Le Sénat a voté mardi le très contesté projet de loi sur le renseignement, après modification. 251 sénateurs, en majorité à droite mais aussi à gauche, ont voté pour, 68 contre, et les autres se sont abstenus.
Le Sénat a notamment fixé « un véritable cahier des charges », selon le rapporteur Philippe Bas (LR), de la légalité des techniques de renseignement, contrôlées par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) et le Conseil d’État.
Les opposants au texte s’étaient, de leur côté, donné rendez-vous lundi à 18 heures, place de la République à Paris, à l’appel de l’Observatoire des libertés et du numérique, qui rassemble plusieurs associations.
Les débats au Sénat (les 2, 3 et 4 juin) ont été, comme souvent, moins spectaculaires et plus pointus qu’à l’Assemblée nationale. Le projet de loi, lui, n’a que peu bougé par rapport à la version de la commission des lois. Surtout, il ne s’est pas fondamentalement éloigné de la version adoptée par les députés dans ses aspects les plus critiqués – à commencer par les fameuses « boîtes noires » destinées aux réseaux des opérateurs et des hébergeurs. Certains points pourraient quand même achopper à la commission mixte paritaire, qui devrait se réunir rapidement pour fusionner les deux textes. C’est le cas, notamment, de la composition de la future commission de contrôle, de la place du ministère de la Justice dans le nouveau dispositif, ou des durées de conservation des données recueillies par les services de renseignement, qui ont été globalement raccourcies par les sénateurs.
En cas de désaccord persistant, les députés auront le dernier mot. Dans tous les cas, le vote définitif devrait avoir lieu d’ici la fin du mois, indique Jean-Pierre Sueur, le chef de file des socialistes au Sénat. En attendant l’épilogue législatif de cette réforme de l’espionnage à la française, retour sur ces trois jours de discussions, et état des lieux en quelques grands points.
COSTUME GRANDE TAILLE POUR LES MOTIFS DE SURVEILLANCE
Ceux des sénateurs qui jugeaient trop larges et flous les divers « intérêts fondamentaux de la nation » pouvant justifier une mise sous surveillance en auront été pour leurs frais : malgré de nombreuses propositions d’amendement visant à restreindre les missions des services de renseignement, le seul changement adopté est une extension singulière, proposée par l’ex-Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Dans la liste figurent désormais les « intérêts économiques et scientifiques de la France » – qui ne sont donc plus « essentiels » ni « majeurs ». Sur le papier, c’est open bar : « Cela veut dire que les services pourront être mobilisés pour tout intérêt économique, quel qu’il soit », déplore Jean-Pierre Sueur.
LE RÔLE DE LA JUSTICE EN SUSPENS
C’était le cheval de bataille de la ministre de la Justice : rayer la place Vendôme de la liste des donneurs d’ordre en matière de renseignement. Mise en minorité à l’Assemblée, Christiane Taubira a réussi à rallier une majorité de sénateurs à sa cause. A la lettre du texte actuel, l’administration pénitentiaire pourra signaler des détenus aux services, mais pas demander directement une mise sous surveillance, ce dont la ministre s’est félicitée par communiqué. Reste maintenant à convaincre les députés, notamment le rapporteur (PS) Jean-Jacques Urvoas, qui avait très activement milité pour des prérogatives plus étendues.
UN CONTRÔLE RENFORCÉ… SUR LE PAPIER
Au-delà des querelles sur la composition de la future Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) – les députés disent treize membres, les sénateurs disent neuf –, le Sénat a manifestement voulu donner un peu plus de latitude au nouveau gendarme de la surveillance, qui devra disposer d’un accès « permanent, complet et direct » aux locaux des services comme à tout ce qu’ils recueillent (sauf en matière de surveillance internationale). Mais le principe d’un chiffre plafond fixé pour toutes les techniques, proposé par le groupe socialiste, a été repoussé (il n’y aura de plafond que pour les écoutes téléphoniques, comme c’était déjà le cas, et pour le nombre d’Imsi-catchers en service).
Pour les opposants au texte, les problèmes ne sont pas réglés : ils jugent que la commission n’aura ni les moyens, ni, dans le cas des fameux algorithmes chargés de détecter « des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste », l’expertise suffisante pour contrôler réellement tout ce qui lui passera sous les yeux. Son avis reste consultatif – même s’il est renforcé dans le cas particulier de l’introduction dans un domicile (si le Premier ministre ne suit pas l’avis de la commission, le Conseil d’Etat est automatiquement saisi).
LA CONSÉCRATION DES « BOÎTES NOIRES »
Les dispositifs de détection algorithmique prévus chez les opérateurs et les hébergeurs ont suscité, comme à l’Assemblée, beaucoup de débats – et un échange très vif entre le sénateur (LR) de l’Allier Claude Malhuret, qui s’y oppose fermement, et le ministre de l’Intérieur. Malgré beaucoup de retouches cosmétiques et un nouvel ajout du gouvernement (sur la destruction au bout de 60 jours des données issues des algorithmes, « sauf en cas d’éléments sérieux confirmant l’existence d’une menace terroriste »), le principe en reste inchangé.
Les mêmes questions se posent donc toujours, à la fois sur le périmètre des données « moulinées » et sur la manière dont fonctionneront les algorithmes. « Tel qu’est rédigé l’article, on a le sentiment qu’on ne sait pas ce qu’on cherche […]. Pareille éventualité n’est pas satisfaisante, c’est cela, la surveillance de masse », jugeait mercredi dernier le socialiste Gaëtan Gorce, peu convaincu par les arguments du ministre de la Défense. Au total, 64 sénateurs ont voté pour la suppression des « boîtes noires », 270 pour leur maintien.
ECHANGES ENTRE ALLIÉS : CIRCULEZ, Y A RIEN À VOIR
Ultime « zone grise » du champ d’action du renseignement, la surveillance internationale – celle des communications « émises ou reçues de l’étranger » – bénéficie d’un contrôle (très) allégé, ce qui inquiète nombre d’associations. Les sénateurs socialistes ont voulu la décrire plus strictement, sans succès. Claude Malhuret, lui, s’est attaqué à l’épineux dossier des échanges entre services de renseignement de pays alliés, avec un amendement visant à interdire les transferts de « volumes de données incluant une proportion significative de ressortissants français ». Une proposition qui fait clairement écho aux révélations, il y a un an et demi, sur l’existence d’un accord de coopération entre la DGSE et la NSA. « Il n’existe pas de transferts massifs de données concernant des Français vers des services étrangers ou depuis ces services », s’est défendu Jean-Yves Le Drian. Qui a emporté l’adhésion des sénateurs. En la matière, l’opacité est la norme. Une résolution adoptée en avril par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe préconise, pour y mettre un terme, la mise en place d’un « code du renseignement multilatéral ».
Amaelle GUITON