Vêtus d’uniformes neufs frappés du drapeau assyrien et armés d’antiques kalachnikovs, une dizaine de miliciens longent une rue périphérique d’Alqosh, seule localité chrétienne à avoir échappé à l’avancée du groupe Etat islamique (EI) au nord de Mossoul en août 2014. Ils constituent le premier détachement des Unités de protection des plaines de Ninive (UPN), l’un des groupes armés chrétiens qui a fait apparition en Irak dans les mois qui ont suivi l’offensive djihadiste sur la ville de Karakoch et l’exode de dizaines de milliers de chrétiens vers le Kurdistan qu’elle a provoqué.
Adossée aux collines dont les sommets enneigés marquent les premiers reliefs du pays kurde, Alqosh surplombe les plaines de Ninive qui s’étendent en contrebas vers le sud et la ligne de front où les peshmergas kurdes font face aux positions de l’EI. Des représentants politiques chrétiens irakiens aspirent à faire de cette région, où les musulmans étaient autrefois minoritaires et que les autorités du Kurdistan irakien et l’Etat central se disputent depuis 2003, une entité autonome protégée par une force militaire qui lui serait propre.
« Nous n’avons pas d’autre choix. C’est uniquement en prenant les armes, en constituant nos propres unités militaires, que nous pourrons enfin être respectés en tant que communauté », explique Benham Atalar, ancien brigadier général de l’armée irakienne du temps de Saddam Hussein et aujourd’hui à la tête des UPN. Réduits à une présence résiduelle par la guerre civile des années 2006-2007 et plus encore par la montée en puissance de l’EI, les chrétiens d’Irak sont entrés à leur tour dans la logique milicienne dans laquelle toutes les communautés du pays ont été emportées depuis le printemps dernier.
Manœuvres politiques
Pourtant, loin d’être unis par le danger existentiel que court leur communauté, les responsables chrétiens continuent à se disputer sur la stratégie à adopter. Si les UPN tentent sans succès d’attirer l’attention de Bagdad pour obtenir un statut officiel ainsi que les fonds et les armes qui manquent à leurs 400 hommes formés à titre privé par d’anciens parachutistes américains, d’autres groupes plus réduits encore, comme les Forces des plaines de Ninive (FPN) ou Dwekh Nawsha, qui compte dans ses rangs une poignée de volontaires anglo-saxons désorientés, reçoivent le soutien des peshmergas kurdes qui les entraînent, les équipent et leur permettent de maintenir une présence symbolique sur le front.
« Les Kurdes se sont retirés de Karakoch qu’ils avaient pourtant pris la responsabilité de protéger. Ils ont maintenant besoin de montrer au monde qu’ils intègrent les chrétiens dans leurs rangs, explique Romeo Hakari, le chef des FPN. De notre côté, nous avons besoin d’occuper le terrain pour préparer l’avenir des plaines de Ninive et il est impossible de le faire sans eux. » Divisés, tributaires de clivages qui opposent de plus puissants qu’eux, les groupes armés chrétiens irakiens ont peu de chances de s’imposer dans les plaines de Ninive si elles devaient un jour être libérées de l’emprise djihadistes.
Les manœuvres politiques de leurs chefs tout comme l’idéalisme de certains de leurs jeunes partisans sont déconnectés des préoccupations d’une population réfugiée, dont l’immense majorité cherche en priorité à quitter définitivement l’Irak. Pour Salem Keko, ancien député chrétien du parlement kurde d’Erbil, « tous les repères de la communauté sont brisés. Les chrétiens d’Irak ne font plus confiance aux Eglises ni aux partis politiques dont les groupes armés sont issus, ils veulent tout simplement partir. Les aventures militaires des uns et des autres ne changeront rien à cela ».
Territoire morcelé
La guerre qui se déroule aujourd’hui en Irak est d’abord une formidable machine à morceler le territoire et à homogénéiser ses composantes ethnique et religieuse. Bien qu’ils prennent les armes à leur tour, les minoritaires, chrétiens, Yézidis, Kakaïs et Chabaks, ces « gens de l’entre-deux » n’ont d’autre choix que celui de s’assimiler à un groupe plus important ou de disparaître.
La ville anciennement chrétienne de Telskuf, à une quinzaine de kilomètres au sud d’Alqosh, offre une image aussi réaliste que sombre de l’avenir de la communauté. Brièvement occupée par l’EI avant d’être reprise à la mi-août, il s’agit d’une zone militaire désertée ou seuls les peshmergas et les groupes chrétiens qui leur ont fait allégeance sont admis à rester, contrairement aux UPN qui se refusent encore à hisser le drapeau kurde sur leurs locaux.
Si certains habitants sont ponctuellement autorisés par les services de sécurité kurdes à s’y rendre pour inspecter leurs propriétés, de nombreuses maisons ont été ouvertes et pillées bien après l’arrivée des peshmergas. Errant dans les pièces saccagées de son ancien foyer à la recherche de quelques souvenirs, un habitant, qui a pris les armes, regrette dans un sanglot réprimé : « Dans cette guerre, les Arabes veulent chasser les Kurdes, les Kurdes veulent reprendre du terrain aux Arabes. Nous, les chrétiens, nous avons tout à perdre. »
Allan Kaval (Alqosh (Irak), envoyé spécial)
Journaliste au Monde