En plus de la répartition entre les pays européens d’un nombre très réduit de réfugiés statutaires (20 000 en deux ans à l’échelle de toute l’Europe), projet vite rejeté par plusieurs gouvernements dont celui de la France, la Commission européenne a proposé, et là avec la totale approbation des pays membres, une opération militaire contre les embarcations utilisées par les passeurs de migrants en mer Méditerranée.
L’aval est demandé aux Nations unies au nom d’une « menace sur la paix » en Europe, mais l’intervention armée commencera sans attendre dans les zones maritimes internationales où pourraient se trouver (où se trouveront logiquement) les embarcations. Cette décision-ci, acceptée au niveau européen, risquerait d’être minimisée par le débat, certes important, sur le nationalisme anti-humaniste de M. Hollande ou M. Cameron. Elle est pourtant d’une portée considérable.
Techniquement, on ne peut écarter le risque de « dégâts collatéraux », pour employer un langage militaire maintenant approprié, à savoir le risque d’atteindre des passagers ou des prétendants à l’embarquement qui se trouveraient dans les parages, voire cyniquement placés au plus près des zones de tir par les organisateurs des convois. Techniquement encore, chacun sait que cela ne fera que dévier les migrants vers d’autres circuits, toujours plus dangereux. Ce danger accru entraînera une augmentation du nombre de morts, à l’opposé de la justification officielle de l’Union européenne (UE), à savoir « sauver des vies ».
La frontière devient zone de guerre
Car pas plus qu’une légalisation du passage des frontières ne provoquerait d’« invasion » de migrants, la militarisation de la frontière n’arrêtera les départs. Dans les deux cas, les causes du départ sont toujours là. Mais cette militarisation fait de la frontière une zone de très haut risque, une zone de guerre.
Au-delà de ces dimensions immédiates et des effets automatiques de la décision d’une opération militaire, il y a un sens politique et historique qu’il convient de marquer et de souligner. Ce qui se passe est une accélération de l’histoire contemporaine des frontières. Octobre 2013, 366 naufragés près de l’île de Lampedusa ; septembre 2014, plus de 500 morts au large de Malte ; entre le 12 et le 19 avril 2015, au moins un millier de morts en trois naufrages.
Ce ne sont que quelques repères, mais ils disent le caractère massif, exceptionnel, de ce moment. Pas si « exceptionnel » que cela, si l’on replace ces événements dans un contexte plus large. Selon un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM) de 2014, il y aurait eu 40 000 morts aux frontières entre 2000 et 2014 dans le monde, dont 22 000 qui tentaient de rejoindre l’Europe et 6 000 à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis.
Le décompte macabre continue chaque jour, et on le voit s’élargir avec les milliers de migrants et réfugiés fuyant la Birmanie ou les camps de réfugiés rohingya au Bangladesh. Repoussés militairement d’un rivage à l’autre par l’Indonésie, la Thaïlande et la Malaisie depuis des mois, ils reçoivent des rations alimentaires envoyées par les airs, tout en étant maintenus de force sur leurs embarcations comme dans des camps flottants.
Dans la même région, depuis une quinzaine d’années, l’Australie a donné l’exemple, en développant ce qui fut appelé la « solution Pacifique » ou encore l’intervention « militaro-humanitaire » : repoussés militairement à l’approche des zones maritimes australiennes, les migrants venus d’Afghanistan, du Sri Lanka ou du Bangladesh sont confinés sur des îles du Pacifique (Nauru, Manus, Christmas), où ils attendent dans des centres de rétention pendant des mois voire des années l’improbable réponse à leur demande d’asile.
S’il s’agit, dans le cas de la plupart des errants venus de Birmanie, de « sans-Etat » au sens littéral et juridique (les Rohingya sont considérés comme « apatrides » dans le langage onusien, comme environ 10 millions de personnes dans le monde), leur condition n’est pas fondamentalement différente de celle de personnes qui se voient, elles, de fait abandonnées de leur Etat, voire attaquées, renvoyées ou menacées par ce dernier, comme c’est le cas de la Syrie ou de l’Erythrée, de la Somalie ou du Soudan.
L’« indésirable » étranger
C’est le concept d’« indésirables » qui vient d’abord à l’esprit, associé aujourd’hui à la figure de l’étranger absolu : l’étranger indésirable, celui avec lequel aucune communication n’est souhaitée, et que des gouvernements se donnent le droit d’éventuellement « laisser mourir », pour reprendre le mot de l’effet le plus radical de la biopolitique selon Michel Foucault. « Indésirables » est une catégorie politique et policière et une non-identité, qui devient multimillionnaire et croît au fur et à mesure que la mondialisation avance. Qui sont ces indésirables que des gouvernements peuvent laisser mourir ? Il faut revenir sur le contexte contemporain pour répondre à cette question.
S’il y a aujourd’hui l’évidence d’une guerre aux frontières, elle s’est développée depuis le milieu des années 1990. L’édification permanente de milliers de kilomètres de murs et la militarisation des zones de passage sont contemporaines de la fin de la guerre froide et de la transformation d’un conflit Est-Ouest en un conflit inavoué Nord-Sud, où la trace du passé colonial est devenue plus évidente.
L’indésirable, selon les régions, prend l’apparence raciale transmise par les dominations historiques. En Europe, l’africanisme et l’orientalisme coloniaux ont formé les cadres de pensée au sein desquels l’image de l’autre exotique a été associée à un droit de domination, d’exploitation et de spoliation sur les êtres et les corps, qui seul explique l’arrogance avec laquelle les vies de « Nègres », d’« Arabes » ou de « musulmans » sont encore ainsi nommées et rendues précaires, vulnérables, indésirables, voire superflues.
Représentation victimaire humiliante
Les images de détresse humaine qui circulent depuis des années sur les souffrances et la mort aux frontières mettent en scène des spectacles d’inhumanité qui ne sont pas (ou plus) « insupportables » ou « indicibles » aux yeux et à l’esprit du spectateur. Elles accentuent la nature de sous-humanité associée à l’indésirable, une représentation victimaire humiliante pour des individus qui se voient au contraire comme des aventuriers, des héros pour les leurs. Les récits relevés auprès d’eux mettent tout autant en évidence le courage qu’il faut pour affronter des risques de plus en plus graves.
Certes, on ne le perçoit pas très bien encore, tant les images qui nous arrivent, sans mots, sont celles de misérables victimes, d’indésirables, mais pourtant ce qu’ils incarnent est l’avenir. C’est un cosmopolitisme dont le sens est bien différent de celui qu’on met généralement dans le « premier monde » sous ce mot encore. C’est une condition de plus en plus banale, ordinaire, celle-là même qui met des « locaux » dans l’obligation de partir ou dans la perception du départ comme seule solution évidente à une crise dont ils savent qu’elle est sans issue, alors que les informations qui viennent du monde désirable de la très haute consommation capitaliste les désignent, eux aussi, comme des clients potentiels. Et alors ils éprouvent la dureté du monde, la difficulté de sortir du statut d’étrangers indésirables.
Blocage à la frontière de la vie réelle
Soyons attentifs à cette nouvelle « cosmopolis ». Maintenus dans l’inachèvement de leurs parcours migratoires, vivant sous les menaces de l’arrestation dans les villes ou de la mort dans les déserts ou sur les mers, ils revivent les vies anciennes des « parias » (en camp), des « errants » (en mer, dans les forêts et les déserts) ou des « métèques » (travailleurs urbains et saisonniers agricoles « sans papiers »). Ils semblent tous bloqués à la frontière de la vie réelle comme à celle des sociétés et des villes vers lesquelles ils se dirigent, et pourtant c’est là, dans les frontières s’étendant dans le temps et dans l’espace, qu’ils deviennent cosmopolites, habitants du monde.
Ils traversent plusieurs pays lentement, doivent parler quelques mots de plusieurs langues, se confrontent à la réalité de plusieurs pays, de divers Etats-nations, de leurs polices, leurs locaux de rétention, à la compassion des organisations internationales qui leur parlent de droits de l’homme et les soignent dans des camps, à la peur des riverains avec leurs « territoires » protégés.
Ils ont de la sorte une connaissance concrète du monde, que « nous », qui nous croyons cosmopolites, n’avons pas vraiment, pas de manière aussi physique parce que nos déplacements sont protégés, sécurisés et souvent confortables. Cette intelligence pratique du cosmopolitisme des indésirables d’aujourd’hui est celle qui naît à l’épreuve des frontières et du décentrement, comme les exilés de tous les temps et de toutes les conditions sociales le savent très bien.
L’intervention militaire en Méditerranée préparée par l’Europe n’empêchera donc pas les migrants de partir mais peut-être d’arriver. Et c’est bien cela qui est visé derrière l’annonce de la destruction des embarcations des passeurs, cible militaire officielle au nom d’une honteuse et lâche annonce de « menace sur la paix » qu’incarneraient les migrants et les réfugiés.
En militarisant ainsi la relation des Etats-nations aux exilés et aux sans-Etat d’aujourd’hui, l’Europe franchit un nouveau pas dans la guerre aux frontières. Il faut arrêter cette folle décision. Il est urgent que les Nations unies disent leur réprobation de l’intervention militaire projetée par l’UE en Méditerranée. Mais à quel niveau de décision se place la possibilité d’une compatibilité entre humanisme et politique ?
Michel Agier, anthropologue