L’errance désespérée des Rohingya, dérivant sans fin sur des rafiots en mer des Andaman, repoussés au large par les garde-côtes malaisiens ou indonésiens, a fait la une de l’actualité télévisée. La « communauté internationale » a finalement dû s’en émouvoir et exiger plus d’humanité de la part de Kuala Lumpur et Djakarta. Las, le Premier ministre australien, Tony Abbot, a fait tomber le masque en déclarant que « son pays n’accueillerait pas un seul des “boat people“ en perdition » (Le Monde du 23 mai). Déclaration d’autant plus fracassante que la Malaisie et l’Indonésie venaient d’affirmer qu’elles seraient prêtes à porter provisoirement secours aux réfugiés à la condition que d’autres pays s’engagent à les recevoir d’ici un an.
Il faut dire que l’Australie ne cesse elle-même de repousser (y compris vers l’Indonésie !) les navires chargés de migrants qui s’approchent de ses côtes. Des voix se sont élevées pour rappeler que des milliers de « boat people » vietnamiens avaient été accueillis à la fin des années 1970. Il s’agissait alors de déconsidérer un régime né d’une double victoire sur les impérialismes français et états-uniens. Les « boat people » d’aujourd’hui, rohingyas ou bangladais, sont en danger de mort ; mais, pour leur malheur, ils ne sont d’aucune utilité politique. Les temps aussi ont changé : la mondialisation capitaliste est passée par là, donnant une ampleur nouvelle à des migrations aux mille visages.
Les Rohingya sont avant tout des réfugiés. Musulmans, ils vivent en Arakan (Rakhine), sur la côte occidentale de la Birmanie. Le régime leur dénie jusqu’à leur nationalité birmane, dénonçant en eux des sans-papiers bangladais. Ils sont considérés comme l’une des minorités les plus persécutées au monde. Certains ont trouvé refuge dans des camps au Bangladesh, mais n’y sont pas mieux traités : foin de solidarité religieuse. D’autres prennent la mer… Mais en Asie, tout s’entremêle : travailleurs s’expatriant pour de dangereux emplois, migrants fuyant la misère, victimes déracinées des catastrophes écologiques, personnes déplacées par des guerres intestines, transfrontaliers sans statut…
Chaque époque peut être caractérisée par des situations « types » faites aux migrants. Hier, un ouvrier philippin embauché sur des chantiers au Moyen-Orient vivait dans des conditions très difficiles, mais après cinq ans, il pouvait revenir au pays ayant gagné un précieux pécule pour sa famille. Aujourd’hui, nombre de travailleurs népalais meurent sur ces mêmes chantiers, victime d’un esclavagisme moderne. Quant à l’institutrice philippine, elle se retrouve domestique sans papiers en Europe : déqualification, déracinement, insécurité et précarité – elle ne verra pas grandir ses enfants.
Aux effets de la mondialisation néolibérale s’ajoutent les conséquences dévastatrices du réchauffement atmosphérique qui se font particulièrement sentir en Asie : montée des eaux océaniques (Bangladesh), violence des typhons (Philippines), multiplication des phénomènes climatiques extrêmes... Ces catastrophes provoquent d’importants déplacements de populations au sein de chaque pays sinistré ou aux frontières. La plupart de ces « migrants » forcés restent en Asie. Ce sont en fait des « personnes déplacées », victimes climatiques ou de divers désastres humanitaires. Bien plus qu’en Occident, ce sont les sociétés locales qui subissent ainsi de plein fouet la misère provoquée par les folies du marché capitaliste mondial et leur impact sur le déréglement du climat.
Désintégration sociale, chaos humain et émigration du désespoir… n’est-ce pas cela qui dit la vérité de l’époque présente ? Une époque qui impose aux organisations militantes des tâches d’une ampleur nouvelle. La situation favorise la montée des xénophobies, des racismes, des conflits intercommunautaires, des populismes d’extrême droite, des régimes autoritaires, des dictatures… Les déclarations de bonnes intentions ne suffisent pas. Il faut aider les populations déplacées à s’organiser pour qu’elles soient à même de défendre leurs droits. Il faut tout autant aider à l’organisation des solidarités populaires au sein des régions et pays d’accueil, ce qui est loin d’être facile. Un enjeu majeur qui concerne au premier chef les liens solidaires « interasiatiques », mais qui nous concerne aussi doublement en Europe : nous sommes une région d’accueil et nous pouvons soutenir les activités menées par les mouvements sociaux en Asie.
Pierre Rousset