Rosa Luxemburg est l’une des théoriciennes les plus brillantes du marxisme. Elle fut également l’une des très rares femmes à avoir acquis une légitimité militante dans la Deuxième Internationale, où le patriarcat était - plus encore qu’aujourd’hui - largement dominant. Ses capacités analytiques exceptionnelles, elle les a mis sans pédanterie au service du mouvement ouvrier, au sein duquel elle a milité de toutes ses forces. C’était une personnalité indépendante, qui n’hésitait pas à polémiquer contre l’aile réformiste du parti et des syndicats (en Allemagne). Elle menait aussi le débat au sein même de la gauche révolutionnaire, notamment avec Lénine dont elle contestait la conception du parti (1902-1904), ou à propos du droit à l’autodétermination des peuples et de la démocratie dans l’Etat soviétique (1918).
Rosa Luxemburg est une figure tragique. Parce qu’elle a été brutalement assassinée (15 janvier 1919) à l’appel de la social-démocratie qui voulait « rétablir l’ordre à Berlin ». Et surtout parce que son assassinat est survenu alors qu’elle assumait, depuis 1915, le rôle de dirigeante de parti dans le nouveau Spartakus-Bund qui, pas plus que Rosa, n’avait pas accumulé les forces suffisantes pour aborder la situation révolutionnaire.
Rosa Luxemburg est née en mars 1871 à Zamosc, dans la partie de la Pologne alors occupée par la Russie. Elle était de la même génération que Lénine (1870 ; Trotsky est né en 1879). Elle passa sa jeunesse à Varsovie. A seize ans, elle adhère au groupe marxiste-révolutionnaire « Parti du Prolétariat ». La police la repère rapidement, et elle s’exile en Suisse. Elle y étudia les mathématiques et les sciences, puis le droit et l’économie politique. Elle présenta une thèse de doctorat sur « Le développement économique de la Pologne » (mars 1897) [1].
La même année, elle participe au congrès de la Deuxième Internationale à Paris, en tant que déléguée polonaise. L’année suivante, elle est l’une des fondatrices du SDPKiL (parti social-démocrate de Pologne et Lituanie). Celui-ci est spontanément très proche, et parfois organiquement lié au parti de Lénine, Trotsky, Plekhanov etc. (le SDAP de Russie).
En 1897-1898, un tournant important se produit dans sa vie. Grâce à un mariage blanc, elle obtient la nationalité allemande, ce qui lui permet de prendre part à la vie de la « puissante » social-démocratie allemande (SPD). Elle reste étroitement liée à la lutte de classe révolutionnaire en Pologne et en Russie : formellement, elle est toujours membre du SDPKiL où son ami Léo Jochiges joue un rôle central.
1905 sera un tournant dans l’histoire du siècle et du mouvement ouvrier. Rosa Luxemburg se précipite à Varsovie pour participer à la Révolution Russe. Elle intervient aussi dans le Parti russe, notamment au Congrès de Londres (1907) où toutes les questions stratégiques sont mises sur la table.
Mais le centre de gravité de son activité militante est désormais l’Allemagne. Grâce à son talent, elle s’intègre vite au cercle dirigeant du SPD, avec Karl et surtout Louise Kautsky, le président incontesté August Bebel, l’historien Mehring et la féministe Clara Zetkin. Sans faire partie de la direction, elle est au premier plan dans les débats intellectuels, politiques et stratégiques pendant les congrès nationaux et internationaux. Et elle milite comme pédagogue (dans l’école du parti), publiciste (brochures, articles, livres), propagandiste et agitatrice : dans une série de meetings qui font impression, elle dénonce le militarisme grandissant et les préparatifs de guerre, elle plaide pour un tournant radical dans la stratégie ouvrière : la grève générale comme moyen de transformer la Prusse en une république démocratique, qui évitera la guerre mondiale et préparera la prise de pouvoir. Sa polémique des années 1898 contre le « révisionnisme » de Bernstein (élève et secrétaire de Friedrich Engels, qui mourut en 1893), est remarquable par sa profondeur intellectuelle et son souci militant (articles réunis sous le titre « Réforme sociale ou révolution ? »).
Dans un pamphlet passionnant et novateur, « Grève de masse, parti et syndicat » (1906), elle tire les conclusions analytiques et stratégiques de la Révolution Russe de 1905 (brisée en décembre 1905). Son principal objectif est de convaincre le SPD de changer de stratégie. Elle se heurte pour cela avec la fraction parlementaire du Parti et avec la bureaucratie syndicale qui se sont réconciliées de fait avec le capitalisme allemand et l’État prussien. Le combat est sans merci, et débouchera sur la catastrophe de 1914 : le SPD votera les crédits militaires. Toutes les sections de la Deuxième Internationale le feront aussi, chacune dans son pays : des travailleurs tireront sur des travailleurs, des socialistes sur des socialistes !
Rosa Luxemburg se dresse au premier plan dans la lutte contre la guerre. C’est la conséquence logique de son combat antimilitariste. C’est cette bataille qui lui a valu d’être emprisonnée plusieurs fois par le militarisme prussien pour « appel à rébellion », « appel à la désobéissance des soldats » et « injure à l’empereur » (1904, 1906, 1915). En prison, elle écrivit une des meilleures analyses marxistes sur les guerres : « La crise de la social-démocratie » (sous le pseudonyme de Junius). « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous dans la paix, mais égorgez-vous en temps de guerre ! » L’Europe est un champ de ruines, et le mouvement ouvrier aussi.
Isolés et pris au dépourvu, Luxemburg, Liebknecht, Zetkin et Mehring décident enfin de s’organiser. En décembre 1914, Liebknecht vote contre les nouveaux crédits de guerre de l’empereur. En avril 1915, ils sortent leur journal « Die Internationale » (5.000 exemplaires à Berlin). Rosa en est l’âme et la cheville ouvrière rédactionnelle. Elle analyse les causes et les responsabilités de la guerre mondiale. La réponse centrale de Rosa est : il faut une nouvelle Internationale. Celle-ci sera fondée après sa mort (1919). Mais elle a participé pleinement aux conférences préparatoires de Zimmerwald (1915) et Kienthal (1916).
C’est en prison que lui parvient la nouvelle de la Révolution Russe : en février la chute du tsar, en novembre la défaite du capitalisme. Elle suit et commente les événements avec passion dans une série d’articles. Non sans crainte : Lénine et Trotsky tiendront-ils ? La classe ouvrière occidentale suivra-t-elle ? Sa crainte principale est et restera le retard culturel de la Russie, et l’importance de la paysannerie. Avec cette idée à l’esprit, elle écrira en prison « La Révolution en Russie » (publié après sa mort), texte animé par un soutien enthousiaste aux bolcheviques et une critique acérée de certains aspects de leur politique (concernant les paysans, le nationalisme et l’assemblée constituante).
En novembre 1918, avec la Révolution Allemande, elle est libérée. Comme la Révolution Russe, le soulèvement allemand est caractérisé par le rôle démocratique joué par les assemblées de soldats et d’ouvriers. C’est une révolution sans direction. Le parti d’opposition le plus important est l’USPD (parti social-démocrate allemand indépendant). Sa base se compose d’ouvriers d’industrie ; il domine les conseils. Sa direction rassemble des pacifistes, des réformistes et des semi-révolutionnaires. Le Spartakus Bund en faisait partie dans un premier temps, avant de prendre une forme autonome. Lors du congrès de fondation (29 décembre 1918 - ler janvier 1919), Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht essaient avec détermination de donner une orientation à ce groupe marginal et encore peu cohérent, composé de militants dévoués.
La confusion politique nuit encore à la réflexion sur les tâches politiques élémentaires du moment (rôle des syndicats, participation aux élections parlementaires, type d’organisation). Rosa présente un rapport politique, « Que veut le Spartakus Bund ? ». Mais la première vague de la Révolution allemande est déjà passée. C’est le moment où le gouvernement social-démocrate décide d’assassiner Rosa et Karl (puis des centaines de militants ouvriers), le 15 janvier 1919.
La pensée et l’action de Rosa Luxemburg
L’ampleur de ses élaborations marxistes et de ses activités a popularisé Rosa auprès de courants politiques très opposés : son insistance sur la démocratie politique plaît aux sociaux-démocrates de gauche et (quand cela les arrange) de droite ; sa défense de la spontanéité des masses attire différents courants anarchistes et anarcho-syndicalistes ; certains penseurs et mouvements chrétiens se revendiquent de son antimilitarisme ; les « courants chauds » de la philosophie marxiste (cf. Ernst Bloch) sont attachés à son humanisme et à son analyse de la civilisation ; et les léninistes (trotskystes) reconnaissent en elle la militante révolutionnaire qui fut la figure de proue de l’internationalisme socialiste. Seuls Staline et ses disciples ont toujours eu des difficultés avec Rosa : la démocratie, la lutte spontanée et l’auto-organisation, l’humanisme et la révolution ne figurent pas parmi leurs mots d’ordre !
Paradoxalement, Rosa Luxemburg n’est pas très controversée (sauf dans la « nouvelle » Allemagne). Les modernistes de droite qui veulent détruire le marxisme à la racine ont « oublié » Rosa. Les féministes ont beaucoup attaqué Marx, Engels et Lénine, mais pas Rosa. Dans la gauche révolutionnaire, la critique de certaines de ses opinions est enveloppée dans les acquis qu’elle a laissé « par ailleurs ». « Oubliée » par les uns, « épargnée » par les autres ? Tout plaide en réalité pour une rediscussion de l’œuvre de Rosa Luxemburg, indispensable au développement d’un marxisme critique.
Le débat sur le révisionnisme
En 1898, Edouard Bemstein, un membre très important du SPD qui avait été secrétaire de Friedrich Engels, publiait une série d’articles qui secouait beaucoup d’idées. Il y plaidait ouvertement pour une stratégie réformiste. Il rejette l’accusation selon laquelle il aurait « renoncé à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat politiquement et économiquement organisé » (p. 34, « De Arbeiderspers », 1981) . Sa thèse est que « la tâche première de la social-démocratie est la lutte pour les droits politiques des travailleurs, la vigilance des travailleurs dans les villes et les communes par rapport à leurs intérêts de classe, et l’organisation économique des ouvriers » (p. 38). Et Bernstein de répéter sa célèbre phrase : « le mouvement (ouvrier) est tout, le but final du socialisme n’est rien ». Donc : il faut de lentes réformes plutôt qu’une révolution.
Rosa lui répond avec une phrase devenue elle aussi célèbre : « Celui qui se prononce pour la voie légale des réformes au lieu de la conquête du pouvoir politique, de la révolution sociale, choisit, en fait, non pas une voie plus calme, plus sûre et plus lente vers le même but, mais un but tout à fait différent : au lieu de la réalisation d’un nouveau régime social, des changements insignifiants de l’ancien régime » (« Réforme sociale ou révolution ? »).
Cent ans plus tard, le verdict est clair : Rosa avait raison. Mais ce n’était pas évident à la fin du 19e siècle. Bernstein fonde son révisionnisme sur de larges développements dont ils puise les arguments dans l’histoire, l’économie, les statistiques, la sociologie et la philosophie (Hegel et Kant !). Ses « Conditions pour le socialisme et la tâche de la social-démocratie » sont un ouvrage sérieux. Surtout parce qu’il pointe clairement le développement réel d’un capitalisme industriel en pleine expansion, et un mouvement ouvrier qui ne peut plus s’imaginer comment une révolution socialiste pourrait avoir lieu dans un pays occidental. Bernstein proclame que trois éléments jouent en faveur de sa thèse : le développement économique ne mène pas à l’agonie du capitalisme ; les contradictions de classe s’amenuisent au lieu de s’aiguiser ; les réformes peuvent s’appuyer sur le renforcement du mouvement ouvrier (électeurs et parlementaires, syndicats). Bernstein plaide ouvertement pour une révision des « erreurs et contradictions dans la doctrine de Marx et Engels ».
La brochure de Rosa (1899) répond systématiquement à ces arguments. C’est un des textes les plus importants du marxisme classique. Elle est obligée de discuter à fond le marxisme pratiqué dans la Deuxième Internationale. Et ce pour deux raisons. Tout d’abord, le capitalisme a beaucoup changé depuis Marx et une nouvelle analyse s’impose. D’autre part, les instruments analytiques que Marx a forgés avaient été schématisés pour des raisons pédagogiques et propagandistes : Rosa les reprend à partir de Marx lui-même.
De cette polémique, nous pouvons tirer trois leçons fondamentales. 1° Réformes et démocratie ne sont pas contradictoires avec la révolution. 2° La politique et l’idéologie trouvent leurs fondements dans les rapports sociaux matériels. 3° Ces rapports se transforment du fait de leurs propres contradictions. Le conflit social est donc une donnée objective, indépendante des objectifs que se fixent réformistes et révolutionnaires.
Grève générale et révolution
La prise du pouvoir politique par le prolétariat reste donc nécessaire, selon Rosa et Bernstein. Mais à l’époque les réformistes semblaient rencontrer plus de succès que les révolutionnaires. L’influence idéologique des premiers s’en renforce. En effet, depuis la Commune de Paris (1871), plus aucune grande confrontation révolutionnaire n’avait eu lieu en Europe. F. Engels avait traité ce problème à la fin de sa « Préface » de 1895 à « La lutte des classes en France » de Marx. Il y disait, en substance : nous ne renonçons pas au soulèvement révolutionnaire, mais les conditions sociales et militaires se sont modifiées, la classe ouvrière se renforce et ses organisations aussi. En conséquence, il ne faut pas de confrontation prématurée avec l’État. Au contraire : si cette évolution se poursuit, le pouvoir politique sera à portée de la main. « Bien entendu, nous ne renions pas l’insurrection révolutionnaire » écrivait Engels - une phrase que la direction du SPD censura.
La social-démocratie allemande brille par ses qualités d’organisation. Elle est l’exemple et le fer de lance de la Deuxième Internationale. Les marxistes-révolutionnaires comme Rosa n’ont pas d’exemple (seulement des hypothèses) pour concrétiser leurs concepts et les rendre vivants. C’est pourquoi, parmi les révolutionnaires de l’époque, c’est le « modèle » de 1848 et 1870 qui prévalait : le coup d’état politique d’une petite minorité bien organisée qui agit à la place des masses (le blanquisme). Et ce qui, d’autre part, convainquait la « nouvelle » classe ouvrière de l’époque, c’était la conception de la grève générale propagée par l’anarcho-syndicalisme : renforçons les syndicats et lorsque tous les travailleurs seront organisés, arrêtons de travailler à un certain moment (« le Grand Soir ») et soyons vainqueurs des patrons : ainsi disparaîtra le capitalisme.
La Révolution Russe de 1905 secoua ces deux modèles. Ce fut d’abord, pour l’époque, la plus grande grève générale de l’histoire. Son impact fut énorme. En Russie d’abord, où la Révolution était à l’ordre du jour. En Europe occidentale ensuite, où la grève générale exprimait la puissance sociale d’une classe ouvrière de masse dans les entreprises industrielles. Le marxisme de Rosa Luxemburg est tout à fait prêt à intégrer ces nouveaux développements. Le résultat se trouve dans un ouvrage passionnant : « Grève de masse, parti et syndicat) (1906). Rosa Luxemburg dénoue les fils stratégiques des quatre principaux nœuds du mouvement ouvrier : politique et syndicalisme, action parlementaire et extraparlementaire, organisation et spontanéité, organisation de masse avec prise de conscience graduelle et action minoritaire organisée qui attire les masses vers l’action.
La conclusion cruciale de Rosa est que la grève générale n’est pas « provoquée » par une avant-garde radicale ; elle n’est pas non plus préparée de A à Z par une puissante organisation. Elle éclate spontanément, sous l’impact des contradictions sociales. Rosa l’écrit sous la forme d’un joli paradoxe : « La grève générale ne mène pas à la révolution, c’est la révolution qui mène à la grève générale". C’est au parti révolutionnaire d’agir sur cette transformation. Le rôle de la grève générale dans la révolution Russe confirme l’intuition de Luxemburg dans son analyse de la grève générale en Belgique avant l’acquisition du droit de vote.
La brochure de Rosa se situe dans sa campagne pour convaincre le SPD d’adopter un tournant radical. Le débat se poursuit jusqu’à l’éclatement de la Guerre Mondiale, non seulement en Allemagne mais dans toute l’Internationale. Il accompagne la lutte contre le militarisme grandissant et les aventures coloniales des Etats européens. La gauche européenne (Rosa, Lénine, Trotsky, Pannekoek, Martov, ...) propose la grève générale internationale contre les préparatifs de guerre, au congrès de Stuttgart en 1907.
La recomposition du mouvement ouvrier s’accélère. Le débat allemand met au grand jour le refus systématique de la bureaucratie syndicale et de la fraction parlementaire vis-à-vis de toute confrontation avec l’appareil d’État « prussien » (le mot d’ordre démocratique « républicain » disparaît). La social-démocratie internationale vire adroite à vue d’œil. Le terrorisme révolutionnaire (anarchisme) et la théorie des « minorités agissantes » restent marginaux. L’anarcho-syndicalisme, fortement présent dans la jeune classe ouvrière industrielle, se noie aussi bien sur le plan organisationnel qu’idéologique. Le marxisme-révolutionnaire se développe comme courant séparé, le plus élaboré sur le plan de l’analyse et du programme.
Guerre et internationalisme
Seule la gauche révolutionnaire était préparée à la guerre mondiale et à la possibilité d’une révolution. Elle seule avait une analyse de l’une et de l’autre. Jusqu’au dernier moment Kautsky, le « pape » de l’Internationale, affirmait que la guerre était désormais impossible : à l’ère de « l’ultra-impérialisme », les grands trusts avaient tout intérêt à exploiter paisiblement le monde !
La guerre fut une immense catastrophe humaine et un recul de la civilisation occidentale vers la barbarie, comme Rosa l’avait déjà analysé depuis vingt ans. Sa brochure « La crise de la social-démocratie » constitue l’une des analyses les plus fondamentales de l’impérialisme moderne et des ses conséquences. Ce texte annonçait le renouveau du mouvement ouvrier allemand dans ce qu’il avait de meilleur. C’est un chef-d’œuvre programmatique qui provoqua de nombreuses discussions (notamment quant à ses conclusions) et qui rendit possible l’unité avec le reste de la gauche aux conférences de Zimmervald (1915) et Kienthal (1916). L’approche de Rosa Luxemburg est entièrement tournée vers l’internationalisme : « Point 3. C ’est dans l’Internationale que se situe le centre de gravité de l’organisation de classe du prolétariat » et « Point 4. La nécessité d’appliquer les décisions de l’Internationale est prioritaire par rapport à toutes les autres exigences de l’organisation)).
La démocratie radicale
Avec beaucoup de force et mieux que personne, Rosa a mis en avant le rôle indispensable de la démocratie dans le processus de décision politique. Elle situe la démocratie en lien étroit avec l’activité des larges masses, comme une nécessité pour la conscientisation et l’auto-émancipation des exploités et des opprimés. Toute son œuvre est traversée par cette préoccupation. La question se concrétisera avec les Révolutions Russe et Allemande.
Dans son ouvrage « La Révolution en Russie » (1918), elle écrit notamment : « la dictature de la classe ouvrière s ’exerce devant le public le plus large, avec la participation sans entraves, la plus active possible des masses populaires, dans une démocratie sans limites » (Textes, p. 239) et « la démocratie socialiste commence avec la démolition de la domination de classe et avec la construction du socialisme. Elle n ’est rien d’autre que la dictature du prolétariat » (p. 240).
C’est à partir de ces considérations qu’elle critiquera violemment la dissolution de l’assemblée constituante (par le gouvernement de coalition bolchevique et socialiste-révolutonnaire de gauche) en janvier 1918. Cette assemblée avait été élue avant la victoire révolutionnaire. Attention : Rosa n’est pas contre cette dissolution pour des raisons de principe. Elle dit : « maintenant que les circonstances sont meilleures, il faut élire une nouvelle assemblée ». Elle avait entièrement raison. Il s’agit d’une question tactique, donc discutable. Cela apparaît clairement lorsque Rosa se trouve elle-même dans une situation comparable. En Allemagne, en novembre 1918, la bourgeoisie utilisa une assemblée constituante contre le congrès démocratiquement élu par les conseils ouvriers et de soldats : « dissolution de tous les parlements », lira-t-on dans le programme du Spartakus-Bund). Il est remarquable que Rosa renonce à son démocratisme dans les cas où la démocratie pourrait freiner ou entraver l’objectif socialiste.
Elle s’est battue becs et ongles contre le droit des nations opprimées à l’autodétermination, au nom de trois arguments. Un : c’est une concession au nationalisme. Deux : c’est de toute façon impossible sous le capitalisme. Trois : seule la classe ouvrière d’une nation opprimée peut revendiquer le droit à l’autodétermination nationale ! Rosa appartenait à un courant plus large dans le marxisme (cf. Boukharine, Piatakov, ...) qui sous-estimait gravement cette question (voir les mouvements de libération nationale dans les colonies). En Russie, elle craignait que l’exercice concret du droit à l’autodétermination ne soit un outil pour renforcer la droite anti-socialiste.
Elle suit un raisonnement analogue en ce qui concerne les paysans : Rosa n’est pas d’accord avec l’expropriation des grandes propriétés et la cession des terres aux paysans. Son argument est que cela va former une couche petite-bourgeoise qui se dresser contre les mesures socialistes en matière agricole. Autrement dit : dans les deux cas, l’option socialiste prévaut sur le libre choix démocratique de la majorité écrasante de la population !
Enfin, il faut aussi remarquer la totale incompréhension par Rosa de l’oppression des femmes et de leur organisation spécifique (dirigée par son amie Clara Zetkin). Ici aussi, elle néglige le lien entre démocratie, auto-émancipation et auto-organisation.
Le parti révolutionnaire
La cohérence et la pertinence que l’on observe dans l’œuvre de Rosa ne se reflètent pas dans sa conception du parti. Elle n’est pas opposée à la construction du parti. Mais elle s’est accrochée à une conviction fondamentale : le parti est le produit de la lutte des classes et de la classe ouvrière elle-même, il peut donc naître, dans certaines circonstances, de l’activité du prolétariat. Et celle-ci est nécessaire, dans ses développements autonomes, pour guider le parti dans la bonne direction.
« En vérité, la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière ». Conséquence : « Le centralisme de la social-démocratie ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l’avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à-vis de ses groupes et individus. C’est, pour ainsi dire, un ’auto-centralisme’ de la couche dirigeante du prolétariat » (p. 21-22 de l’édition Spartacus sous le titre fallacieux « Marxisme contre dictature », le vrai titre étant « Questions d’organisation de la social-démocratie »). La citation est de 1904. Son expérience de la dégénérescence de la social-démocratie allemande la mènera à renforcer et élargir cette opinion jusqu’à parler des « masses non-organisées qui nourrissent le parti de leur lutte spontanée ».
En conséquence le rôle (relativement) autonome du Parti en ce qui concerne les tâches et les mots d’ordre, l’organisation des activités des militants sur le terrain et, du point de vue interne, la sélection des cadres... tout cela restera étranger à ses préoccupations. Cela eut des conséquences dans la pratique.
Sa polémique (comme celle de Trotsky) contre Lénine, dans le SDAP russe, fut souvent brillante mais à côté de la question. Dans le SPD, sa position d’extériorité pendant sa longue polémique contre la direction droitière (puis contre « le centre » incarné par Kautsky), son attention au rôle de la bureaucratie ouvrière, ne l’ont pas prédisposée à lutter pour une politique alternative, une direction alternative, l’organisation systématique d’un courant organisé, le travail avec les cadres intermédiaires, etc. D’autres, qui n’étaient pas révolutionnaires, le firent de leur côté : ils quittèrent le SPD pour former l’USPD, un parti de masse socialiste de gauche. Les conséquences en furent dramatiques pour Rosa, pour la classe ouvrière allemande et pour le socialisme international. Rosa n’était pas la seule dans la Deuxième Internationale à ne pas l’avoir compris. Seul Lénine en fut capable.
François Vercammen