“A revolution in waiting?” (“Une révolution en attente ?”). L’hebdomadaire pakistanais Newsline s’est hasardé à poser la question. Les inondations de l’été, qui ont affecté 20 millions de personnes et entraîné une flambée des prix alimentaires, sont-elles le coup de grâce porté à un système qui, déjà miné par une coalescence de crises (discrédit croissant du président Asif Ali Zardari, terrorisme djihadiste récurrent, explosion de la dette étrangère), serait à l’agonie ?
La question est sur toutes les lèvres. Jamais le mot “révolution” en ce pays si conservateur n’a été autant utilisé. Des hommes politiques en brandissent le spectre avec alarme. Newsline s’est donc emparé du débat, mais pour conclure par la négative. Selon le magazine, la société, “empêtrée dans un ordre tribal et féodal”, n’est pas mûre pour pareil soulèvement.
La sobriété de l’analyse fait sens. Trois mois après la crise de l’été, nul prodrome de “révolution” ne s’impose au visiteur. La colère couve toujours dans les camps de personnes déplacées où la distribution de l’aide est entachée de corruption ou de népotisme, mais pas au point de dégénérer en violences généralisées. Et aucun indice sérieux ne vient conforter la thèse, qui inquiète l’Occident, selon laquelle les groupes islamistes vont capitaliser sur leur assistance aux sinistrés.
Est-ce à dire que la crise des inondations laisse la société indemne ? Sûrement pas. L’impact de ces crues de l’Indus est profond, à défaut d’être sensationnel. Des mutations sociétales, déjà bien amorcées, vont s’en trouver consolidées.
La première de ces évolutions est l’émergence de la société civile comme force de solidarité se substituant à un Etat dysfonctionnel. Le spectacle des paysans du Sind jetés sur les routes de l’exode a brutalement mis en lumière une pauvreté d’ordinaire peu visible aux citadins. L’émotion générale autour du désastre a nourri un élan caritatif puissant au sein de la population. Secteur privé, organisations non gouvernementales (ONG) locales et partis politiques ont pris en charge cette assistance. “Les fonds recueillis par des réseaux privés ont été très supérieurs à ceux levés par le gouvernement, ce qui donne la mesure de la défiance à l’égard de l’Etat”, note Rifaat Hussain, professeur à l’université Quaid-e-Azam à Islamabad, la capitale.
On a compté jusqu’à 4 millions - voire plus - de personnes déplacées. La province la plus touchée a été le Sind méridional. Là, les camps de déplacés ont essaimé, notamment à proximité des villes d’Hyderabad et de Karachi, la capitale économique du pays.
Une bonne partie de ces sinistrés ne retourneront pas dans les villages d’origine, accélérant un exode rural déjà bien engagé. C’est la deuxième mutation que la crise conforte. La question est sensible, voire explosive, à Karachi, théâtre d’une rivalité violente entre différents groupes ethniques, notamment les Mohajirs (réfugiés d’Inde lors de la partition de 1947), les Sindis autochtones et des Pachtounes à l’influence croissante. Les masses en jeu - quelques centaines de milliers de migrants - ne sont toutefois pas assez importantes pour provoquer une rupture. “Karachi est dotée d’une flexibilité qui permettra d’absorber ces nouveaux venus”, anticipe Arif Hasan, architecte et spécialiste de la planification urbaine de Karachi.
Quant à ceux qui rentreront au village, la question de la relation de subordination aux wadero (propriétaires fonciers) est posée. La plupart de ces sinistrés sont des paysans sans terre, enchaînés dans une sujétion quasi féodale vis-à-vis du seigneur local. Certains sont mêmes astreints au travail forcé, imposé par la spirale de l’endettement. “Les patrons nous prêtent de l’argent avec un intérêt annuel de 100 %”, témoigne Abdul Hakim, un fermier rencontré dans un camp de déplacés de Jamshoro, dans le sud du Sind.
Or la crise - c’est là la troisième évolution prévisible - pourrait altérer cette relation. Dans certains cas, les crues ont été orientées par le propriétaire lui-même, qui a ébréché des digues pour sauver ses terres sans trop se soucier des villages qu’il inondait. L’image du “protecteur” de la communauté risque d’en souffrir.
De surcroît, les paysans déplacés en périphérie des villes ont été exposés à une nouvelle réalité sociale, moins oppressive. “Cette interaction entre la ville et la campagne aura un effet positif, assure Perween Rahmam, animatrice d’Orangi Pilot Project, une ONG de Karachi. Elle devrait affaiblir le système féodal des villages.”
Ainsi l’ère post-inondations promet-elle de sérieuses tensions dans le Pakistan rural. Aux velléités d’émancipation des paysans répondra sûrement la reprise en main des propriétaires dont certains profiteront de la crise pour se débarrasser des fermiers en sureffectif sur leurs terres. L’Indus n’a pas fini d’ébranler les campagnes pakistanaises.
Frédéric Bobin
Journaliste au Monde