Le 24 avril 2013, un immeuble abritant des ateliers de confection de vêtements s’est effondré au Bangladesh. Des 3’000 personnes, en majorité des femmes, qui se trouvaient à l’intérieur du Rana Plaza, 1’135 ont trouvé la mort et des centaines d’autres ont été blessées. L’accident au Bangladesh, tout sauf imprévisible, rappelle tristement celui du Triangle, survenu le 25 mars 1911 à New York.
Un atelier dans des locaux prestigieux
Au début du 20e siècle, l’industrie du vêtement des Etats-Unis occupait quelque 80’000 personnes. À New York, dans les immeubles vétustes du Lower East Side et du East Village, les ateliers poussaient comme des champignons. Cette activité économique garantissait à un capital faible un rendement élevé, à condition de disposer d’une main d’œuvre abondante, docile de préférence. L’arrivée des migrant.e.s de l’Europe de l’Est et du Sud constituait une aubaine pour les patrons petits et grands, qui embauchaient à tour de bras pour une bouchée de pain. Le personnel recruté était entassé dans des ateliers insalubres, non conformes aux règles élémentaires de sécurité. Ce genre d’investissement avait permis aux tailleurs Max Blanck et Isaac Harris d’accumuler une fortune. Sur leur lancée de parvenus, les deux compères estimèrent convenable d’installer leur entreprise Triangle Shirtwaistar au flambant neuf et prestigieux Asch Building. Dans ce joyau à dix étages de l’architecture américaine, ils louèrent les trois étages supérieurs et installèrent la direction au dixième.
Un incendie de cauchemar
Blanck et Harris ne négligèrent rien pour maximiser la rentabilité. Les associés avaient étudié soigneusement l’aménagement des locaux destinés aux ateliers, dans lesquels les ouvrières étaient placées de sorte à « éviter les bavardages ». Il fallait en outre empêcher que les ouvrières sortent pour fumer une cigarette ou pour grignoter quelque chose. Des fouilles devaient contrôler ce qui entrait et ce qui sortait du local, dont les portes étaient d’habitude bloquées. Le personnel demandait l’amélioration des conditions de sécurité, car les incendies étaient fréquents aux Etats-Unis, mais les patrons faisaient la sourde oreille. Or le bâtiment, ininflammable selon l’architecte, ne résista pas au feu ce samedi 25 mars 2011. Peu après l’éclatement de l’incendie, l’immeuble fut englouti par les flammes et en moins de 20 minutes tout était réduit en cendres. Avertis par le service du feu d’une fumée suspecte, les propriétaires avaient pris la fuite en sautant sur le toit de l’immeuble voisin, sans se donner la peine de déclencher l’avertissement sonore à l’intention des couturières. Celles se virent cernées des flammes, piégées dans les locaux aux portes bloquées. Certaines moururent en sautant par les fenêtres du neuvième étage alors que d’autres furent brûlées vives. Le sinistre coûta la vie à 146 personnes, dont 129 femmes, des immigrées Italiennes ou Juives, âgées de 14 à 46 ans. Identifier les victimes fut quasi impossible et seule une bague portée sur un doigt permit parfois à des proches d’attribuer un cadavre défiguré à une parente.
Un service de pompiers à petite échelle pour les grands risques
Plusieurs facteurs expliquent la violence de cet incendie. En dérogation au règlement, l’office d’urbanisme avait autorisé l’architecte à prévoir seulement deux escaliers au lieu de trois. Il avait accepté que les portes de sortie s’ouvrissent vers l’intérieur et n’avait pas contrôlé la qualité de l’escalier extérieur de secours, qui était fabriqué avec du matériel peu solide et s’écroula sous le poids de ceux qui prenaient la fuite. De surcroît, les propriétaires avaient entassé quantité de matériel dans les ateliers : des chemisiers coupés , des restes des tissus, mais aussi des substances hautement inflammables. Des portes étaient condamnées par des boîtes empilées derrière elles. Le patronat refusait sèchement les contrôles demandés par les ouvrières inquiètes et ne voulait entendre parler de syndicat. Pour couronner le tout, les échelles des pompiers accourus ne permettaient pas d’intervenir plus haut qu’au sixième étage, alors que le foyer de l’incendie se trouvait au huitième.
Une justice magnanime et une assurance généreuse
Max Blanck et Isaak Harris furent accusés d’ homicide par négligence grave pour avoir bloqué les portes. Après avoir délibéré longuement et voté à trois reprises, le jury les innocenta au motif que les jurés n’avaient pas la certitude de la culpabilité des accusés. Condamner les patrons du Triangle aurait porté atteinte à toute la confrérie des patrons du textile ; il valait peut-être mieux faire oublier la chose au plus vite. Pour calmer un peu l’opinion, le tribunal condamna les associés à verser 75 dollars aux parents de certaines victimes et à payer une amende de 20 dollars pour avoir bloqué les portes en violation d’une règle du code de travail. Après quelques atermoiements, l’assurance indemnisa intégralement le Triangle pour les pertes déclarées et versa 60’000 dollars de plus à l’entreprise, alors qu’elle aurait pu invoquer la faute concomitante de l’assuré. La catastrophe fut donc une bonne affaire pour le duo, du moins pour le moment, car la réputation du Triangle était atteinte à jamais et les clientes ne voulaient plus porter des vêtements qui rappelaient les victimes, de sorte que quelques années plus tard la compagnie ferma définitivement ses portes.***
Indignation, droit du travail, syndicalisme
400 000 New-Yorkais descendirent dans la rue en l’honneur des victimes de l’incendie. Ils découvraient la barbarie des conditions de travail des ouvrières condamnées à trimer durant de longues heures dans des conditions inhumaines pour un salaire de misère. Frances Perkins, témoin de l’incendie et amie de victimes, œuvra pour la mise sur pied d’une commission d’investigation sur les conditions de sécurité dans les entreprises, le travail des enfants et le salaire minimum. Les Démocrates imposèrent un ensemble de dispositions de droit du travail pour l’État de New York, qui servirent de modèle par la suite à d’autres Etats US. Le syndicat des ouvriers du textile se renforça considérablement. Rose Schneidermann (1884-1972), fille d’immigrés polonais, sut rassembler des ouvrières, leur faire prendre conscience de leur force en tant que groupe et les encourager à défendre leur force de travail et leur dignité. D’elle vient le mot « la femme qui travaille doit avoir du pain, mais elle doit aussi avoir des roses », devenu le slogan de la Marche mondiale des Femmes, qui consacre le 24 avril au souvenir des ouvrières du Rana Plaza.
Anna Spillmann, 24 avril 2015