répondu qu’il était même essentiel de faire la distinction et que maintenir la possibilité d’un discours critique sur « Charlie Hebdo » indiquait précisément que ce n’était certainement pas au nom de ce discours critique que l’on pouvait justifier des meurtres. La discussion a été calme et intéressante, comme elle l’est souvent avec les classes de 3e.
Quelle n’a pas été ma surprise quand j’ai, quelques heures plus tard, croisé un collègue sortant outré d’une conversation avec les mêmes élèves, sur le même sujet, et déclarant que certain-es élèves avaient « défendu » les responsables des actes terroristes.
Face à cette attitude apparemment contradictoire d’une même classe, je me permets, tout en comprenant l’émotion qui a saisi la plupart d’entre nous depuis mercredi, de demander à mes collègues : à quoi avons-nous confronté nos élèves depuis mercredi ?
A la possibilité de discuter et de comprendre un événement bouleversant et complexe sur les plans politiques et sociaux ? Ou à l’obligation de prendre part à une commémoration exprimée en des termes non discutés collectivement et à l’obligation de nous prouver leur bonne volonté, toujours soumise à caution, en adhérant sans discussion à tout ce que nous leur proposions ?
Défendre la liberté d’expression et en priver ses élèves
« J’ai mis dans la salle d’à côté deux élèves qui sont habituellement perturbateurs » m’explique une collègue, de manière à être certaine que « la solennité de l’instant et du reste de la classe » ne soit pas « gâchée ».
Deux élèves qui n’avaient pourtant pas pris la parole sur le sujet pendant la discussion précédant la minute de silence. Je ne pense pas que la contradiction propre à la situation ait échappé aux élèves : comment parler de la défense de la liberté d’expression en interdisant par anticipation et arbitrairement l’expression d’un désaccord ou d’un refus à l’intérieur d’une classe ?
Cette contradiction saute aux yeux des élèves plus âgé-es, comme mes anciennes élèves de 3e, maintenant en seconde. L’une d’entre elles m’a par exemple expliqué que pendant son cours d’histoire, elle a voulu dire que, en tant que musulmane, si elle condamnait totalement les meurtres commis, cela ne l’empêchait pas de s’être sentie blessée par des dessins et des propos tenus dans « Charlie Hebdo » et d’être en désaccord politique avec la ligne éditoriale de l’hebdomadaire.
Elle me dit que ses propos n’ont pas été acceptés par son enseignant qui, toujours au nom de la défense de la liberté d’expression, lui a fait comprendre que ses sentiments et ses idées n’étaient pas légitimes. La jeune femme ajoute que si l’on défend la liberté d’expression, elle voudrait bien voir quelque part défendu son droit à exprimer le fait qu’elle ne s’est pas sentie respectée et que c’est un élément à prendre en compte tout autant que les droits, idées et affects de ceux qui défendent « Charlie Hebdo ».
Un élève peut-il choisir de ne pas « être Charlie » ?
Pour répondre plus précisément à tou-tes ceux/celles qui se régalent une fois de plus des « perles » d’élèves, sorties de leur contexte, je voudrais décrire rapidement la manière dont s’est passé l’échange avec une des mes classes de 5e, avec qui j’ai pris trois quarts d’heure pour discuter.
C’était jeudi matin, la première heure de cours pour eux comme pour moi. Je ne suis pas leur professeure principale, mais comme j’étais la première à les voir, je leur ai demandé s’ils et elles avaient besoin et envie d’en parler.
Tou-tes ont répondu oui, même si certain-es étaient plus demandeurs/euses que d’autres. Ils et elles ont commencé par faire le tour des questions, importantes, qu’ils et elles se posaient : les terroristes avaient-ils dit « Allahou akbar ». Est-ce que cela voulait forcément dire qu’ils étaient musulmans ?
Est-ce qu’on pouvait encore se définir comme musulman et plus généralement comme croyant lorsqu’on avait tué des gens ?
On disait que le journal avait critiqué toutes les religions : est-ce que c’était vrai et est-ce que c’était pareil pour toutes les religions d’être critiquées ?
Critiquer et se moquer, est-ce que c’est la même chose ?
Est-ce que les journalistes de « Charlie Hebdo » n’avaient pas été prévenus qu’ils étaient menacés et est-ce que dans ce cas ils n’auraient pas dû arrêter ?
Et surtout, toujours cette question importante, est-ce qu’on pouvait être triste et en colère des attentats tout en étant pas d’accord avec l’hebdomadaire satirique ? Autrement dit, est-ce qu’on pouvait ne pas « être Charlie » sans être une mauvaise personne ?
On a le droit de dire que l’on aime pas les dessins dans « Charlie Hebdo »
Ces questions ont suscité des interventions, des petits débats.
Un élève trouvait que quand même « Charlie Hebdo » était souvent allé trop loin mais que assurément ceux qui avaient fait ça n’étaient pas des musulmans. Un autre pensait que ce qui était grave c’était de répondre à des dessins et des écrits par des meurtres alors qu’ils auraient dû parler ou dessiner. Ou même, a dit un troisième, à la limite, se battre. Comme un duel. C’est ça, comme un duel mais sans armes. Un combat de boxe alors, a dit quelqu’un.
Ils sont tou-tes tombé-es d’accord sur le fait qu’on ne peut pas tuer des gens parce qu’on n’est pas d’accord avec eux/elles et que la liberté d’expression, c’est pouvoir dire son opinion en respectant les autres. Ce qui veut dire qu’on peut aussi dire qu’on aime ou qu’on n’aime pas les dessins dans « Charlie Hebdo ».
Ce qu’ils et elles n’ont pas bien compris, c’est pourquoi on a fait une minute de silence dans ce cas et pas dans d’autres.
Ce qui leur fait peur depuis mercredi, c’est qu’il y ait des attaques contre les musulman-es et les arabes à cause des gens qui confondent tout ou qui « font exprès de confondre tout parce qu’ils sont racistes ». Depuis vendredi, ils ont aussi peur d’autres attaques contre les juifs/juives, parce que « ça leur arrive souvent » et qu’on n’en parle pas assez.
Les élèves ont peur de ne plus « bien s’entendre »
Mes élèves sont des adolescent-es qui essaient de mettre des mots sur des situations complexes.
Certain-es essaient de se dépatouiller avec les attentes et injonctions contradictoires d’une société à leur égard. Ils et elles ont entre 11 et 12 ans dans cette classe de 5e et, parce qu’ils et elles n’ont pas vraiment le choix, ont une conscience aiguë de nombre de problèmes économiques et sociaux. Ils se posent beaucoup de questions et ont beaucoup d’émotions à propos de ce qui s’est passé ces derniers jours.
Ces élèves ont aussi envie de penser à autre chose parce qu’ils ont peur de ne plus pouvoir « bien s’entendre » si ça continue. Ils veulent tou-tes être respecté-es dans ce qu’ils et elles sont, et d’ailleurs à ce propos aimeraient vraiment bien qu’on parle plus du racisme dans cette société. Et aussi du sexisme, rajoutent les filles, qui pensent pour beaucoup que c’est un peu lié à la jalousie des garçons de voir que, « nous, les femmes, on sait tout faire et, eux, ben, pas grand’chose quand même ».
En tant que professeure de français dans un collège REP du 95 depuis trois ans, je dois dire que je n’avais pas été habituée à ce que la population scolaire à laquelle j’enseigne suscite un tel intérêt.
J’aimerais que les journalistes viennent enquêter en REP
Ces derniers mois, j’ai vu, par exemple, peu d’articles analysant le fond de la réforme de la carte de l’éducation prioritaire et ses conséquences sur la scolarité d’élèves déjà majoritairement fragilisés dans leur rapport à l’école. Souvent, parce que leur culture familiale et sociale est peu ou pas favorisée par le système scolaire et, plus généralement, par des situations économiques et sociales les soumettant souvent à la précarité et à des oppressions diverses.
J’aimerais que les journalistes viennent enquêter auprès de ceux et celles qui sont les plus directement concerné-es. En particulier les élèves et leurs parents. Pourquoi ? Pour savoir s’il y a une politique sérieuse de l’éducation prioritaire en France, s’il est sérieux de faire sortir à la rentrée 2015 tous les lycées de ce dispositif ou si nous nous donnons les moyens de faire que l’école soit autre chose qu’un instrument violemment efficace de la reproduction sociale.
Alors, c’est sûr, ce serait sûrement moins vendeur dit comme ça. Mais au moins ça parlerait de la réalité quotidienne des REP et non des fantasmes et des peurs d’une partie de la population française qui servent à justifier encore et encore des inégalités et une domination sans partage.
Caroline Lescoat
Professeure de français
* L’Obs. Le Plus. Publié le 16-01-2015 à 17h30 - Modifié à 17h30. Édité par Barbara Krief :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307212-charlie-hebdo-mes-eleves-supposes-musulmans-surveilles-c-est-deja-un-probleme.html
Je suis Charlie... ou pas, disent mes élèves de lycée. Ils ont raison de s’interroger
LE PLUS. A la suite des attentats perpétrés contre « Charlie Hebdo », 200 incidents ont été recensés dans les établissements scolaires, selon le ministère de l’Education. Certains élèves n’ont pas voulu dire « Je suis Charlie ». Une réaction qui témoigne d’un questionnement intellectuel rassurant, affirme Maiwen Leray, professeure de philosophie dans un lycée de région parisienne.
L’institution en général et certain-e-s enseignant-e-s en particulier ont mis les élèves dans une alternative absurde : « soit on est tous Charlie, soit on fait l’apologie du terrorisme ». Il n’est pas étonnant qu’elle ait produit des résultats apparemment incompréhensibles.
Nous sommes deux professeures qui livrons nos témoignages. Notre but ? dénoncer la construction médiatique de la figure de l’élève descendant de l’immigration comme menace à la République.
« Pourquoi on ne dit pas cela à la télévision madame ? »
Voilà ce que m’ont demandé mes élèves après que nous ayons ensemble discuté des événements de la semaine dernière. Et je dois moi-même retourner la question :
« Pourquoi les journalistes ne sont pas aussi sensé-e-s que mes élèves ? »
Je suis professeure en Terminale, dans un lycée de région parisienne, mixte socialement, mêlant des élèves de la bourgeoisie, à des élèves des classes populaires, des élèves blanc-he-s, à des noir-e-s, arabes, et juifs/juives. En quelques minutes, collectivement, exerçant de façon exemplaire leur esprit critique, ils/elles ont souligné et compris chacune des grosses erreurs logiques sous-jacentes aux commentaires journalistiques les plus fréquents.
Mon lycée, qui n’est pas un lycée de quartier populaire, n’est pas sous le feu des projecteurs, pourtant, ici comme ailleurs, les adolescent-e-s ne cessent de questionner le cadre lorsqu’il est imposé, sont toujours soupçonneux à l’égard du discours majoritaire, sont rétifs à certains raisonnements fallacieux. Ce qui est finalement plutôt rassurant ! Au lieu de s’indigner qu’ils ne soient pas tou-te-s « Charlie », on devrait en réalité saluer leur capacité à raisonner au-delà de l’émotion collective...
Être ou ne pas être Charlie ?
Le mouvement #JeNeSuisPasCharlie serait un mouvement qui refuse de s’associer au deuil des victimes de l’attentat perpétré à « Charlie Hebdo ».
On nous rapporte des témoignages d’enseignant-e-s désappointés parce que les élèves seraient solidaires des assassins de « Charlie Hebdo » car ils refuseraient de s’identifier au slogan « Je suis Charlie ». Ou encore des témoignages d’enseignant-e-s, ayant montré des caricatures aux élèves, et désespéré-e-s, du fond de leur vertu républicaine de voir que ces élèves, malgré leurs explications, continuent de penser que ces caricatures sont racistes, ou tout simplement blessantes et pas vraiment drôles.
Certains éditorialistes parlent même de commencer une chasse aux « #JeNeSuisPasCharlie ».
Ici, mes élèves n’ont eu aucune peine à voir le sophisme grave qu’il y a à associer la dénonciation de l’attentat à une adhésion à la ligne éditoriale du journal. Vouloir à tout prix démontrer que « Charlie Hebdo » était un journal qui ne posait aucun problème politiquement, c’est entériner de façon sous-jacente que si d’aventure c’était le cas, alors l’attentat pourrait être légitimé.
L’idée que « Charlie l’aurait bien cherché » n’est que l’autre face de ce sophisme. Il a semblé absolument évident à mes élèves que si on ne pouvait pas légitimer l’attentat par le contenu politique du journal, alors corrélativement, on pouvait tout à fait dénoncer la tuerie, tout en critiquant le contenu du journal, puisqu’il ne saurait y avoir aucun lien logique entre la ligne éditoriale du journal d’une part, et l’attentat d’autre part.
Dès lors, on peut très bien refuser de dire « Je suis Charlie », c’est-à-dire refuser de s’identifier à une ligne éditoriale, tout en dénonçant sans nuance l’attentat. J’ai commencé le cours par la mise en évidence de ce sophisme.
C’est l’institution qui est responsable, pas les élèves
Il a donc été limpide, pour ceux qui étaient arrivés en cours en disant que les dessinateurs n’étaient pas « tout à fait victimes », que finalement, si certaines prises de position des dessinateurs étaient critiquables, alors cependant rien ne pouvait légitimer leur assassinat.
A partir du moment où dans l’espace du cours, en tant que représentante de l’institution scolaire, j’ai explicitement autorisé l’expression d’une parole critique à l’égard de la ligne éditoriale du journal, les élèves qui étaient coincés dans un sophisme créé de toute pièce par l’injonction à tous « être Charlie » se sont sentis libérés. Ils ont pu alors sortir de la posture apparemment « barbare » dans laquelle ils/elles sont arrivés en cours et que d’autres enseignant-e-s auraient été prompts à rapporter, horrifiés, à la presse, sans comprendre que cette posture n’était que le résultat logique d’une injonction absurde.
Lorsqu’on enjoint tout le monde à « être Charlie », sans discussion possible de ce que ce slogan signifie et de ce que s’identifier à ce journal veut dire, qui, des élèves ou de l’institution scolaire, ne comprend pas ce qu’est la liberté d’expression et l’exercice de l’esprit critique ?
Dès lors, je ne suis guère étonnée des incidents rapportés ici et là pendant la minute de silence imposée sans discussion possible, ni des récits d’enseignant-e-s qui commencent par vouloir démontrer que « Charlie Hebdo » n’avait rien de raciste et qui ensuite ne comprennent pas pourquoi les élèves continuent à dire « Ils l’ont finalement bien cherché ».
C’est l’institution qui a produit ces réactions, par le cadre et les injonctions qu’elle a imposés et c’est encore l’institution, relayée par la presse, qui construit ces réactions comme problème public, figurant l’élève descendant-e de l’immigration comme une menace à la République.
« Pas d’amalgame » ?
Mes élèves m’ont ensuite posé la question des causes profondes de ces événements.
A émergé, dans les échanges collectifs, l’idée que si l’on partait du principe que les terroristes avaient commis un acte qui n’avait rien à voir avec l’Islam mais qui ressortait d’une idéologie politique ultra violente, alors chercher à prévenir le terrorisme en voulant réformer l’Islam était absurde.
Les capacités d’analyse logique de mes élèves devraient être mises au service de la République... et des éditorialistes qui depuis la semaine dernière se demandent comment « guérir » l’Islam de l’intérieur.
Une élève a alors posé la question de savoir quelles étaient les vraies causes de cette violence, se demandant ce qui poussait certains individus à adhérer à des idéologies terroristes, ayant donc bien compris que le vrai problème n’était pas l’idéologie qui servait de support au passage à la violence, mais les causes sociales et profondes de cette adhésion à une idéologie prônant la violence.
Les élèves ont très bien identifié que l’absence d’interrogations politiques sur ces causes effectives sociales et la focalisation sur la cause occasionnelle « religion » était la réalisation du fameux « amalgame » que l’ensemble du spectre politique disait pourtant rejeter.
Une autre élève a d’ailleurs souligné avec pertinence que si le Front National disait lui-même refuser cet amalgame, cette profession de foi du « pas d’amalgame » n’avait plus grande valeur. Un autre a également demandé si la terminologie « islamiste », pour désigner une idéologie qui n’avait rien à voir avec l’Islam même si elle s’en réclamait, ne sous-entendait pas un lien de continuité entre l’Islam et l’islamisme, le premier n’étant que la version « modérée », édulcorée du second.
Un quatrième a ajouté que dans la même veine, l’idée que les musulman-e-s devraient se désolidariser des actes terroristes sous-entendait que par défaut les musulman-e-s seraient potentiellement solidaires, ce qui participait du même fameux amalgame que tout le monde dit rejeter, tout en le reconduisant sans cesse.
« Justice a été rendue » ?
Puis mes élèves m’ont également fait part de leur perplexité face à certaines expressions employées par la presse ou par des hommes politiques :
– « Madame, dire que les terroristes, sont des »monstres« , des »barbares« , c’est dire qu’on ne peut pas comprendre ce qui les a conduit à agir ainsi ? »
– « En disant cela, on fait comme si ce n’étaient pas vraiment des humains, comme s’ils ne faisait pas pas partie de notre société, et on ne se donne pas les moyens de comprendre, on ne prend pas nos responsabilités ».
Plusieurs se sont souvenus d’un cours sur Hannah Arendt à propos d’« Eichmann à Jérusalem » et ont rappelé que comprendre les causes d’actes moralement injustifiables ne conduisait pas à excuser ces actes, mais qu’au contraire, c’était une manière de prendre ses responsabilités en réfléchissant à comment prévenir, à l’avenir, ce genre d’actes.
Il a alors semblé urgent aux élèves que l’Etat se pose les bonnes questions et agisse sur les vraies causes de cette violence, sans la rejeter dans l’altérité radicale du barbare, ni celle de l’Islam ou encore celle de l’immigration.
Un élève me demande en effet : « Vous pensez qu’ils vont vraiment prendre leur responsabilités et vraiment chercher les vraies causes, Madame ? ».
Il a souligné que le fait que les terroristes soient morts étaient « une perte pour nous tous », puisque les interroger auraient permis de mieux comprendre leur parcours, de mieux saisir ce qui les avait conduit là. Un deuxième s’est aussi indignée que le « Figaro » puisse titrer : « Justice a été rendue », puisqu’il lui semblait clair que la justice c’était un procès, un jugement, une peine, le tout conformément aux lois.
Paris, capitale du monde ?
Les élèves ont aussi questionné l’ampleur de la mobilisation, tant à l’échelle nationale qu’internationale.
Comment expliquer la disproportion entre cette mobilisation en France et celle ayant suivi la mort des enfants de Toulouse en 2012 ?
Comment expliquer que le monde entier vienne à Paris, quand ailleurs d’autres massacres ont eu lieu dans l’indifférence ?
Comment, si ce n’est parce que toutes les vies n’ont pas la même valeur pour tout le monde, et parce que « quand ce sont des gens connus, ça mobilise plus que quand c’est des enfants juifs ou des gens en Afrique ? ».
Que des adolescents questionnent le discours majoritaire, qu’ils interrogent ce qu’ils perçoivent comme des injustices, tout ceci est en réalité une excellente nouvelle, et ce questionnement est partagé par des élèves de milieux très différents.
La focalisation sur les élèves racisé-e-s de banlieue vise à construire la figure d’élèves descendant-e-s de l’immigration qui seraient intrinsèquement rétifs à « nos » valeurs, à savoir complaisants à l’égard de la violence terroriste.
C’est cette même perception déshumanisante de ces élèves-là qui explique que personne ne fait écho, depuis la semaine dernière, aux angoisses profondes, au mal-être des élèves s’identifiant comme musulman-es et se demandant si un avenir est encore possible pour elles/eux en France.
Maiwen Leray
Professeure de philosophie
* L’Obs. Le Plus. Publié le 16-01-2015 à 16h44 - Modifié à 17h50. Édité par Barbara Krief :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307216-je-suis-charlie-ou-pas-disent-mes-eleves-de-lycee-ils-ont-raison-de-s-interroger.html