La dernière fois qu’ils s’étaient vus, c’était le 19 décembre 2014, elle l’avait « taquiné » sur ses deux gardes du corps. Il lui avait répondu qu’il s’en passerait bien… Et lui avait aussi rappelé qu’il faisait l’objet d’une fatwa d’Al-Qaida au Yémen. Elle n’avait pas pris la menace au sérieux et s’était dit : « Quoi ? Une fatwa sur un petit Français ? » A la fin de la soirée, il lui avait lancé : « Salam aleikum. » Trois semaines plus tard, Charb faisait partie des douze victimes froidement assassinées dans l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier.
Sonia Gueddouri aurait pu ne jamais croiser la route du dessinateur du journal satirique. En 2012, dans le cadre de la licence information et communication qu’elle suit à l’université Paris-VIII-Saint-Denis, les étudiants doivent choisir un journal qu’ils aiment bien pour en analyser le discours. Un temps, elle pense rencontrer l’équipe de Mediapart. Et puis non : elle décide au contraire de choisir un média qu’elle n’aime pas, dont elle ne comprend pas le propos. Ce sera Charlie Hebdo. « Je ne connaissais pas vraiment ce journal si ce n’est que je savais qu’il avait commencé à publier des caricatures en 2006 et qu’il y avait eu un procès », se souvient la jeune femme de confession musulmane, âgée aujourd’hui de 21 ans.
Elle prend son téléphone ; tombe sur Charb. Rendez-vous est pris le 24 octobre. L’accueil est chaleureux, la conversation franche. « J’ai dit que je ne comprenais pas leur humour et que cela dépassait les caricatures de Mahomet. Ce qu’ils ont fait sur le mariage pour tous ou l’homme qui a trouvé la mort lors du tournage de “Koh-Lanta”… C’est aussi choquant. »
Très vite, la discussion qui avait démarré sur l’humour jugé trop « trash » de Charlie Hebdo dévie et se focalise sur les caricatures de Mahomet. « J’essayais de leur faire comprendre qu’elles avaient heurté certains musulmans. Cabu voulait comprendre pourquoi nous avions été choqués et blessés. C’était un vrai gentil, confie Sonia Gueddouri. Charb insistait sur le fait que c’était les extrémistes qui étaient pointés et était sur une ligne : “Tant pis pour ceux qui se sentent visés, ce n’est pas à eux que je m’adresse.” » La discussion est animée. « On entendait parfois Riss faire des commentaires et dire :“La religion, c’est de la merde !” »
« Il m’a encouragée »
Charlie n’est pas islamophobe, le message semble passer mais l’incompréhension demeure. Le seul terrain d’entente que Sonia Gueddouri et Charb trouvent, c’est le soutien au peuple palestinien. « Nous nous sommes quittés en bons termes. Mais quand j’ai vu que Charlie continuait à caricaturer le Prophète, je me suis sentie trahie. J’ai décidé de les ignorer, c’est le message que je faisais passer à mon entourage. »
Les hasards de la vie ont fait qu’ils se sont recroisés, à partir d’avril 2014, à l’émission « 28 minutes » sur Arte. Charb y était l’un des collaborateurs réguliers ; Sonia, elle, y est assistante de programmation adjointe. « J’avais mis une distance mais il s’intéressait à mon parcours. Il m’a encouragée et m’a demandé de ne pas lâcher. »
Dans l’équipe de Charlie Hebdo, ce 24 octobre 2012 a profondément marqué Camille Besse, jeune dessinatrice. A Daphné Bürki, la présentatrice de l’émission « Le Tube » sur Canal+, qui lui demandait, le 9 janvier, quel bon souvenir lui venait à l’esprit quand elle pense à l’équipe de Charlie, elle a évoqué cette journée de rencontre avec la jeune étudiante. « C’était juste après l’incendie de nos anciens locaux, on venait de déménager. N’importe quelle autre rédaction lui aurait dit “revenez plus tard !” On était en plein bouclage. J’ai été extrêmement marquée par la patience et la gentillesse de Charb ce jour-là. Elle était un peu remontée, elle voulait des explications sur les caricatures, se souvient la jeune femme. Il a pris le temps de lui répondre. »
Au moment du déjeuner, Cabu avait même lancé pour détendre l’atmosphère : « Nous, on mange halal parce que c’est le seul restaurant qui livre à proximité ! » Ça avait fait rire Sonia Gueddouri. Et puis à la fin de cette journée, pour attester de sa non-islamophobie, Charb avait proposé de prononcer la chahada, la profession de foi islamique, l’index droit levé. L’instant a été immortalisé. Aujourd’hui sur la photo, il manque Cabu, Tignous et Charb.
Nathalie Brafman
Journaliste au Monde