Le Département de la justice américain multiplie les pressions pour repousser la décision de la Cour d’appel de New York, chargée de se prononcer sur la recevabilité de la plainte déposée par des victimes vietnamiennes de l’« agent orange ». Avec pour objectif d’éliminer les juges supposés plus favorables aux plaignants, proches de la limite des 14 ans de mandat. Car si les Etats-Unis et leurs entreprises devaient un jour avoir à rendre compte des conséquences humanitaires et écologiques de leurs actes militaires – dans ce cas, un crime de guerre de masse, voire un crime contre l’humanité – la notion même d’impunité de l’impérialisme volerait en éclats.
Utilisé au plus fort de la guerre américaine au Viêt-nam de 1962 à 1971, l’agent orange est un herbicide dont l’un des sous-produits est la dioxine (TCDD). Son nom provient de la bande de couleur qui permettait de distinguer ses bidons d’autres herbicides et défoliants. En épandant ces produits, l’armée US cherchait à détruire le couvert végétal le long des axes de circulation et de navigation et sur les bords de mer, afin de mieux les surveiller. Cela permettait aussi de dégager le périmètre des installations militaires et d’éclaircir les forêts de l’intérieur pour qu’apparaissent camps et caches nord-vietnamiens dissimulés sous le couvert. Accessoirement, 14% des missions de cette guerre chimique servirent à anéantir les cultures dans les zones tenues par le Viêt-công.
Or la dioxine est un produit toxique à des doses infinitésimales. L’Organisation mondiale de la santé en a fixé la dose journalière tolérable à 10 picogrammes par kilogramme de poids corporel (1 picogramme = 1 gramme divisé par un million de millions, autrement dit 10-12). Et l’armée américaine a déversé un total de 77 millions de litres d’herbicides, correspondant à environ 386 kg de dioxine sur le Vietnam. Parmi les fabricants de ces produits, on ne s’étonnera pas de trouver Dow Chemical – responsable de la catastrophe de Bophal en Inde en 1984 – et Monsanto, actuel leader de la production d’OGM.
Les hommes, les femmes et les enfants
Parmi les risques sanitaires provoqués par la dioxine, mentionnons l’altération des fonctions hépatiques et du système de défense immunitaire, différents cancers, des dysfonctionnements des glandes endocrines et de la fonction de reproduction tant chez l’homme que chez la femme. Les effets les plus spectaculaires du TCDD sont tératogènes, entraînant des malformations monstrueuses des nouveau-nés, qui portent par exemple leurs organes sexuels en pleine face. La malformation peut aussi toucher le fonctionnement cérébral du malade. Chez les vétérans américains du Vietnam exposés au défoliant, la mortalité prématurée est beaucoup plus élevée que chez les autres anciens combattants, la dioxine entraînant une accélération du vieillissement. Leurs bébés connaissent un taux de mort subite quatre fois plus élevé que la normale.
On estime que les victimes potentielles parmi les civils vietnamiens oscillent entre 2,1 à 4,8 millions. Elles sont réparties sur plusieurs générations, la dioxine s’éliminant très lentement du corps humain et pouvant être transmise de la mère au fœtus. Par ailleurs, les aliments ingérés peuvent aussi en contenir (œufs de poules, de canard, d’oiseaux, animaux domestiques et sauvages, poissons et crevettes).
La faune
La sensibilité des animaux à la dioxine est très forte. Dès les premiers épandages, nombre d’entre eux furent foudroyés. L’effondrement des écosystèmes qui les abritaient entraîna leur disparition ou leur extinction à petit feu. Parmi l’interminable liste des espèces concernées, citons les plus emblématiques : le dauphin d’eau douce, les grues migratrices – symbole de longévité et de bonheur au Vietnam -, l’éléphant blanc, différentes espèces de cerfs, l’ibis géant et l’ibis noir, les ours, le rhinocéros de Java, etc. Les extinctions ont laissé la voie libre à certains nuisibles, comme les rongeurs destructeurs de récoltes et des moustiques, qui augmentent le risque de paludisme et de fièvre dengue.
L’environnement forestier
Dans les forêts de l’intérieur, la repousse est très lente (80 à 100 ans) ou n’existe pas. Les terres s’érodent sous l’effet de la mousson, les nutriments organiques et minéraux essentiels aux espèces végétales disparaissent. La destruction des couches supérieures de la forêt (canopée) sur des millions d’hectares surplombant une trentaine de bassins fluviaux amène des inondations qui transportent les terres stériles et la dioxine là où elles n’étaient pas et contaminent les rivières et la mer.
Sur les bords de la Mer de Chine, les mangroves à palétuviers ont été asséchées par drainage, détruites au lance-flammes et couvertes d’herbicide. Des millions de m3 de bois ont ainsi disparu, bouleversant un écosystème très fragile, provoquant par exemple un recul énorme de la reproduction des crevettes (entre 60 et 100 kg à l’hectare en moins). Plus grave encore, le sol fut oxydé, ce qui le rendit acide et salé à la fois, donc improductif.
Des organismes monocellulaires à l’homme, en passant par les sols, la forêt et les animaux, rien n’échappa à la guerre chimique américaine. Un véritable écocide, la bombe à retardement laissée sur place comme cadeau d’adieu par l’Oncle Sam.
- Pour aller plus loin, on consultera le livre publié par l’Association d’amitié franco-vietnamienne, L’Agent orange au Viêt-nam. Crime d’hier, tragédie d’aujourd’hui, paru aux Editions Tirésias en 2005, ainsi que le site www.vietnam-dioxine.org/