Catherine Vincent – Lorsque vous publiez « Animal Liberation » en 1975, personne ou presque ne se soucie du sort des animaux. Aujourd’hui, votre livre est devenu un classique, et la protection animale se concrétise par des textes juridiques. En près de quarante ans, que s’est-il passé ?
Peter Singer – En 1975, les gens pensaient que les animaux qu’ils mangeaient étaient logés dans des fermes et passaient leurs jours à l’air libre dans les champs. Progressivement, ils ont découvert que la réalité était tout autre, et que la plupart des animaux de consommation vivaient confinés dans des conditions et des lieux totalement artificiels. Parallèlement, la question philosophique a évolué. Il y a quarante ans, on ne parlait guère de la place des animaux dans nos sociétés. Aujourd’hui, il suffit de faire une rapide recherche sur Google pour voir que le statut de l’animal est devenu un sujet éthique à part entière.
Cette préoccupation ne touche pas que l’Occident. J’ai donné récemment des conférences en Chine, et mes propos ont suscité un grand intérêt parmi les jeunes universitaires. L’ambiance était un peu la même qu’aux Etats-Unis dans les années 1970 : je présentais mes idées à un public déjà averti, mais celui-ci s’en emparait avec enthousiasme.
Vous luttez contre le « spécisme », la hiérarchisation des espèces, que vous assimilez au racisme et au sexisme. Le statut moral du ver de terre serait égal à celui de l’homme ?
A l’évidence, non. On ne sait même pas si le ver de terre a une sensibilité à la douleur. Mais, en ce qui concerne les grands singes, il n’y a aucun doute : non seulement ils connaissent la douleur, mais ce sont des mammifères sociaux qui ressentent des émotions. Cette réalité psychologique doit aussi être prise en compte.
En ce qui concerne les poissons, c’est moins clair : il a été prouvé que ce sont des êtres sensibles, capables de ruser et d’utiliser leur mémoire, mais je ne pense pas qu’un poisson souffre émotionnellement de la mort de sa progéniture. Selon qu’ils ont ou non une conscience réflexive de leur « personne », selon l’intensité de cette conscience, les animaux n’auront pas le même statut moral.
En revanche, la souffrance du poisson est aussi importante qu’une souffrance identique ressentie par un être humain. Nous sommes tous convaincus aujourd’hui que la souffrance d’un bébé doit être prise en considération – cela n’a pas toujours été le cas – et qu’il faut faire ce qu’on peut pour la réduire. A mes yeux, il est aussi important de se préoccuper de la souffrance du poisson que l’on pêche que de celle de ce bébé. C’est en cela, et en cela seulement, que toutes les espèces sont égales.
Etes-vous favorable à des droits pour les animaux ?
Par stratégie politique, oui. Le Projet grands singes, que la philosophe italienne Paola Cavalieri et moi-même avons proposé il y a vingt ans, suggère ainsi de faire des chimpanzés, des gorilles et des orangs-outangs des sujets de droit et d’étendre à ces espèces trois droits jusqu’alors réservés à l’homme : le droit à la vie, à la protection individuelle et au respect de l’intégrité physique. Mais, sur le plan philosophique, la priorité est d’inclure les êtres doués de sensibilité dans notre sphère de considération morale. Une fois cette évolution des consciences effectuée, la législation suivra d’elle-même.
Aux Etats-Unis, un nombre croissant de gens adoptent un régime végétarien ou végétalien pour lutter contre l’industrie de la viande. S’agit-il d’une mode ou d’un mouvement de fond ?
Il ne s’agit pas d’une mode. La question est la suivante : est-ce que l’on encourage une industrie qui exploite les animaux et, si non, jusqu’à quel point est-on prêt à s’y opposer ? Il appartient à chacun de trouver sa propre réponse. Mais le mouvement « vegan » [qui rejette, plus radicalement que le végétalisme, la consommation de tout ce qui provient des animaux, cuir et laine compris] est maintenant très puissant aux Etats-Unis, au point que, pour la première fois sans doute dans l’histoire de ce pays, la consommation de viande est en train d’y diminuer.
Dans les années 1970, on avait vu la consommation de bœuf diminuer, mais celle des volailles augmenter : depuis quelques années, elle baisse également. Etre « vegan » est une façon de montrer qu’on peut vivre sans exploiter les animaux, et beaucoup de gens savent que ce mode de vie est également bénéfique pour l’environnement et pour leur santé.
Un célèbre critique gastronomique du New York Times, Mark Bittman, a ainsi publié, en avril, un livre intitulé Vegan before 6 [« vegan avant 18 heures », non traduit]. Il y raconte comment, pour des raisons médicales, il est devenu végétalien : tous les jours, mais seulement jusqu’à 18 heures. Philosophiquement, ce n’est pas une position tenable. Mais elle popularise l’idée que chacun peut réduire sa consommation de viande.
Catherine Vincent
Journaliste au Monde