La pétition, publiée le 13 avril sur le site Internet Mesopinions.com par une collégienne de 5e, a déjà recueilli près de 12 000 signatures. « La dissection dans les collèges finance la mort d’animaux et encourage leur maltraitance. Avons-nous besoin de massacrer des cadavres d’animaux pour apprendre ? », demande-t-elle à Vincent Peillon, le ministre de l’éducation nationale.
Le 22 mai, après moult rebondissements et l’intervention du Conseil d’Etat, le tribunal administratif de Lyon a annulé l’arrêté préfectoral ordonnant l’abattage de Baby et Népal, les deux éléphantes du parc de la Tête d’or qui avaient été suspectées d’être porteuses de la tuberculose sans que des tests probants aient validé ce soupçon. Il ne se passe plus une semaine sans que se tienne quelque part une opération de protestation militante en faveur des animaux – contre le gavage des oies ici, là contre l’exiguïté des cages à lapins – et jamais on n’a vu sortir tant de livres, tant de films sur le sujet. Aristote et Plutarque, qui s’en préoccupaient fort, y retrouveraient enfin leurs petits : la question animale, longtemps occultée par la pensée occidentale, est en train de devenir une question de société.
A cela, deux raisons essentielles : l’évolution rapide de la science, qui prouve désormais que les animaux à sang chaud – voire à sang froid, tels les céphalopodes – sont des êtres conscients d’eux-mêmes, sensibles aux émotions et à la douleur ; et celle, non moins spectaculaire, de l’exploitation par l’homme de ces mêmes animaux. Alors que ces créatures, par leur intelligence et leurs comportements, paraissent plus proches de nous qu’elles ne l’ont jamais été, notre propre espèce les soumet à une cruauté sans précédent, pour les besoins de l’élevage intensif ou de l’expérimentation médicale. La contradiction était trop violente pour ne pas faire bouger les lignes.
A mesure que se fissurent nos certitudes, un nombre croissant de citoyens, de scientifiques, juristes et philosophes se mobilisent. Non seulement afin « d’épargner au maximum la douleur, la détresse ou la souffrance aux animaux » lors de leur mise à mort – ainsi que le préconise depuis 2009 le Conseil de l’Europe –, mais aussi pour considérer leur vie dans son intégrité. Pour penser les bêtes comme des « patients moraux », au même titre que les enfants ou les handicapés mentaux. Pour leur conférer une valeur inhérente. Et des droits. A commencer par ceux de vivre et de ne pas souffrir.
ÉTHIQUE UTILITARISTE
Cette prise de conscience, qui touche aujourd’hui tous les pays occidentaux, trouve ses bases théoriques dans la philosophie, et dans une théorie chère à la culture anglo-saxonne : l’utilitarisme. Fondée en Angleterre par le réformateur Jeremy Bentham (1748-1832) et développée par l’économiste John Stuart Mill (1806-1873), cette doctrine morale affirme que les conséquences de nos actes doivent être considérées à l’échelle globale, en termes de plaisir et de souffrance. Les intérêts de chacun comptent, et ils comptent autant que les intérêts identiques de n’importe qui d’autre. Au moment de faire un choix, il faut donc opter pour l’action qui produit le plus grand bonheur du plus grand nombre.
D’un égalitarisme intransigeant, ce principe est malaisé à mettre en œuvre. Mais il n’en participe pas moins, à son époque, au meilleur traitement des prisonniers en milieu carcéral, à l’extension du droit des femmes et à l’abolition de l’esclavage. Dans sa réflexion, Bentham avait inclus les animaux en raison de leur capacité à souffrir.
En 1975, aux Etats-Unis, le philosophe australien Peter Singer publie Animal Liberation (La Libération animale), qui deviendra le livre de référence des mouvements modernes de protection animale. Il y reprend l’éthique utilitariste et développe l’idée selon laquelle tous les êtres sensibles doivent être considérés comme moralement égaux, dans la mesure où leur capacité à souffrir et à éprouver du plaisir est comparable.
Au même moment, le philosophe américain Tom Regan – qui fut d’abord défenseur des droits de l’Homme – développe une autre approche, dite « théorie des droits » : tout comme nous en avons les uns envers les autres, nous avons des droits directs envers les animaux, du moins envers ceux dont la vie mentale est suffisamment élaborée pour que ce qui leur arrive leur importe, pour être, dit Regan, « les sujets d’une vie ».
ROIS ET GOÛTEURS
Ces deux conceptions aboutissent à une position radicale : l’abolition de tout asservissement de l’animal par l’homme. « Si nous infligeons une grande souffrance aux poulets pour les produire, et si cette souffrance outrepasse le plaisir que nous avons à les consommer, il est moralement obligatoire de ne pas manger leur chair », résume Peter Singer, végétarien depuis 1971. « Les animaux de laboratoire ne sont pas nos goûteurs ; nous ne sommes pas leurs rois », renchérit Regan.
Mais alors, quoi ? Plus de nourriture carnée ? Plus d’essais thérapeutiques sur les rongeurs ? Très vite, la reconnaissance du respect dû à l’animal ouvre la boîte de Pandore des menaces à nos libertés. Entre utopie et réalisme, entre les abolitionnistes et ceux qui prônent une exploitation plus mesurée de nos amies les bêtes, le fossé n’est pas près de se combler.
« La question de fond que pose l’abolitionnisme est celle de la propriété : est-ce que nous sommes capables de déconstruire le néolithique, c’est-à-dire le grand moment de la domestication ? Est-ce que nous sommes prêts à cela ? », interroge Elisabeth de Fontenay, l’une des rares philosophes de France à avoir entrepris – de longue date – une réflexion sur la question animale. Assumant la contradiction inhérente à notre espèce – animale, mais pas tout fait comme les autres –, elle ne conçoit pas, elle non plus, l’avenir de l’humanité sans un nouveau contrat avec les bêtes. Mais elle se montre à la fois moins radicale et plus ambitieuse que ses homologues anglo-saxons.
Moins radicale, parce que résolument « spéciste », c’est-à-dire convaincue de l’irréductible différence humaine. Et non « abolitionniste » (elle dit parfois non « robespierriste »), ce qui ne lui facilite pas toujours la tâche. « Je ne refuse pas de manger de la viande – même si j’en mange très peu –, et cela pose un problème de rapport entre la théorie et la pratique qui est pour moi extrêmement douloureux. Je ne fais pas la belle âme en disant cela : chaque fois que je consomme de la viande, je me souviens que l’animal que je mange n’a pas eu droit à une vraie vie. Mais je ne franchis pas le pas du végétarisme. Je ne suis donc pas tout à fait cohérente », reconnaît-elle.
MONDES ANIMAUX
Plus ambitieuse, parce qu’elle refuse de réduire la question animale à la seule souffrance. « Les animaux ne se contentent pas de souffrir ou d’éprouver du plaisir, assure-t-elle. Leur environnement est pour eux un système de signes qu’ils interprètent : ils ont des mondes, et ces mondes se croisent avec le nôtre. La question n’est donc pas celle de leur intelligence, de leurs capacités ou de leurs performances : c’est celle de leur subjectivité. Une fois qu’on a pris acte de cela, on ne peut plus les traiter comme des instruments ou comme des choses. Cela suffit à fonder l’obligation de légiférer pour les animaux. »
A cette notion de subjectivité animale, Elisabeth de Fontenay ajoute celle d’intégrité : « L’intégrité, c’est le droit de l’animal à vivre selon sa biographie – car il a une histoire personnelle –, mais aussi suivant son espèce et l’histoire évolutive de celle-ci. Pour le bétail, cela implique par exemple de ne pas supprimer la relation à l’éleveur ni la relation au troupeau : tout ce qui est précisément détruit par nos modes de production intensive. Alors que les travaux de l’éthologie nous ont fait comprendre que les animaux ne sont pas des machines, c’est matériellement en machines que les a transformés l’élevage industriel, en niant leur intégrité. »
La philosophie n’est pas l’action politique, et ces débats d’experts, essentiels à l’évolution des esprits, ne changeraient rien au sort des animaux s’ils ne se traduisaient pas dans des textes à portée juridique. A cet égard, l’Union européenne fait preuve d’une belle avance sur le Canada et les Etats-Unis.
Sous la pression notamment des pays d’Europe du Nord, ses directives ne cessent d’être plus contraignantes, tant sur les conditions d’élevage qu’en matière d’expérimentation animale. La directive du 22 septembre 2010 relative à la protection des vertébrés utilisés à des fins scientifiques, dont le préambule indique que la protection du bien-être animal est une valeur de l’Union européenne, précise ainsi qu’elle ne constitue qu’une étape vers la suppression définitive de toute expérimentation animale. Et il ne s’agit que d’un exemple.
MAL NÉCESSAIRE
En droit national, c’est une autre affaire... Notamment en France, pays d’éleveurs et de chasseurs où le sort réservé à l’animal est vite perçu comme un mal nécessaire dès lors qu’il est au service de l’économie. « Ce pays a introduit dans sa panoplie juridique nombre de dispositions protectrices de la condition animale, mais ne se décide toujours pas, par frilosité, à adopter une définition claire et incontestable de la sensibilité de l’animal apte à la souffrance », résume Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la cour d’appel de Paris.
Dès 1976, la France reconnaît pourtant, dans son code rural, l’animal comme un « être sensible », ce que l’Europe ne fera pas avant le traité de Lisbonne, en 2007. Elle choisit encore, lors de la réforme de son code pénal (entrée en vigueur en 1994), de créer pour ces êtres sensibles une catégorie à part, dite des « autres crimes et délits ». Mais son code civil, lui, reste furieusement rétrograde : les animaux y sont considérés comme des « biens meubles » – voire « immeubles par destination », par exemple s’ils sont affectés à une exploitation agricole –, quand celui de l’Allemagne distingue clairement l’animal des choses depuis 1990.
Verrons-nous bientôt entrer dans notre code napoléonien le caractère sensible des animaux, comme le réclame une proposition de loi déposée en novembre 2012 par plusieurs députés UMP ? Si oui, quelle catégorie imaginer pour eux, qui se situerait quelque part entre les personnes et les biens ?
Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit à l’université de Limoges et directeur, avec la philosophe Florence Burgat, d’une passionnante Revue semestrielle du droit animalier, suggère de reconnaître à certains animaux une personnalité juridique, comparable à celle dont bénéficient les personnes morales, syndicats ou associations. « La portée de cette réforme ne serait pas seulement symbolique, elle pourrait contribuer à déverrouiller le système, estime-t-il. Le décalage entre les textes et leur application est vieux comme le monde mais, en ce qui concerne les animaux, il s’agit d’un décalage sidéral. Changer leur statut juridique n’est donc pas anodin : le juge saisi de l’application des textes ne les interprétera pas de la même manière selon que les animaux sont considérés comme des biens ou comme des personnes morales. »
RESPONSABILITÉ COLLECTIVE
Pas encore un sujet, plus vraiment un objet : le statut de l’animal est en devenir. Fait remarquable, le philosophe canadien Will Kymlicka, connu pour ses travaux sur le multiculturalisme et le juste traitement des groupes minoritaires, a consacré son dernier ouvrage à cette question. Cosigné avec sa femme, Sue Donaldson, Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights (2011, non traduit) propose de l’aborder en termes de responsabilité collective plutôt qu’individuelle. Et « d’élaborer un nouveau cadre moral, réintégrant le traitement des animaux au cœur des principes fondamentaux de la théorie libérale de la justice et des droits de l’homme ».
Pour ce faire, il divise les animaux en trois groupes, auxquels seraient attribués des statuts politiques distincts. Les animaux domestiques seraient « citoyens » : ils ont le droit de résider sur un territoire, et leurs intérêts comptent dans la détermination du bien public. Les animaux sauvages seraient « nations souveraines » : ils forment leurs propres communautés et requièrent le respect de leur autonomie. Les animaux proches, ceux qui vivent librement dans nos villes et nos villages, seraient « résidents permanents » : ils ont le droit d’asile, mais nous ne sommes pas tenus de les protéger. Le premier pas vers une « zoopolitique », plus précautionneuse de ceux avec qui nous partageons la planète ?
En dépit des excès de certains extrémistes, les penseurs de tout poil sont unanimes : plus nous inclurons les animaux dans nos questionnements moraux, plus l’humanité progressera. Dans son dernier ouvrage, The Better Angels of our Nature : The Decline of Violence in History and its Causes (2011, non traduit), le psychologue canadien Steven Pinker rappelle que, depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), critiques et condamnations n’ont fait que croître vis-à-vis des exactions commises à l’encontre des minorités ethniques, des femmes, des enfants... et des bêtes.
Il se souvient aussi qu’il torturait des rats jusqu’à la mort, quand il était jeune étudiant, pour suivre les instructions de son professeur, sans que personne ne pose la question morale de cet acte. Aujourd’hui, affirme-t-il, cela serait impossible. Même si, dans les classes des collèges, on dissèque encore des cadavres de souris et de grenouilles.
Catherine Vincent
Journaliste au Monde