Ils ont tué Perween Rehman. A Karachi, mercredi 13 mars, le tueur à moto lui a logé quatre balles dans le cou et la poitrine. Ils ont assassiné Perween. Alors je vais lui rendre hommage - je dis « je » car, quand on a rencontré Perween, on a brutalement envie de s’incliner à la première personne.
Elle avait 54 ans et incarnait ce Pakistan qu’on aime et qui aujourd’hui sombre. Cet « autre Pakistan », celui qui pense, écrit, tolère, partage et donne à espérer, est méconnu en Occident, mais il existe derrière le cliché du Pakistan apocalyptique, celui de la haine et de la violence. Cet autre Pakistan comptait Perween parmi ses figures les plus attachantes, les plus combatives. Je l’avais rencontrée le 10 octobre 2010 en son quartier d’Orangi, à Karachi, et j’étais sorti de l’entretien ébloui. Ici même, dans cette « Lettre de... », j’avais raconté son combat (« Perween et le volcan de Karachi », Le Monde du 16 octobre 2010 [1]). « Tout n’est pas perdu au Pakistan », avais-je conclu. Et maintenant ?
Perween Rehman était une architecte engagée au service des déshérités. Son ONG - Orangi Pilot Project - se battait pour assainir les quartiers insalubres des grandes cités pakistanaises, leur offrir l’accès à l’eau, les équiper en tout-à-l’égout, éduquer la population sur les questions sanitaires. Mais à Karachi, ville de toutes les démesures, magma urbain de 18 millions de personnes livré à tous les prédateurs et fanatismes, ce type de travail social est fatalement risqué. A Karachi, port de la mer d’Arabie devenu champ de bataille baroque et furieux où milices ethniques, soldats du djihad et mafias de tout poil se disputent leurs fiefs à la kalachnikov (en moyenne sept morts par jour), on ne s’implique pas impunément auprès des communautés locales.
PREMIÈRE LIGNE
A Orangi, Perween Rehman était en première ligne. Orangi, c’est la noire allégorie de Karachi, le concentré de sa misère et de ses rages. Le quartier est jonché de monticules de détritus et de carcasses de véhicules désossés. Les venelles adjacentes à la rue principale ne sont que chemins cabossés, trous de poussière. Près de 1,2 million de personnes s’entassent là. Sur les immeubles claquent des drapeaux de couleur rouge, l’emblème de l’Awami National Party (ANP), le parti des Pachtounes. Orangi est un fief des immigrés pachtounes débarqués depuis des décennies de leur frontière avec l’Afghanistan.
C’est à Orangi que tout a débuté. L’arrivée de ces nouveaux venus a menacé les positions des Mohajirs, ces réfugiés d’Inde lors de la partition qui avaient fait main basse sur la cité. Chacun s’est armé pour conquérir ou défendre des territoires. Dans l’équation ethnique, il faut ajouter les Sindis (les autochtones) et les Baloutches. Situé au nord-ouest de Karachi, Orangi est quasiment frontalier du Baloutchistan, province en proie à une insurrection séparatiste. « Tous ceux qui fuient le Baloutchistan sont obligés de passer par Orangi, m’expliquait Perween. Tout a commencé ici. Les violences ethniques d’Orangi ont fait tache d’huile sur le reste de Karachi. » Depuis quelques années, les talibans ajoutent de nouvelles coulées de lave au volcan, œuvrant masqués derrière la communauté pachtoune dont ils sont issus.
Ce 10 octobre 2010, Perween parlait d’une voie douce. Elle portait une écharpe jaune. J’avais débarqué au siège d’Orangi Pilot Project à l’heure du déjeuner, et elle m’avait accueilli dans une pièce faisant office de cafétéria. Elle trempait sa galette dans un plat de haricots tout en racontant sa vie, ses engagements. Sa famille avait dû fuir le Bangladesh en 1972, au lendemain de la guerre d’indépendance de l’ex-Pakistan oriental. Elle était issue d’un milieu aisé et la brutale déchéance de l’exil lui avait appris la fragilité du destin. Son diplôme d’architecte en main, elle aurait « pu gagner des millions en dessinant les maisons des riches de Karachi ». Elle avait préféré s’engager auprès des pauvres.
MURS TAPISSÉS
Ils ont tué Perween. Qui « ils » ? Le saura-t-on jamais ? Ce qui m’avait frappé dans les locaux d’Orangi Pilot Project, c’étaient les murs tapissés de plans détaillés de la ville, véritables cartes d’état-major des projets en cours. La moindre parcelle de terre d’Orangi était connue de Perween. Dans son travail d’ethnographe urbaine, elle n’ignorait rien des manœuvres de ce qu’on appelle la « land mafia » (la « mafia du foncier »). Elle se savait menacée.
Son ONG gênait, et on le lui avait fait savoir. Mais elle n’en avait cure : « Ils peuvent nous tuer s’ils le veulent, mais nous ne partirons pas, car la population nous soutient. » Cette phrase résonne cruellement aujourd’hui. Ils l’ont donc tuée. Et je n’ai plus le cœur à écrire que « tout n’est pas perdu au Pakistan ».
Fréderic Bobin ((New Delhi, correspondant))