Les assassinats de janvier ont bouleversé les données de la question en France et en Europe, mettant ouvertement sur la table dans des conditions dramatiques une masse de questions de fond : droit d’expression sans ou avec limite concernant les religions, montée d’un nouvel antisémitisme en plus de l’ancien, instrumentalisation accentuée de la laïcité contre une religion donnée, l’islam, sentiment d’isolement et de stigmatisation renforcée des populations de l’aire musulmane, durcissement minoritaire mais violent de l’islamophobie en général.
Les signaux sont contradictoires sur ce dernier point. Comme les sentiments hyper majoritaires des participant-e-s aux manifestations monstres du 11 janvier le laissaient supposer, les enquêtes montrent un recul significatif des positionnements islamophobes. Mais cela n’est nullement contradictoire avec le durcissement de secteurs massifs, pour une large part situées à l’extrême droite (ou dans une partie de l’UMP). Ceci avec un FN donné à hauteur de 30% des intentions de vote, ce qui donne la mesure du danger.
En même temps l’adhésion à des mesures sécuritaires renforcées est hyper massive. Non seulement le gouvernement va évidemment dans ce sens, pratiquement, politiquement et idéologiquement, mais, dans cette atmosphère les dérapages contre ceux « qui ne sont pas Charlie » se sont multipliés. Même si la règle générale, ne nous y trompons pas, est la gestion au mieux dans la très grande majorité des établissements scolaires. Et voilà Hollande qui donne son label aux termes « français de souche »…
Face à une telle situation il faut se garder de quatre écueils principaux.
• Sous estimer la gravité propre de l’islamophobie, danger devenu encore plus patent depuis que, comme on pouvait le prévoir, le FN a décidé d’enfourcher ce cheval en toute priorité. Même si des hésitations tactiques existent au FN sur l’ampleur du tournant (voir le débat en son sein sur la théorie du « grand remplacement »). A ce propos de la gravité de l’islamophobie, il faut convaincre les dernières personnes hésitantes quant à la manière de nommer la chose. « Islamophobie » est un terme plein de limites et de défauts dont on a fait le tour. Mais « antisémitisme » aussi (essentiellement élaboré justement par les antisémites, et ce n’est pas pour rien). Des termes s’imposent, il faut les retenir au risque dans le cas contraire de sembler négliger la lutte contre les racines de la chose, quel qu’en soit le nom.
• Deuxième écueil, chercher des interprétations étroitement nationales à la dérive islamophobe alors qu’il s’agit évidemment d’un phénomène qui touche la grande majorité des pays européens (comme d’ailleurs la montée, très minoritaire mais très dangereuse, du fascisme djihadiste). Faire du vote de la loi de 2004 en France la source du vote des suisses contre les minarets ou de l’existence de Pegida en Allemagne est passablement compliqué…
• Trois, entrer dans une guerre des victimes. Du point de vue de celles et ceux qui le subissent, le racisme est toujours un drame qui ne se mesure pas « au poids ». Que l’origine soit « institutionnelle » (comme c’est le cas pour les musulmans ou les Roms) ou pas, le drame est le même et notre réponse doit être toujours à la hauteur du déni d’humanité. L’idée de la mise en concurrence ou en hiérarchie (si on pratiquait comme ça, je ne donne pas cher de la peau des Roms…), cette idée donc participe des tentatives toujours plus avancées de remplacer la question sociale par la question « ethnique ».
Il faut impérativement qu’existe un mouvement puissant de rejet de tous les racismes, c’est même la condition de l’avancée des combats contre chaque racisme en particulier. De ce point de vue la construction de mobilisations les plus larges possibles contre tous les racismes est capitale, et doit se faire en bannissant tout esprit de sectarisme. Et en particulier étant donnée l’actualité combinant le rejet de l’islamophobie et de l’antisémitisme. Mais cela n’élimine en rien les combats spécifiques, qui ont leur logique propre, leur histoire, leurs racines, leurs objectifs immédiats à atteindre.
On peut discuter des effets de l’esclavage dans le maintien du racisme « biologique » (si mal nommé justement, couleur de peau par exemple)…dans le football, sans pour autant le lier, juste là à ce moment, au racisme antiroms. On peut faire comprendre ce dernier et ses aspects européens (dont l’interdiction presque générale de travailler) sans parler en même temps d’islamophobie. Ou combattre cette dernière sans obligatoirement la lier à chaque seconde à l’antisémitisme.
Evidemment, il est exclu de faire la promotion d’un de ces combats s’il se positionne lui-même sur une posture raciste concernant un autre secteur de la population. Mais à cette réserve évidente près, toutes ces luttes, spécifiques comme communes, doivent être développées, et n’avoir comme seule limite quant aux partenaires acceptables que l’agrément aux bases définies de la mobilisation quand elle existe. Ce n’est pas d’hier que contre le racisme nous défilons y compris avec des gens explicitement de droite.
• Dernier écueil, en ce qui concerne l’islamophobie, faire prévaloir le niveau idéologique, général, propagandiste sur la mobilisation effective qui se doit d’être ciblée sur les aspects concrets, susceptibles de mobiliser les populations. A ce titre d’ailleurs il faut sortir de la confusion des esprits qui ramènent la lutte des quartiers populaires (QP) à cette seule dimension. Il y a deux ans à Marseille, après un assassinat à la Kalach de trop, une partie des quartiers populaires s’est soulevée et regroupée dans un « Collectif du Premier Juin ». Malheureusement, comme souvent dans ces cas, après un succès de masse indéniable, la division s’est installée, un autre comité (CQPM, Collectif des Quartiers Populaires de Marseille et Environs) s’est constitué. Mais nous disposons de 21 propositions issus du premier, 101 du second. Dans ce qui fut le plus puissant mouvement issu des QP à Marseille depuis la Marche, aucune de ces propositions ne concerne la lutte contre l’islamophobie, ni même l’Islam lui-même. Un peu parce que le choix était volontairement assumé de ne pas se laisser isolés et de parler « comme marseillais », mais beaucoup parce que les demandes n’étaient pas là en priorité. Comme le dit ironiquement un des animateurs du CQPM, « L’Islam est plus une préoccupation pour les non musulmans que pour les musulmans et les habitants des QP. ». Or, quand on veut s’appuyer sur la parole des discriminé-e-s eux/elles mêmes – les vrai-e-s, en masse, pas juste les animateurs de blog -, il faut l’entendre, me semble t-il, (je tiens ces deux plateformes à la disposition de qui veut). Ou alors c’est comme dit l’Evangile de Mathieu, « ils se sont bouché les yeux, de peur que leurs yeux ne voient ».
Je traite donc maintenant ce qui concerne spécifiquement l’islamophobie donc (qui, c’est par ailleurs incontestable, entoure, sous tend, accentue nombre de ces problèmes sociaux) Il faut ici procéder comme nous procédons sur tous les terrains de lutte. On débat de tout, à tous les niveaux (théorique, historique, politique, juridique, idéologique). Mais les mobilisations précises sont choisies selon deux critères. Ce qui est porté en priorité par les intéressé-e-s eux/elles mêmes ; et ce sur lequel une avancée, une victoire, même partielle, est possible. Le premier critère étant dominant, puisqu’on peut trouver une exigence forte qui soit momentanément nettement minoritaire et agir en conséquence pour changer la donne. Pour trancher ce deuxième choix, se méfier comme la peste de l’idéologie. Piètres militants que nous serions si après avoir lu Marx et en avoir compris (à juste titre) qu’il fallait en finir avec l’exploitation de l’Homme par l’Homme, on décidait que toutes nos prochaines manifs devaient en conséquence avoir comme seul et unique mot d’ordre l’abolition du salariat.
Ainsi des camarades nous proposent de centrer le combat contre l’islamophobie sur la suppression de la Loi de 2004. Loi bien française, elle n’a pas d’équivalent ailleurs en Europe. Où pourtant l’islamophobie explose aussi, ce qui tendrait à montrer qu’en faire un révélateur est une chose, mais en faire la cause des causes est tout autre. Admettons cependant ceci par hypothèse. Bien que la force symbolique de discrimination de l’islam fut évidente à cette occasion, les luttes à ce propos sont aujourd’hui à peu inexistantes (et ça fait maintenant plus de 10 ans). De plus, ce n’est jamais (jamais !) ce qui ressort lors des débats, engagements, mobilisations dans les QP concernant l’Islam et sa discrimination. Sans doute de ce fait, la lutte à ce propos aujourd’hui ne peut compter sur aucun soutien populaire réel, en dehors de cercles militants idéologisés. Sur le second critère (possibilité de victoire) c’est aussi un thème sur lequel le rapport des forces est le plus fragile si d’aventure on en faisait la priorité. On a déjà le plus grand mal à lutter contre l’utilisation fanatisée de la dite loi…
Quels sont alors les points concrets de mobilisation prioritaires possibles ? Attention je parle là campagne, mobilisation de masse, extension unitaire, possibilité de victoire, pas meetings, colloques, assemblées et séminaires (dont je suis le premier à ne pas sous estimer l’intérêt, il ne s’agit pas ici de faire de la démagogie anti-intellectuelle de bas étage).
• L’abrogation explicite de la circulaire Châtel sur les accompagnatrices voilées. Là on ne compte plus les conflits locaux (parfois sur toute une circonscription scolaire). Le rejet, donc le mépris (parfois la haine) que cela représente est patent et ressenti comme tel. Or on peut compter sur une bonne part d’appui de la part du monde enseignant sur ce thème (mais pas tout le monde c’est vrai), part qui contourne les interdictions ou s’y oppose directement. On peut par ailleurs s’appuyer sur la promesse du candidat Hollande, surtout en ce qu’il reconnaissait à ce propos qu’on était là hors du cadre des lois laïques et qu’on touchait aux libertés personnelles. Et enfin, l’opinion elle-même est divisée à peu près par moitié à ce propos, avec un mélange de raisons, comme toujours dans ces cas. Donc on peut (il faut) à la fois mobiliser et gagner.
• Les Mosquées. Il faut leur protection bien entendu, comme il faut celle des femmes voilées dans les rues. Il faut la construction de lieux de culte décents. La demande des musulmans est toujours évidente sur ce thème. L’opinion est parfois réticente (islamophobie) mais hésitante, comme le montrent les enquêtes. La question délicate là est celle du financement, même en laissant de côté les mairies FN, de droite, et souvent de gauche aussi, qui multiplient les tracasseries en terme de permis de construire. Il n’y a pas de doute que la Loi de 1905 interdit le financement de nouveaux lieux de culte, et que les baux à 99 ans pour 1 euro symbolique sont un contournement. Mais jusqu’à maintenant jamais cassés à ce titre par la Justice (à ma connaissance). De plus, mais là c’est le débat idéologico-politique, il faut se souvenir que la République, et surtout les communes, ont toujours à leur charge, depuis la Loi de séparation, l’entretien des bâtiments religieux (non musulmans donc) déjà construits à l’époque, une inégalité flagrante.
• Les repas des cantines. La loi oblige à faire respecter les interdits alimentaires dès lors qu’il y a obligation de fait de se nourrir dans l’institution concernée, par exemple hôpitaux ou prisons. Mais dans les autres cas, scolaires en particulier, la loi ne dit rien. Combat permanent, et qui va se renforcer sous l’impact du FN, de la droitisation de l’UMP et de la pression islamophobe. Il y a à ce propos une forte demande des parents musulmans, un soutien possible des enseignants (qui n’en sont pas gestionnaires), mais pas toujours, et même chose pour la population générale. Toutes les solutions pratiques qui conduisent à pacifier la question doivent être explorées. Les repas végétariens, quand le recours à la cantine est rare (comme pour les centres aérés concernés juste un jour de la semaine ; c’est le cas dans les arrondissements de Marseille où je suis élu, on ne sait pas ce que va en faire la Mairie FN). Le choix d’un substitut quand le porc est au menu. Ou même simplement le fait de servir séparément les plats et le porc en particulier. A Orange où officie Bompard, il fait obligation de tout servir dans la même assiette, et c’est le cas dans beaucoup d’autres endroits.
• Les contrôles au faciès. Rien de directement islamophobe là. Mais des effets redoutables qui s’y combinent. Une revendication qui vient parfois même en premier. Avec la montée sécuritaire, ce combat est encore plus difficile. Mais l’organisation de prise de parole, de pétitions massives, de testing peut sensibiliser. Surtout, là encore, c’est une des promesses du candidat Hollande.
• Enfin, le droit de vote des étrangers. On est là à la frontière du symbolique et du concret immédiat. Au moins vu de Marseille, et encore plus de l’endroit où je suis élu. Comme une grande majorité des habitant-e-s y est française, on comprend que cette demande vienne rarement spontanément. Elle vient parfois, mais c’est pour signaler à juste titre l’injustice faite aux parents (et maintenant en fait aux grands parents). Même si les mobilisations proprement dites me semblent difficiles en direct (mais c’est peut-être un tropisme marseillais de ma part) la symbolique est indéniablement présente et doit figurer en bonne place. Elle rencontre de plus un soutien dans la population générale, variable mais jamais dérisoire. Et là encore une promesse de Hollande (après Jospin et Mitterrand !).
On pourrait discuter cette liste avec le même souci de suivre les deux critères avancés : échos réels dans les populations, appui possible en dehors, et donc propositions à discuter. Mais ne pas penser à ce propos que ça remplacerait des questions « purement sociales » concernant l’égalité (si ça existe comme « pureté », je sais bien que tout se mélange). Et ces questions sont déjà amplement documentées dans les bases référées ci-dessus, les 21 propositions du comité du 1er juin, les 101 du CQPM, dont je suis surpris que jamais notre commission égalité des droits ne se soit souciée une seule minute.
Samy Johsua