La manifestation dite « Jour de colère », le 26 janvier 2014 à Paris, relève de ces événements dont l’observateur attentif convient, d’emblée, qu’ils appartiennent à l’Histoire. Mediapart ne s’y était pas trompé, qui en offrait un compte rendu effrayant [1], au soir de ce dimanche plein de bruit fascisant et de fureur raciste.
Un an après, le sociologue et historien Pierre Birnbaum revient sur cette séquence de protestation rageuse, dans un contexte de grande faiblesse de l’État, où, convoqués par « une myriade d’associations et de groupes plus ou moins farfelus », des catholiques intransigeants, l’extrême droite nationaliste et « certains jeunes issus fréquemment de l’immigration nord-africaine » en vinrent à hurler leurs détestations communes – à commencer par les juifs : Sur un nouveau moment antisémite. « Jour de colère » (Fayard).
Pierre Birnbaum est à la fois attaché à la République et persuadé qu’une laïcité plus ouverte et des accommodements raisonnables, donnant davantage de visibilité aux invisibles, permettraient d’inclure qui de droit, plutôt que d’exclure au nom de l’universalisme. Il se saisit de la journée du 26 janvier 2014 pour déchiffrer ces temps complexes et illisibles. L’unanimisme républicain semble soluble dans la globalisation, les clivages de classes ont disparu au profit des clivages ethniques et de la tentation d’un ethnocentrisme autoritaire. Bref, le tableau est sombre et pourrait s’intituler Paysage à marée basse politique. Rencontre avec un universitaire libre, qui refuse toute assignation à résidence symbolique dont sont victimes, en notre étrange pays, les citoyens d’origine juive ou musulmane.
Mediapart. Vous constatez la fin de tout projet politique, au profit d’idéologies essentialistes et différentialistes…
Pierre Birnbaum. Il nous faut effectivement réfléchir au déclin de tout ce qui a structuré l’exceptionnalisme français : cet universalisme des Lumières, avec ses avantages et ses inconvénients. C’était le rêve d’une société réconciliée, grâce à des citoyens tournés vers la raison et prenant en charge la nation. Ce rêve a occupé l’espace public, au nom du bien-être de la collectivité, depuis la Révolution française jusqu’à de Gaulle en passant par Jaurès et le parti communiste d’une certaine époque.
Le rêve de Jürgen Habermas, à propos d’un espace public de modèle républicain, c’est la France. Mais voilà qu’un tel modèle, qui se voulait détaché de toute forme d’identité ethnique, se voit remis en question par ce que les médias de masse appellent les communautés. Or les communautés sont construites. Et artificiellement nommées. On en vient à désigner des acteurs selon des termes qui les réifient : « la communauté musulmane a décidé que », « la communauté juive est bouleversée », etc. Le terme de « communauté » redistribue l’espace public dans des ensembles qui n’existent pas, qui n’ont aucune réalité.
Vous vous appuyez sur la notion de « communauté imaginée »…
C’est Benedict Anderson [2] qui a lancé voilà plus de trente ans cette théorie de l’imagined community, devenue un grand classique dans la discipline des sciences politiques. Il réfléchit à la dimension de rêve d’appartenance chez des acteurs qui se construisent dans le cadre d’un ensemble qu’ils imaginent. C’est un imaginaire qui se diffuse souvent du haut vers le bas.
En 1995, dans mon livre Destins juifs. De la Révolution française à Carpentras, je consacrais un chapitre à la communautarisation venant à la fois par le bas et par le haut – l’une et l’autre destructrices de l’espace public. L’État, tout comme certains acteurs, utilisent sans cesse ce terme de “communauté” pour énoncer certains types d’appartenance. Pour les juifs comme pour d’autres. Voici que même la France catholique s’envisage comme communauté. Il s’agit d’un découplage entre la nation et sa culture dominante, dans la mesure où la France est catholique depuis toujours. La laïcité n’a jamais nié que les sociétés sont le plus souvent structurées par une religion : l’orthodoxie, le protestantisme, le bouddhisme…
Voici donc que depuis quelques années, une partie de la France catholique se vivrait comme ne formant qu’une communauté. La nation n’est plus dotée de deux dimensions collectives et universalistes – catholique et républicaine – dont les affrontements ont donné ces grandes guerres franco-françaises ayant scandé notre histoire. Non, ce grand mouvement structurant est aujourd’hui mis à mal par un retrait vers des formes d’appartenance spécifiques.
Quand on entre dans ce type de délire
Comment introduire de la fluidité dans un espace public républicain quasi sacralisé ?
Sacralisé d’un point de vue catholique ou républicain. Regardez les jours fériés qui, à l’exception du 1er janvier, sont soit catholiques (Noël, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption, Toussaint), soit républicains (14-Juillet, 11-Novembre, 1er-Mai, 8-Mai). Comme y avait songé la commission Stasi, il faudrait des commémorations où chacun se retrouve. Chacun pourrait choisir ses jours fériés, ce qui donnerait une liberté plus grande aux acteurs, sans que cela les enferme. Certains musulmans – ou non – pourraient célébrer l’Aïd-el-Kébir, comme certains catholiques – ou non – peuvent célébrer la Pentecôte. Il faut qu’il y ait différents signes de reconnaissance des multiples appartenances. On est à un point où le modèle républicain strict, tel qu’il a été imaginé – même si son fonctionnement a longtemps fait preuve de souplesse – doit trouver des accommodements. Autrement, nous allons vers des drames.
À l’heure des identités multiples, la République française peut-elle encore prôner qu’il n’y a d’identité que nationale dans un espace sécularisé ?
Si nous ne trouvons pas une manière de sortir de cette unicité en la conciliant avec la permanence du modèle républicain, les citoyens se sentiront enfermés au point d’aller se ressourcer du côté des frontières et des barrières. D’emblée, je voudrais récuser le terme d’identité, qui nous vient de l’extrême droite. Il enferme les rêves qui nous traversent. Nous sommes tous parcourus par de multiples formes non pas d’allégeances, mais d’attentions et d’aspirations : nous sommes concernés par différents types de valeurs – nous sommes à la fois laïcs et intéressés par le fait religieux ; nous bouffons du curé, voire du rabbin ou de l’imam, et nous nous soucions de rituel. Il faut conserver cela et non tout ramener à une seule affiliation. L’école, les familles, les pouvoirs publics et la presse ont leur responsabilité : ne pas nous cadenasser dans des termes qui communautarisent ; veiller au vocabulaire...
Dans un précédent livre, La République et le cochon, je rappelais comment il faut faire en sorte que les gens ne soient pas obligés de se désigner comme ne mangeant pas de cochon, c’est-à-dire d’indiquer à haute et intelligible voix qu’ils sont d’ailleurs…
1989 : Jean-Marie Le Pen agresse Lionel Stoléru sur ses liens avec Israël. Le journaliste Jean-Claude Bourret enfonce le clou...
Chacun a le droit d’avoir plusieurs ports d’attache, mais la suspicion s’exerce à l’encontre des juifs de France par rapport à leurs liens supposés avec Israël…
Nous vivons la fin du modèle français des israélites, ce que j’appelle les juifs d’État.
L’israélite effaçait-il sa judéité sur l’autel de la République ?
Non, pas du tout. Les juifs français au XIXe siècle, qui se voulaient israélites, allaient à la synagogue, se mariaient de manière très endogamique, ne se convertissaient pas. Toutefois, dans l’espace public, ils étaient simplement citoyens. De la Révolution française jusqu’aux années 1960, les juifs ont été fidèles à leur origine mais rien ne les distinguait, sinon parfois leur nom.
Après la guerre d’Algérie, on a assisté à une visibilité publique de la vie juive, dont témoignent aujourd’hui l’Hyper Cacher, ou les bougies de Hanoucca. Il s’agit d’une visibilité à l’américaine, dans une cité qui n’est pas prête à cette publicisation des appartenances et des rituels.
Un tel mouvement accompagne d’autres signes d’appartenance publics, légitimés par les lois de décentralisation du début des années 1980 : les panneaux ou le baccalauréat en breton, en corse, etc. L’affaire d’Israël est venue compliquer tout cela, depuis 1967 et la phrase de Charles de Gaulle sur « ce peuple d’élites sûr de lui-même et dominateur ». Nous assistons maintenant à des départs de juifs français vers Israël dans des proportions inédites. En France, les juifs ont combattu le sionisme : le consistoire, les grands rabbins, les intellectuels, tous ont renâclé face au projet de créer un État juif. Ils étaient favorables, au mieux, à une action philanthropique : donner un peu d’argent pour que les juifs de Pologne puissent vivre dans les sables du Moyen-Orient…
On assiste désormais à un intérêt indéniable à l’égard du destin d’Israël, un destin contrarié, dans des guerres horribles, dont on ne voit pas les termes et sur lesquelles on peut porter tous les jugements possibles. Des guerres qui vont à l’encontre de la morale et de l’éthique des droits de l’homme, mais dans des contextes compliqués qui empirent tous les jours.
D’où une confusion dramatique, qui explique peut-être le geste d’un Amedy Coulibaly : ce qui est français juif ou juif français devient israélien, aux yeux de celui qui campe dans un imaginaire de lutte irrationnelle au Moyen-Orient et qui voit Israël comme l’agent du Protocole des Sages de Sion, dominant le monde, manipulant les États-Unis à travers lesquels il envahit l’Irak, en une vision fantasmatique des relations internationales illustrée par la théorie du complot qui fleurit sur la Toile – on prétend même que le Mossad aurait commandité les attentats contre Charlie Hebdo !
Quand on entre dans ce type de délire et d’absence de rationalité des choses, un Merah, citoyen français, en arrive à voir dans trois petits enfants juifs français de Toulouse de simples cibles à abattre d’une balle dans la tête ! Un truc de fou, lié à des réalités qui n’en existent pas moins.
Avec la régression du politique, émerge cette dimension fantasmagorique, que vous qualifiez de culturelle. Est-ce une forme d’anglo-saxonnisation, ou faut-il y voir un retour aux temps de l’Algérie coloniale, par exemple, quand les populations s’appréhendaient à travers le prisme de leur appartenance religieuse ?
Je ne connais guère l’Algérie coloniale et je ne m’aventurerai pas sur ce qui ne constitue pas mon sujet d’études. En revanche, le monde anglo-saxon me paraît effectivement offrir une piste de sortie dans la crise que traverse la société française. Ce monde est fondé sur des formes de pluralisme. Il n’y existe pas une église mais des centaines, qui s’auto-organisent. Vous n’y trouvez pas seulement trois communautés, mais des milliers de groupes : les appartenances ne sont pas fermées, il y a une fluidité immense, c’est un pluralisme ouvert.
La société française doit aujourd’hui accepter la remise en question d’un modèle universaliste touchant à sa fin. Tout en trouvant, pour éviter les excès ou les dérapages, le moyen de légitimer des formes de reconnaissance de tous les pluralismes et de toutes les identités. Sans pour autant que ces pluralismes et ces identités enferment ni réifient les acteurs. Doivent donc exister toutes les façons possibles d’être musulman : laïques aussi bien que religieuses. Le but, c’est, pour tous les citoyens, de ne pas être enfermés dans des catégories mais pouvoir rêver des appartenances.
Quand on entre dans ce type de délire
Comment introduire de la fluidité dans un espace public républicain quasi sacralisé ?
Sacralisé d’un point de vue catholique ou républicain. Regardez les jours fériés qui, à l’exception du 1er janvier, sont soit catholiques (Noël, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption, Toussaint), soit républicains (14-Juillet, 11-Novembre, 1er-Mai, 8-Mai). Comme y avait songé la commission Stasi, il faudrait des commémorations où chacun se retrouve. Chacun pourrait choisir ses jours fériés, ce qui donnerait une liberté plus grande aux acteurs, sans que cela les enferme. Certains musulmans – ou non – pourraient célébrer l’Aïd-el-Kébir, comme certains catholiques – ou non – peuvent célébrer la Pentecôte. Il faut qu’il y ait différents signes de reconnaissance des multiples appartenances. On est à un point où le modèle républicain strict, tel qu’il a été imaginé – même si son fonctionnement a longtemps fait preuve de souplesse – doit trouver des accommodements. Autrement, nous allons vers des drames.
À l’heure des identités multiples, la République française peut-elle encore prôner qu’il n’y a d’identité que nationale dans un espace sécularisé ?
Si nous ne trouvons pas une manière de sortir de cette unicité en la conciliant avec la permanence du modèle républicain, les citoyens se sentiront enfermés au point d’aller se ressourcer du côté des frontières et des barrières. D’emblée, je voudrais récuser le terme d’identité, qui nous vient de l’extrême droite. Il enferme les rêves qui nous traversent. Nous sommes tous parcourus par de multiples formes non pas d’allégeances, mais d’attentions et d’aspirations : nous sommes concernés par différents types de valeurs – nous sommes à la fois laïcs et intéressés par le fait religieux ; nous bouffons du curé, voire du rabbin ou de l’imam, et nous nous soucions de rituel. Il faut conserver cela et non tout ramener à une seule affiliation. L’école, les familles, les pouvoirs publics et la presse ont leur responsabilité : ne pas nous cadenasser dans des termes qui communautarisent ; veiller au vocabulaire...
Dans un précédent livre, La République et le cochon, je rappelais comment il faut faire en sorte que les gens ne soient pas obligés de se désigner comme ne mangeant pas de cochon, c’est-à-dire d’indiquer à haute et intelligible voix qu’ils sont d’ailleurs…
1989 : Jean-Marie Le Pen agresse Lionel Stoléru sur ses liens avec Israël. Le journaliste Jean-Claude Bourret enfonce le clou...
Chacun a le droit d’avoir plusieurs ports d’attache, mais la suspicion s’exerce à l’encontre des juifs de France par rapport à leurs liens supposés avec Israël…
Nous vivons la fin du modèle français des israélites, ce que j’appelle les juifs d’État.
L’israélite effaçait-il sa judéité sur l’autel de la République ?
Non, pas du tout. Les juifs français au XIXe siècle, qui se voulaient israélites, allaient à la synagogue, se mariaient de manière très endogamique, ne se convertissaient pas. Toutefois, dans l’espace public, ils étaient simplement citoyens. De la Révolution française jusqu’aux années 1960, les juifs ont été fidèles à leur origine mais rien ne les distinguait, sinon parfois leur nom.
Après la guerre d’Algérie, on a assisté à une visibilité publique de la vie juive, dont témoignent aujourd’hui l’Hyper Cacher, ou les bougies de Hanoucca. Il s’agit d’une visibilité à l’américaine, dans une cité qui n’est pas prête à cette publicisation des appartenances et des rituels.
Un tel mouvement accompagne d’autres signes d’appartenance publics, légitimés par les lois de décentralisation du début des années 1980 : les panneaux ou le baccalauréat en breton, en corse, etc. L’affaire d’Israël est venue compliquer tout cela, depuis 1967 et la phrase de Charles de Gaulle sur « ce peuple d’élites sûr de lui-même et dominateur ». Nous assistons maintenant à des départs de juifs français vers Israël dans des proportions inédites. En France, les juifs ont combattu le sionisme : le consistoire, les grands rabbins, les intellectuels, tous ont renâclé face au projet de créer un État juif. Ils étaient favorables, au mieux, à une action philanthropique : donner un peu d’argent pour que les juifs de Pologne puissent vivre dans les sables du Moyen-Orient…
On assiste désormais à un intérêt indéniable à l’égard du destin d’Israël, un destin contrarié, dans des guerres horribles, dont on ne voit pas les termes et sur lesquelles on peut porter tous les jugements possibles. Des guerres qui vont à l’encontre de la morale et de l’éthique des droits de l’homme, mais dans des contextes compliqués qui empirent tous les jours.
D’où une confusion dramatique, qui explique peut-être le geste d’un Amedy Coulibaly : ce qui est français juif ou juif français devient israélien, aux yeux de celui qui campe dans un imaginaire de lutte irrationnelle au Moyen-Orient et qui voit Israël comme l’agent du Protocole des Sages de Sion, dominant le monde, manipulant les États-Unis à travers lesquels il envahit l’Irak, en une vision fantasmatique des relations internationales illustrée par la théorie du complot qui fleurit sur la Toile – on prétend même que le Mossad aurait commandité les attentats contre Charlie Hebdo !
Quand on entre dans ce type de délire et d’absence de rationalité des choses, un Merah, citoyen français, en arrive à voir dans trois petits enfants juifs français de Toulouse de simples cibles à abattre d’une balle dans la tête ! Un truc de fou, lié à des réalités qui n’en existent pas moins.
Le silence accablant
Comme si chaque juif de France devenait comptable de ce qui se passe à Gaza…
Oui, et il faut lutter contre une telle vision et un tel phénomène, sinon nous en arriverons à une transposition ici de ce qui advient là-bas – mais avec des juifs français pacifiques et désarmés.
Vous-même, êtes-vous sommé de vous justifier par rapport à Israël ?
Sans que ce soit dit explicitement, j’ai été malheureusement amené à rompre avec un certain nombre de collègues. Ils ne voyaient pas en moi quelqu’un de suffisamment négatif à l’égard d’Israël. Et ce, bien que je n’aie jamais écrit quoi que ce soit ni jamais dit un mot sur Israël.
Une telle mésaventure vous arriva cependant dès avant 1967, lors de votre soutenance de thèse sur la structure du pouvoir aux États-Unis d’Amérique…
Effectivement, c’était en 1966 et Georges Lavau, membre du jury, me demande ce que je pense de la structure du pouvoir en Israël. Je lui réplique, d’une manière cinglante, que je ne vois pas le rapport. Cela m’est resté pour toujours en travers de la gorge. Georges Lavau est ensuite devenu un très bon ami et l’est resté jusqu’à la fin de sa vie. J’aimais beaucoup cet homme droit, impeccable, cultivé – le seul véritable intellectuel de la discipline pendant une vingtaine d’années. Nous nous voyions très souvent.
Êtes-vous revenus sur cet incident de 1966 ?
Jamais, non, jamais. Vous avez raison de rappeler un tel incident. Ils sont plus rares, dans nos milieux universitaires, qu’un phénomène symptomatique : le silence accablant, c’est-à-dire qu’il n’est pas question d’aborder tout au long de la vie ce type de question avec les personnes travaillant dans votre discipline. En quarante ans, avec mes collègues les plus proches, jamais ne fut évoqué Israël, ni même les juifs. Je vous laisse le soin d’apprécier cette forme de schizophrénie. Du coup, la discipline n’a plus voulu entendre parler de moi à partir du moment où cet angle mort est devenu mon champ d’études, en 1988, avec la parution de mon livre Un mythe politique : « la République juive » de Léon Blum à Pierre Mendès France.
Votre dernier livre rappelle que les juifs sont des cibles éternelles, tout en pointant que Christiane Taubira ou Najat Vallaud-Belkacem sont les premières victimes du racisme à notre époque...
Il ne s’agit pas de verser dans une compétition des souffrances et des préjugés dont les uns et les autres sont victimes. Les chiffres montrent cependant que les actes d’antisémitisme sont les plus nombreux si vous les rapportez au nombre de citoyens juifs par rapport, par exemple, aux citoyens considérés comme musulmans que compte la France : 500 000 d’un côté, 5 millions de l’autre. La violence que rencontrent depuis plusieurs années les juifs français apparaît donc hors de proportion. Il n’y a fort heureusement pas eu de meurtres racistes de musulmans en France depuis longtemps, alors qu’en ce moment, on tue des juifs parce qu’ils sont juifs – depuis l’affaire Ilan Halimi en 2006 : c’est dingue ! On a sous-estimé l’impact d’un tel événement qui récapitula l’antisémitisme le plus barbare, sans que la société française ne se soit montrée bouleversée.
Toutefois, il est vrai que l’hostilité est par ailleurs permanente à l’égard de ce qu’on appelle improprement « les Arabes » et « les musulmans » – nous n’avons pas de termes neutres et historiques capables de ne pas enfermer ces concitoyens dans de telles dénominations. Les sondages indiquent qu’ils ont davantage à souffrir d’un rejet raciste que les juifs, de la part de la population française dans son ensemble. Je différencie donc les actes des préjugés, face aux violences ressenties par les uns comme par les autres.
Dans ce petit livre qui me vaut la visite de Mediapart, je rappelle comment, aux environs de la place de la Bastille, le 26 janvier 2014, moins d’un an avant le gigantesque rassemblement bon enfant du 11 janvier 2015 à la suite des attentats de Paris, pratiquement au même endroit, une foule a soudain vociféré « mort aux juifs ! ». Il n’y a, encore une fois fort heureusement, pas l’équivalent d’un tel rassemblement constitué hurlant « mort aux Arabes ! » ou « mort aux musulmans ! » – même si des graffitis anonymes fleurissent hélas avec un tel message…
Que l’on fiche la paix aux uns comme aux autres ! Qu’il n’y ait plus, au cœur de l’espace public, des fantasmes de haine quant aux rituels des uns et des autres, auxquels seraient censées répondre, dans un déchaînement d’exécrations produisant des cocktails terrifiants, des quenelles et des têtes de porc !
Même si les comportements de certains juifs et de certains musulmans dans l’espace public, leurs manières de faire et de s’exposer, peuvent – parfois légitimement – irriter, ils ne méritent pas l’opprobre, à un tel point de phobie incandescente.
D’où le piège qui se referme sous nos yeux : 7 000 juifs de France partent en Israël, comme si là-bas, ils seraient plus en sécurité qu’ici, sous la menace des Merah, Nemmouche, ou Coulibaly – tous trois citoyens français qui tuent des Français.
Antoine Perraud
* Pierre Birnbaum. Sur un nouveau moment antisémite. « Jour de colère ». (Fayard, 158 p., 17 €)