Rude histoire que celle de la formation de Haïti, en écho à la Révolution française. Celle-ci était une révolution bourgeoise, qui résista tant qu’elle le put à abandonner cette colonie prospère qu’était à l’époque Saint-Domingue.
L’île était alors d’une importance capitale pour la France, dont la prospérité économique s’est nourrie en grande partie de l’exploitation des esclaves de Saint-Domingue. Car c’est bien l’esclavage et la traite négrière qui contribuèrent à la puissance économique de la bourgeoisie. Les immenses fortunes générées par l’exploitation des colonies ont renforcé l’audace de la bourgeoisie à vouloir se hisser à la direction de la société de son époque.
Une colonie extrêmement prospère grâce à l’afflux d’esclaves
Cédée en 1697 par l’Espagne à la France, cette colonie était florissante : en 1754, on y trouvait 599 plantations de sucre et on y cultivait aussi café, cacao, tabac et coton. Peuplée de 460 000 esclaves pour 30 000 Blancs, cette colonie fournissait à l’époque les trois quarts de la production mondiale de sucre brut. Et c’est au cours du 18e siècle, connu comme le siècle des Lumières, que l’Afrique fut la plus saignée : on y importait de 10 à 15 000 esclaves par an entre 1764 et 1771, et depuis 1787, plus de 40 000 par an !
En outre, la métropole interdisait à la colonie toute économie de subsistance. Elle devait tout importer de France, vivres et produits manufacturés : une manne pour la bourgeoisie française. Les colons blancs de l’île subissaient la domination de la bourgeoisie métropolitaine : ils n’avaient pas le droit de commercer avec des pays étrangers, et étaient endettées vis-à-vis de la bourgeoisie maritime qui affrétait les bateaux esclavagistes (en l’occurrence les grands bourgeois de Bordeaux, Nantes, etc.) et disposait d’une forte influence dans le pays.
Et parce que la révolution de 1789 fut une révolution bourgeoise, cette classe, en France comme dans les colonies, lutta âprement pour garder ses possessions coloniales dans un état de dépendance. Les esclaves révoltés n’en ont que plus de mérite d’avoir finalement triomphé.
Des conflits existaient de façon récurrente entre les différentes strates de la société. La plus grande distinction s’opérait bien sûr entre les Blancs et les esclaves Noirs, mais de multiples couches intermédiaires avaient vu le jour, défendant des intérêts différents. Les colons Blancs s’opposaient à la métropole au nom de la liberté du commerce, les Mulâtres libres recherchaient l’égalité politique avec les Blancs, et les esclaves aspiraient à la liberté.
Les esclaves
L’esclavage était admis par tous à l’époque, même par les hommes des Lumières. Ces derniers souhaitaient juste adoucir leur état. Ainsi, en 1734, Voltaire possédera des actions chez un armateur négrier de Nantes, ce qui l’entraînera à écrire que « les Blancs sont supérieurs à ces nègres, comme ces derniers le sont aux singes »…
On connaît aujourd’hui le sort que les maîtres réservaient à leurs esclaves, du déracinement de leur terre à leur travail dans les plantations, en passant par leur transport odieux en bateaux négriers. Le Code noir, écrit par Colbert au 17e siècle, et censé réglementer les rapports maîtres-esclaves en donne une idée. Son article 44 : « les esclaves sont des êtres meubles et entrent comme tels dans la communauté ». L’article 38 établit que « l’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys à l’épaule, s’il récidive, il aura le jarret coupé et marqué d’une fleur de lys à l’autre épaule, et la troisième fois, il sera puni de mort. » Avoir frappé son maître, avoir volé des chevaux ou des vaches, était puni de mort. Ce Code noir était censé réglementer et adoucir quelque peu les rapports entre maîtres et esclaves ! C’est dire ce qui se passait dans la réalité.
Devant cette situation, les esclaves se sont toujours révoltés, notamment en s’enfuyant des plantations. Ils se cachaient dans les montagnes et on les appelait les « nègres marrons », de l’espagnol « cimarrón », vivant sur les cimes. En 1751, ils étaient au moins 3000. Le plus grand chef de ces marrons était Makandal. Ses bandes razziaient et pillaient les plantations, lui allait d’une plantation à l’autre, faisait des adeptes, avait un plan de destruction de la civilisation blanche à Saint-Domingue. Il voulait délivrer son peuple par le poison, et ses adeptes empoisonnaient les Blancs. Mais il fut capturé dans une plantation et brûlé avant la Révolution française.
Les Mulâtres
Ces enfants illégitimes des maîtres Blancs et de leurs esclaves étaient de plus en plus nombreux dans la colonie. Au point qu’ils firent peur aux Blancs. Au début, les mulâtres naissaient libres, car les maîtres, peu nombreux face à leurs esclaves, voulaient s’attirer les bonnes grâces de cette catégorie... Le Code noir de 1685 autorisait le mariage entre un Blanc et l’esclave dont il avait eu des enfants, entraînant sa libération et celle de l’enfant. Mais au fur et à mesure que la population blanche s’accroissait, certains Blancs réduisirent en esclavage et vendirent leurs nombreux enfants.
Malgré tout, un certain nombre de Mulâtres commencèrent à acquérir des propriétés et à amasser des capitaux. Ils furent alors en butte à la jalousie et l’envie des colons Blancs. Ceux-ci allèrent jusqu’à diviser les enfants métis en 128 catégories, selon leur degré de métissage !
Les Mulâtres étaient en butte à des préjugés raciaux sur l’île, quand en France ils pouvaient accéder à de hautes fonctions. A Saint-Domingue, pas question. Les colons redoublèrent d’ailleurs de brimades : ils interdirent aux Mulâtres de porter un sabre, de s’assembler sous peine d’amende. Le séjour en France leur fut interdit. En 1781, on leur retira le droit de se faire appeler monsieur ou madame et jusqu’en 1791, ils n’eurent pas le droit de s’asseoir à la même table qu’un Blanc invité chez eux. « Le seul privilège qui leur était reconnu par les Blancs était de leur prêter de l’argent ! » constate C.L.R. James, dans son ouvrage Les Jacobins Noirs, écrit en 1938.
Les Blancs
Ils étaient divisés entre planteurs, petits Blancs et bureaucrates. Les planteurs étaient très riches et dès qu’ils le pouvaient, quittaient l’île pour la métropole. C’étaient des rejetons de l’aristocratie française, trouvant à Saint-Domingue l’occasion de refaire leurs fortunes passées.
Les petits Blancs (commerçants, artisans ou employés) ne possédaient pas la richesse des planteurs, étaient envieux des Mulâtres et des Noirs libres, qui les concurrençaient directement.
La bureaucratie, composée de Français de France, gouvernait l’île. Les bureaucrates, se comportant comme de petits potentats, défendaient les privilèges commerciaux de la bourgeoisie de France contre les Blancs du pays, qui leur vouaient en retour une haine féroce.
C’est dans ce contexte que la révolution a éclaté en France. Elle eut des répercussions énormes sur les colonies antillaises, et sur Saint-Domingue en particulier. La première abolition de l’esclavage fut imposée par la révolte des esclaves, et Bonaparte n’eut de cesse de vouloir le rétablir.
Les événements de la Révolution française
La situation aux Antilles suivit les soubresauts de la Révolution française, entre périodes girondine et jacobine, suivies de l’arrivée de Bonaparte au pouvoir. Une situation compliquée dans les colonies par les conflits pré-existants dans les différentes couches de la population, et par le danger des invasions anglaise et espagnole, deux pays qui possédaient des îles tout autour et étaient effrayés par le risque de contagion pour leurs propres esclaves. La révolution bourgeoise ne s’est pas empressée de libérer les esclaves, c’est peu de le dire. Les plus audacieux souhaitaient l’abolition par étapes. Les événements ne leur en laissèrent pas le temps : la première abolition de l’esclavage en 1794 par la France fut effectuée contrainte et forcée par l’insurrection des Noirs à Saint-Domingue, où l’abolition fut d’ailleurs décrétée dès 1793.
A l’automne 1789, la Déclaration des droits de l’homme qui déclare les hommes libres et égaux en droits, ne s’appliquait pas aux esclaves. Un comité fut même organisé par les Chambres de commerce des ports pour demander que la Déclaration des droits ne soit pas appliquée aux colonies, et que la traite des Noirs soit maintenue. Tandis que les planteurs menaçaient de faire sécession et de se placer sous la souveraineté anglaise.
De 1789 à 1791, la situation fut dominée d’une part par la lutte des Blancs pour obtenir des concessions de la métropole, d’autre part par les revendications des Mulâtres, qui finirent par arracher, le 8 mars 1791, à l’Assemblée nationale française un décret reconnaissant l’égalité politique aux « Mulâtres et Noirs libres nés de parents eux-mêmes libres ». Seuls quelque 400 Mulâtres correspondaient à cette situation, mais les grands planteurs réussirent à rendre le décret inefficace en utilisant le mot « personnes » au lieu de « mulâtres et noirs libres ». Du coup, des chefs Mulâtres qui résidaient à Paris revinrent à Saint-Domingue et armèrent des centaines d’affranchis pour imposer leur liberté. Ils furent défaits par les troupes régulières, et leurs chefs exécutés.
En août 1791 éclata une insurrection de 100 000 esclaves des plantations de la plaine du Nord. Les insurgés, avec à leur tête Boukman, projetaient de massacrer tous les Blancs, de mettre le feu à toutes les plantations et de s’emparer de l’île. Cette première tentative échoua.
L’Assemblée nationale envoya dans l’île son représentant afin d’y rétablir l’ordre. Sa mission : affirmer l’autorité de la métropole à la fois sur les esclaves révoltés et face aux colons et à leurs velléités d’indépendance. Ceux-ci avaient déjà pris contact avec l’Angleterre pour lui offrir l’île.
L’Angleterre, alliée à l’Espagne, déclara la guerre à la France et en 1793 s’apprêtait à envahir ses colonies antillaises. Lorsque les troupes anglaises débarquèrent à Saint-Domingue en septembre 1793, les planteurs, Blancs mais aussi Mulâtres à quelques exceptions près, leur firent un accueil triomphal.
Face à ces dangers, le représentant de la Convention proclama l’abolition de l’esclavage sur l’île le 29 août 1793, afin de conserver Saint-Domingue à la France. Ce n’est que le 4 février 1794 que la Convention ratifia cette décision, et proclama à son tour l’abolition de l’esclavage dans toutes ses colonies. Car pour triompher des Anglais et des Espagnols, il fallait à la France une armée : la libération des esclaves lui en fournit les troupes.
Toussaint Louverture
Né en 1743, Toussaint était un esclave affranchi, intendant d’une habitation produisant du café, signe d’une ascension sociale assez rare dans une société esclavagiste. Il faisait partie de cette petite classe privilégiée d’esclaves chefs d’équipe, cochers, cuisiniers, nurses et autres personnels de maison. Il décida de se joindre à la révolution après l’insurrection de Boukman. Il avait déjà 48 ans, connu sous le nom de Vieux Toussaint. Son nom Toussaint Louverture lui serait venu de son habilité à ouvrir une brèche dans les rangs adverses. Son génie militaire et tactique était reconnu par tous, y compris par ses pires adversaires.
Il arriva à mettre en place une véritable armée noire de milliers d’hommes disciplinés, entraînés à l’européenne.
Toussaint Louverture, rallié au gouvernement français depuis mai 1794, fut nommé lieutenant général de la colonie, puis général de division en 1796, pour devenir en 1797 commandant en chef de la colonie de Saint-Domingue. Il libéra ensuite les dernières places occupées par les Anglais, et renvoya en métropole les représentants de la République pour rester seul maître de l’île.
L’armée française de Saint-Domingue devint rapidement une armée noire, depuis les simples soldats jusqu’au général en chef. Une armée qui, se battant contre les Anglais pour le compte de la France, réglait ses propres comptes avec les propriétaires esclavagistes, alliés de l’Angleterre. L’armée de Toussaint, soutenue par toute la population noire, vola de victoire en victoire. En 1797 elle était maîtresse de l’île. La Révolution anti-esclavagiste était victorieuse. Les anciens maîtres Blancs perdirent leurs esclaves et leurs plantations.
Pour faire redémarrer l’économie, Toussaint distribua les plantations à ses généraux, aux propriétaires Mulâtres, et même à quelques colons Blancs : à tous ceux qui avaient l’autorité ou la compétence nécessaires pour redémarrer les cultures d’exportation. Il voulut contraindre, au besoin par la force, les anciens esclaves à revenir sur les plantations. Du coup, d’anciens esclaves se révoltèrent, et Toussaint fut sans pitié envers eux.
Devant son intransigeance et sa politique conciliante avec les Blancs, dont il pensait avoir besoin, les masses finirent par se détourner de lui. Et cela au moment même où Bonaparte décidait de récupérer la « perle des Antilles » et d’y ramener les propriétaires d’esclaves.
Tentative de rétablir l’esclavage et insurrection
Depuis son accession au pouvoir Bonaparte attendait un moment favorable pour rétablir l’esclavage dans les colonies. Ce fut en 1802.
Il envoya une expédition de 22 000 soldats et plusieurs dizaines de navires. Toussaint disposait d’une armée de 20 000 hommes et d’une garde nationale de 10 000 hommes. Cette armée avait l’organisation et la discipline d’une armée bien entraînée tout en connaissant aussi les techniques de la guérilla. Malgré les horreurs perpétrées par les colons et les généraux de Bonaparte, dont des chiens spécialement dressés pour la chasse aux Noirs, les esclaves et les mulâtres gagnèrent la bataille pour ne pas retourner en esclavage. Mais à quel prix ! Le pays était exsangue, car les combattants avaient mené la politique de la terre brûlée.
Au moment même où les armées de celui qui allait bientôt se faire couronner empereur remportaient victoire sur victoire en Europe, ses meilleurs soldats ne vinrent pas à bout de 400 000 esclaves luttant pour leur liberté. Non seulement l’esclavage ne put être rétabli, mais ce fut la première guerre coloniale perdue par la France. Le corps expéditionnaire de Bonaparte fut presque totalement anéanti.
Et Dessalines proclama en 1804 la naissance du premier Etat noir indépendant, renommé Haïti, pour bien marquer la coupure avec la France.
Ce n’est qu’en 1825 que la France a finalement reconnu l’indépendance de Haïti. Mais elle ne l’a fait qu’après avoir exigé un dédommagement se chiffrant en milliers de millions de livres pour la perte de ses biens. Le peuple haïtien a dû se résigner à accepter ces conditions à cause des pressions exercées par les Etats-Unis, la nouvelle puissance émergente, et le risque d’une nouvelle invasion. L’Etat d’Haïti aujourd’hui est marqué de façon indélébile par son passé colonial, tout en continuant à incarner un symbole de lutte anti-esclavagiste.
Régine Vinon