Vaincre dans un contexte de crise
La victoire de Syriza aux élections législatives anticipées du 25 janvier 2015 bouleverse l’échiquier politique grec et interpelle l’Europe. On pourrait qualifier cette victoire d’historique, à cette précision près que les conséquences différées de l’onde de choc qui vient de se produire nous échappent largement. L’effet Syriza est incontestable. C’est d’abord un message d’espoir qui ouvre des perspectives inédites. C’est la délégitimation en acte des politiques d’austérité et l’affirmation de la possibilité de faire une autre politique tout en faisant de la politique autrement. La consécration de la gauche radicale en Grèce atteste que les élites dirigeantes ne sont pas invincibles. Quand il prend conscience de ses intérêts et agit avec détermination, un petit peuple peut avoir une grande voix.
Loin d’être un simple phénomène d’alternance dû à l’impopularité de la politique du gouvernement de Antonis Samaras, le succès de Syriza inaugure un nouveau cycle politique. Il brise plus de quarante ans de bipartisme où le Mouvement socialiste grec, le PASOK, et le parti de droite, la Nouvelle Démocratie, se partageaient tour à tour les rênes du pouvoir et recueillaient entre 80 et 85 % de l’électorat. La constitution accordant un pouvoir très étendu au Premier ministre, celui-ci usait et abusait de la nomination de ses subordonnés dans les appareils de l’Etat et les entreprises publiques. Sur cette base s’est constitué un système clientéliste de masse reposant sur la domination de grandes familles emblématiques, les Caramanlis et les Mitsotakis pour la Nouvelle Démocratie, les Papandréou pour le PASOK. Ce système a ainsi généré une corruption endémique minant l’autorité de l’Etat. Clientélisme politique et favoritisme partisan, les maîtres maux. Médiocratie au lieu de méritocratie.
La crise de ce bipartisme s’est brusquement aggravée quand, en 2011, sur fond de crise de la dette et d’austérité renforcée, le PASOK s’est allié, en position minoritaire, à la Nouvelle Démocratie. Le PASOK a alors cautionné une politique d’austérité conçue par la troïka formée par les représentants de l’Union Européenne, du Fonds monétaire international et de la Banque centrale européenne. Le bilan en est désastreux : diminution du produit intérieur brut de plus de 25 % en six ans, taux de chômage multiplié par trois sur la même période, dette publique passée de 105,4 % du PIB en 2007 à 175 % en 2014.
L’aggravation de la dette souveraine a été utilisée comme une redoutable arme pour déconstruire l’État social, d’ailleurs faible et limité en Grèce. La dérégulation du marché du travail a conduit à une précarisation massive de la société. Par exemple, les conventions collectives ont été brutalement remises en cause, le salaire minimum a été abaissé de 22 % – 32 % pour les jeunes de moins de 25 ans. Les politiques d’austérité ont provoqué une spectaculaire dévaluation interne du pays qui a fini par laminer les classes moyennes et enfoncer dans la misère les couches populaires. Le pays s’est installé dans la troisième plus grande récession au niveau mondial au cours des 100 dernières années et la première en durée, dépassant même la grande crise de 1929 aux Etats-Unis.
Ce système inhumain implique la destruction d’une grande partie de la société. La crise a pris d’assaut la population, provoquant une anxiété diffuse, une démoralisation des individus, une perte de repères et de la capacité à se projeter dans l’avenir. La montée de la violence, la généralisation de l’insécurité dans toutes ses formes, le renforcement des crispations réactionnaires, comme l’illustre la percée électorale du parti néo-nazi Aube dorée aux élections de 2012, sont devenus des phénomènes endémiques et inquiétants. Paradoxalement, nous constatons le succès des objectifs inavouables des politiques du Mémorandum qui ont réussi à faire baisser la valeur de la force de travail et à aggraver les inégalités sociales. Les limites historiquement déterminées des besoins sociaux ont largement reculé, accentuant la polarisation de classe de la société grecque. En revanche, tous les objectifs déclarés de l’agenda néo-libéral ont échoué, à commencer par la soutenabilité de la dette.
Les raisons d’une victoire
La première raison de la victoire de Syriza tient au rejet de quarante ans d’un bipartisme suscitant d’autant plus la colère que les responsables de la corruption, des fraudes et des évasions fiscales massives n’ont jamais, à de rares exceptions près, été inquiétés par la justice.
La seconde raison ne tient pas à l’adhésion à une idéologie anticapitaliste mais, comme le dit son leader Alexis Tsipras, à un vote motivé par « le besoin ». En effet, l’application des mesures de la troïka a jeté dans la misère plus d’un tiers de la population. Cela se traduit par une sous-alimentation, l’impossibilité de se chauffer, la menace de saisie des habitations par les banques. Et surtout, le départ de 200 000 jeunes diplômés à l’étranger pour trouver un meilleur sort. Face à cette situation préoccupante, Syriza propose des mesures d’urgence humanitaire telles que le rétablissement de l’alimentation électrique pour impayés d’énergie, un salaire minimum au même niveau qu’en 2009 (à 751 €), la couverture sociale pour les chômeurs en fin de droits. Syriza ne s’est donc pas contenté, comme c’est souvent le cas en France, de critiquer le gouvernement en place mais a répondu concrètement aux attentes populaires. Il a érigé la lutte pour la survie de la population la plus précarisée en enjeu majeur de la confrontation électorale.
Le troisième facteur du succès de Syriza tient à une nouvelle manière de pratiquer la démocratie en y impliquant une jeune génération exempte des pratiques corruptrices des élites. L’équipe d’Alexis Tsipras, qui n’a que 40 ans, a amorcé un travail de fond sur les boites noires de la conquête de l’opinion et de l’alternative politique. Sous la pression du réel, Syriza a subi un processus de « maturation violente » selon la formule de Giannis Dragasakis, vice-Président du gouvernement actuel. L’enjeu était de dépasser une conception de la gauche comme addition de composantes et de regroupements contestataires en marges du jeu politique pour construire un nouveau parti unifié à vocation hégémonique. Un parti qui n’entend pas jouer le rôle d’une force supplétive mais revendique ouvertement son droit de devenir protagoniste de la vie politique. Un parti de confrontation démocratique d’idées et non pas un système fermé de micro-pouvoirs qui fonctionne dans une cacophonie invraisemblable. Et surtout, un parti capable de construire ses rapports à la société non pas avec une logique de courroie de transmission mais à travers un travail patient et multifront de mise en réseaux avec des mouvements, des initiatives citoyennes, de mobilisations collectives. Ce nouveau parti a été mis en chantier lors du congrès fondateur de Syriza en juillet 2013.
Du reste, les Grecs se sont sentis humiliés par la pratique politique d’une troïka étroitement liée aux élites au pouvoir. Ils n’ont plus supporté que l’on gouverne leurs pays par mails et en coulisse. Le vote pour Syriza est pour eux un moyen de restaurer une forme de dignité patriotique et de réhabiliter la démocratie. Cette aspiration correspond à la modernisation de l’Etat que veut engager Alexis Tsipras, afin qu’il puisse entre autre lutter contre la corruption, l’évasion et la fraude fiscales. La démocratisation passe aussi par la réouverture de la radio-télévision publique fermée de manière autoritaire pour des raisons politiques.
Le paysage post-électoral
Pendant la campagne électorale, Syriza demandaient aux citoyens Grecs de lui donner les moyens pour mener jusqu’au bout son programme politique. Il réclamait notamment une « large et nette » majorité parlementaire non pas par arrogance partisane ou volonté de puissance mais pour qu’il puisse rompre avec le « vieux et usé système » sans les entraves d’une alliance instable ou compromettante. Au vu du mode de scrutin proportionnel qui accorde un bonus de 50 sièges au premier parti et en considérant que sept ou huit partis allaient entrer au Parlement (en dépassant la barre fatidique de 3 % des voix exprimées), le seuil de la majorité absolue (151 sur 300 sièges) pouvait être atteint avec un pourcentage entre 36 et 38% des voix.
Aux élections du 25 janvier 2015, Syriza a remporté une victoire de grande ampleur en obtenant 36,3 % et 149 sièges, battant son principal adversaire, la Nouvelle Démocratie (droite) avec un écart de 8,5%. Pourtant, la droite ne s’est pas effondrée, malgré une baisse d’environ 2 % par rapport aux élections législatives de juin 2012. Avec son chef de file et plusieurs de ses députés en prison depuis un an et demi inculpés d’« appartenance à une organisation criminelle », Aube Dorée arrive à la troisième place avec 6,3% des voix, juste au-dessus des « centristes » de La Rivière (« To Potami », 6,05%). Après son étiage historique de 2012, le Parti Communiste Grec (KKE) s’établit à 5,5 % (+1%), tout en restant intraitable dans son isolationnisme. Les Grecs indépendants (ANEL), formation de droite souverainiste conservatrice sur le plan sociétal mais anti-austérité sur le plan socio-économique, se trouvant dans la ligne de mire des médias systémiques qui pronostiquaient leur échec, résistent et entrent à la Vouli (Parlement) avec 13 députés (4,75 %). Vestige d’un passé révolu, le PASOK (socialistes), obtient 4,7 %, bien loin des 12,3 % de 2012, voire des 43,8 % de 2009. Sa déchéance électorale est directement proportionnelle au véritable travail de démolition de la société grecque qu’il a effectué pendant ces années de crise en étroite collaboration avec la droite.
L’alliance gouvernementale de Syriza avec les Grecs Indépendants
En l’absence d’une majorité parlementaire absolue, le choix de Syriza s’est porté rapidement vers une alliance avec les Grecs indépendants. C’est un choix dicté par le besoin étant donné que le KKE a récusé d’emblée toute idée de coalition, y compris sur un programme minimal de sortie de crise. Quant à La Rivière, formation libérale hétéroclite issue de la décomposition du PASOK, elle est préoccupée bien plus de défendre l’orientation « européenne » du pays dans le « respect de ses partenaires et des accords signés » plutôt que de tracer de nouvelles perspectives au-delà des politiques d’austérité qui ont conduit le pays dans l’impasse de la récession auto-alimentée. Il n’est guère étonnant que Martin Schulz, président social-démocrate du Parlement européen, s’est empressé de fustiger l’union entre la gauche radicale et les Grecs indépendants tout en recommandant avec insistance à Alexis Tsipras de « désarmer sur le plan verbal » (sic) et de cesser ses attaques contre Angela Merkel arguant que la rhétorique anti-allemande était de « courte-vue ».
Est-ce pour autant dire que cette alliance est « contre-nature », voire qu’elle entérine une coalition « rouge-brun » comme le présument certains critiques de Syriza ? Le jugement est inexact et biaisé pour plusieurs raisons. D’abord, ANEL n’est pas un parti d’extrême droite et n’a jamais flirté avec l’Aube dorée, comme l’ont déjà fait des collaborateurs proches de l’ancien Premier ministre Antonis Samaras. Issu d’une scission de la Nouvelle Démocratie en 2012 après le refus de soutenir le gouvernement de Loukas Papadimos qui appliquait la politique du Mémorandum, ce parti revendique la renégociation de la dette grecque, la restauration de la souveraineté nationale confisquée par la troïka, la traduction en justice de tous les responsables politiques, haut fonctionnaires et hommes d’affaires qui ont conduit le pays à la catastrophe. Loin d’être exempts de critiques, les Grecs indépendants se remarquent aussi par des relents « complotistes » du fait qu’ils se déclarent opposés au « Nouvel ordre mondial », par le rejet du multiculturalisme et le soutien à l’Eglise Orthodoxe. En revanche, il est impossible de les incriminer de racisme ou d’antisémitisme.
Ensuite, l’équilibre de forces entre les deux formations est incontestablement en faveur de Syriza dont le programme économique est accepté en bloc par les ANEL. La gauche radicale n’est pas « l’otage » des Grecs indépendants dont l’influence est limitée. Si leur chef de file, Panos Kammenos, devient le nouveau ministre de la Défense, cette participation permet à Alexis Tsipras de composer un gouvernement qui déborde largement le périmètre de son propre parti mais aussi de disposer d’un interlocuteur crédible aux yeux des militaires. En revanche, les questions délicates de l’immigration sont confiées à la sous-Ministre Tassia Chirstodoulopoulou, avocate, militante de longue haleine en faveur des droits des immigrés.
Enfin, la coalition avec les ANEL envoie un message de fermeté aux tenants de l’austérité dans toute l’Europe. C’est le signal que Syriza respectera les promesses tenues devant ses électeurs, quitte à se heurter aux institutions européennes. La question sociale est clairement identifié comme prioritaire. « Nous sommes avant tout un gouvernement de salut social, avec projet, volonté politique et la force d’un mandat populaire », dit Alexis Tsipras.
Et maintenant ?
Comment gérer la victoire électorale ? Dans l’esprit de Syriza, la réponse à la crise humanitaire qui frappe la Grèce et la réforme de l’Etat doivent être menées de pair avec la transformation d’un modèle économique trop dépendant du tourisme et des importations. Ce qui à long terme suppose de réindustrialiser le pays. Ce programme a-t-il des chances de réussir ? Une bonne partie de la réponse tient à la renégociation de la dette qui atteint 321 milliards d’euros et dont le remboursement des intérêts empêche toute marge de manœuvre. Cela suppose donc que les créanciers de la Grèce acceptent de renoncer à une partie de leurs créances plutôt que de tout perdre. C’est leur intérêt car la mise au ban du travail de millions de personnes en Grèce et plus largement en Europe est un immense gâchis qui gangrène toutes les sociétés.
Le programme de Syriza n’est certes pas révolutionnaire. Mais dans le contexte actuel marqué par la dénégation de la réalité, il apporte une rupture structurelle avec les politiques régressives menées au nom du « bon sens économique » qui plongent le continent européen dans la récession et confisquent la démocratie. Par une ruse de la dialectique de l’histoire, en raison même de ses spécificités en tant que laboratoire à ciel ouvert pour tester des politiques effroyables, la Grèce parle aujourd’hui la langue de l’universel. Elle nous dit que la thérapie de choc appliquée pour sortir de la crise est un échec retentissant. Catastrophique économiquement, inique socialement. Que l’explosion de la dette souveraine suite aux politiques punitives qui s’abattent avec férocité sur les peuples sous prétexte d’absoudre un crime imaginaire subvertit les fondements de la souveraineté populaire et répand l’euroscepticisme. « On ne peut pas continuer à pressurer des pays qui sont en pleine récession » affirme le Président des Etats-Unis Barack Obama.
La victoire de Syriza est un pari qui permet de décloisonner le regard sur le monde, d’élargir l’horizon d’attente, de repenser l’action collective. A condition de ne pas succomber aux simplifications enthousiastes de la rhétorique partisane qui font l’impasse sur l’état calamiteux de la gauche institutionnelle et les rudes tâches de la recomposition politique qui restent à faire. Restaurer la confiance à l’alternative ne sera guère une mince affaire. Le cas de Syriza n’est pas forcément exemplaire et ses chances de réussite demeurent incertaines. L’avenir n’est pas à prophétiser mais à construire, de manière intempestive, en incarnant un imaginaire de progrès, de transformation, de justice sociale. Néanmoins, le nom de Syriza incite à déborder le pessimisme de l’intelligence pour renouer avec l’optimisme de la volonté. « Le printemps est précoce en Grèce et peut-être c’est l’annonce d’un printemps européen » (Georges Corraface à l’émission A’Live de Pascale Clark, France Inter, 2 février 2015)
Michel Vakaloulis