Ernest Mandel a été baigné, depuis la fin des années 1930, dans la tradition militante, politique et intellectuelle de l’internationalistme prolétarien, et plus spécifiquement de son courant « trotskyste ». À partir d’avril 1944, il a produit une quantité impressionnante d’articles, de résolutions et de rapports sur les questions de l’internationalisme en Europe. Il est utile de rappeler ici le contexte dans lequel ces questionnements se sont posés à lui.
Août 1914 : Les contradictions inter-impérialistes explosent sur le continent européen. La Première guerre mondiale éclate, une guerre pour le partage du monde entre les principales puissances impérialistes. L’essor des Etats nationaux n’avait cessé d’alimenter une concurrence exacerbée et une rivalité croissante pour s’accaparer des colonies, des marchés, des matières premières, de nouveaux territoires et des océans... Après trois années de boucherie dans la boue des tranchées, les prolétariats d’Europe se soulèvent. En Allemagne, cette révolte impose la paix à la bourgeoisie. Mais c’est seulement en Russie que les travailleurs conquièrent le pouvoir. Ailleurs, la social-démocratie aide la bourgeoisie à sauver le système capitaliste.
De ces événements colossaux, trois conséquences marqueront tout le XXe siècle : un cri pour une paix durable au travers de « l’unité » de l’Europe ; la perspective du socialisme comme solution à cette fraternité des peuples ; la naissance d’un courant marxiste-révolutionnaire, minoritaire, dont Trotsky sera le fondateur et, jusqu’à son assassinat, la principale figure intellectuelle.
Qui l’emportera ?
Après la défaite de la révolution en Allemagne (1918-23), une situation nouvelle émerge au sein des rapports inter-impérialistes : les Etats-Unis inondent l’Europe de ses marchandises tandis que les rivalités entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France s’exacerbent à nouveau.
La social-démocratie européenne, passée dans le camp de la bourgeoisie pendant la guerre, cherche l’allié le plus fort pour garantir la « paix et la prospérité » : les Etats-Unis ! De cette analyse, Trotsky tire une conclusion politico-stratégique : l’unité de l’Europe se posera à nouveau avec une acuité accrue.
Mais la question-clé est : quelle classe sociale prendra la direction de cette unification ? La classe ouvrière (sous le mot d’ordre des Etats-Unis socialiste d’Europe) ou la bourgeoisie ? Avec la victoire du fascisme en Italie, puis en Allemagne, la défaite de la révolution espagnole en 1936, c’est la bourgeoisie qui l’emporte. À partir de ce moment, une nouvelle guerre mondiale est dès lors inévitable, et la question devient : laquelle des deux grandes coalitions impérialistes (l’Allemagne nazie ou la coalition « démocratique » constituée par la France et la Grande-Bretagne, appuyée par les Etats-Unis) emportera la mise ?
L’issue de la guerre (1939-45) n’allait pas ressembler à la précédente (1914-18). Alors que des secteurs très importants des bourgeoisies des pays occupés par l’Allemagne nazie ont activement collaboré à l’Ordre Nouveau européen, l’alliance des bourgeoisies anglaise, étatsunienne et de la bureaucratie soviétique finit, grâce aux sacrifices des peuples, à vaincre Hitler. Auréolée de sa victoire militaire, cette « sainte-alliance » neutralise rapidement — avec l’aide précieuse de la social-démocratie européenne et des partis communistes staliniens — toute velléité de révolution socialiste en France et en Italie (la révolution aboutira seulement en Yougoslavie).
L’Europe sort de la guerre en ruine et plus fragmentée que jamais. Les bourgeoisies se maintiennent au pouvoir, y compris les perdantes (Allemagne, Italie). Les Etats-Unis imposent leur leadership sur leurs confrères impérialistes affaiblis. Ils redressent les économies européennes (Plan Marshall), recréent un marché ouvert et coordonné qui leur permet d’écouler leurs marchandises. C’est donc sous la direction de l’impérialisme US, qui joue sur les contradictions intra-européennes et lance la guerre froide, que s’imposent aux Etats européens les premières institutions de coordinations.
Quelle stratégie ?
Entre 1925 et grosso modo 1985, les fondements d’une stratégie révolutionnaire en Europe n’ont pas changé : face à un Etat bourgeois national, la classe ouvrière doit gagner l’hégémonie dans ce cadre national, renverser cet Etat et commencer à appliquer un programme de transition socialiste. La « question de l’Europe » se ramène à une dialectique — inégale et combinée —, pour renforcer, dans chaque pays, le rapport de forces des mobilisations et des mouvements ouvriers nationaux, la victoire de la révolution dans un pays devant favoriser et accélérer le mouvement révolutionnaire dans les autres.
Mais la construction européenne bouleverse cette dialectique classique. La formation de la CEE (Communauté Economique Européenne) en 1957 lance un processus lent mais effectif vers une coordination inter-étatique. Elle donne ses premiers effets au début des années 60 : augmentation de la concentration intra-européenne des capitaux et des rapports commerciaux, concurrence accrue avec le capitalisme US. Dans cette toute première étape, ce n’est pas encore l’émergence d’un appareil étatique supranational européen qui constitue la principale menace pour le mouvement ouvrier. Mais ce désavantage pèse déjà, pays par pays, sur le rapport de forces organisé entre bourgeoisies et prolétariats sur les grandes questions sociales et économiques. Car, contrairement aux bourgeoisies, le mouvement ouvrier européen est toujours divisé selon les frontières nationales et les courants idéologiques-politiques.
Dès cette époque, Ernest Mandel tire la sonnette d’alarme et signale dans plusieurs articles les dangers de ce retard dans la coordination et l’unité du mouvement ouvrier européen par rapport aux bourgeoisies. Mais parallèlement à cette menace à terme, une nouvelle vague de combativité ouvrière se manifeste (la grève générale en Belgique de décembre 1960-janvier 1961, les mobilisations de masse en Grèce, en 1963-65).
À travers ses premières analyses sur ces événements, Mandel s’est préparé — intellectuellement et politiquement — aux deux principales évolutions en cours. Il renoue le fil théorique avec une problématique similaire à celle posée par Trotsky dans les années ’20 : pour que la bourgeoisie puisse imposer un véritable État supranational européen, la classe ouvrière doit subir une défaite majeure, et ce dans plusieurs pays. En 1960, c’est encore loin d’être le cas puisqu’on assiste au contraire à un cycle des luttes ascendant qui débouchera, en France, en Italie, en Espagne et au Portugal, sur une période de crises pré-révolutionnaires entre 1968-75.
L’échec final de ces processus révolutionnaires entame le mouvement descendant alors même que le capitalisme entre dans une onde longue de crise économique. Sous prétexte de résoudre cette crise, c’est sous la forme d’une offensive néolibérale, de politiques d’austérité et de régression sociale que la bourgeoisie prendra une brutale revanche sur le mouvement ouvrier. Les rapports de force entre les classes basculent. Tout au long des années 80, Mandel analysera cette offensive néolibérale dans une série d’articles du plus grand intérêt (réunis dans un ouvrage, La Crise) ainsi que l’affaiblissement du mouvement ouvrier organisé, désemparé sous la direction social-démocrate, qui se convertit au social-libéralisme. Scrutant la résistance du monde du travail, il analyse avec précision la progression contradictoire de l’Union Européenne. Avec la Chute du Mur, la disparition de l’URSS, la globalisation impérialiste triomphe. Une nouvelle époque de l’histoire de la lutte des classes est ouverte.
Faire une « analyse concrète d’une situation concrète » est une redoutable entreprise. Le corpus théorique et politique que E. Mandel nous a légué sur ce sujet, devrait nous aider dans cette difficile entreprise.
François Vercammen