Lettre de Gaza. Ola mange une salade César au poulet. On ne peut s’empêcher de l’imaginer, devant ce plat de la cuisine mondiale, ailleurs qu’à Gaza. A Londres, à New York, à Djakarta. Mais Ola est bien ici, enfermée dans le territoire palestinien. Ola R. a 28 ans. Elle travaille comme psychologue auprès d’enfants en détresse. Elle a appris l’anglais seule. Elle a un regard plein d’intelligence et d’espièglerie, souligné par un fard élégant et un voile qu’elle porte sans conviction, pour échapper à la pression environnante. Elle a été mariée.
Son mari n’est pas mort. C’est bien pire que cela. Elle en a divorcé. Dans une société aussi conservatrice, dirigée par le Hamas depuis sa prise de pouvoir en 2007, l’idée d’une émancipation des femmes, d’une maîtrise de leur corps et de leurs désirs, ressemble à une grenade dégoupillée sur la place du marché. Ola rigole. Elle a l’âge d’une retraitée, en matière familiale. A 28 ans, une femme est dépréciée si elle n’a pas époux et descendance. Les enfants, c’est la seule richesse que produit Gaza.
« Allah n’aime pas le divorce »
Ola et son mari ont été présentés de façon traditionnelle : sans se connaître au préalable. « La première fois que je l’ai vu, j’ai fait la grimace, dit-elle. Il a dit oui, je ne sais même pas pourquoi. » Les deux familles ont décidé de s’unir pour une raison géographique : leurs racines communes se trouvent à Jaffa, près de Tel-Aviv. Un destin de réfugiés en partage. Ola a 22 ans. Elle découvre rapidement que son mari se drogue. « Il hurlait et me frappait. Je l’ai emmené chez un thérapeute, j’ai fait de mon mieux. Puis je suis allé voir mon père, j’ai dit stop. Il a répondu : tu as peut-être besoin de réfléchir. C’était tout réfléchi. J’ai dit à mon mari : “Si tu acceptes le divorce, je ne te demanderai pas l’argent que j’ai amené dans notre couple, soit près de 25 000 dollars en bijoux et en salaires.” » Il accepte. Mais l’étape la plus dure commence : le tribunal religieux.
« On s’est présentés devant le juge, qui voulait nous réconcilier. Allah n’aime pas le divorce, disait-il. On a refusé. Il était très en colère. » Il faudra un an et demi à Ola pour obtenir les papiers du divorce. Son propre avocat, puis le cheikh magistrat, ont tous deux essayé d’avoir une relation sexuelle avec elle. « Ils se disaient forcément : elle est jeune, éduquée sexuellement, elle a déjà tout tenté pendant dix mois de mariage, son corps doit s’exprimer. Mais j’ai été forte. »
Ola a poursuivi sa carrière, avec succès. Ses rêves d’études à l’étranger ne se sont pas encore concrétisés. Elle est retournée vivre dans la maison familiale, où le décès de sa mère, il y a deux ans, l’a encombrée de toutes les charges domestiques. La guerre de l’été 2014 a « dévasté » la jeune femme. Elle a eu recours au Prozac pour dompter ses angoisses. Elle est devenue végétarienne, estimant qu’il ne fallait pas traiter les animaux comme les Israéliens traitaient les Palestiniens. Elle a aussi cessé d’épargner, préférant vivre de petits plaisirs, au jour le jour. Quant à l’amour, elle n’y a pas renoncé. Mais qu’il est dur de rencontrer quelqu’un, lorsque l’on porte la marque infamante du divorce ! « Les hommes se disent : comment pourrais-je épouser une femme qui n’est pas vierge ? Elle a dû avoir beaucoup de partenaires. Et puis ici, les hommes sont stupides. Ou peut-être que je ne suis pas assez belle, avec mes lunettes ! », rit-elle, en ne croyant pas un instant à sa plaisanterie.
Dans son bureau au Centre pour la consultation et la recherche juridique des femmes (CWLRC), la directrice, Zeinab Al-Ghounimi, soupire à l’évocation du sort des divorcées. Elle énumère dans quels cas elles peuvent prétendre à la séparation, selon la charia. « Si elle est victime de violences, si un homme ne peut avoir de relation sexuelle, si le mari est condamné à plus de trois ans de prison ou bien a déserté le foyer conjugal depuis plus d’un an… à chaque fois, la difficulté est d’apporter la preuve, explique-t-elle. Une femme qui divorce est vue comme la responsable de l’échec, parce qu’elle ne respectait pas son mari ou bien avait des désirs secrets. L’homme, lui, est forcément un sage, qui a le droit de donner des ordres. »
A Gaza, le nombre de divorces, par rapport à celui des mariages, n’a guère évolué ces dernières années. La vraie différence est que de nombreux jeunes diplômés essaient de faire des rencontres de façon autonome, parfois par l’intermédiaire des réseaux sociaux. « Ça se passe loin des yeux de la famille, souligne Zeinab Al-Ghounimi. Ce n’est qu’ensuite qu’on demande formellement la main. Mais il s’agit du plus haut niveau des histoires d’amour. »
Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)
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