La grand-mère du père Seraphim Dimitriou, un gros pope à la bouche gourmande et à l’œil mutin, était communiste. Et c’est la mine déconfite et la colère rentrée qu’elle a observé, impuissante, l’irrésistible attirance de son petit-fils pour les fastes et la solennité de l’Eglise orthodoxe. A 4 ans, il participait, fasciné, à toutes les cérémonies religieuses. A 6 ans, il chantait à tue-tête les cantiques en y mettant son cœur. A 12 ans, il assistait le pope de son village du Péloponnèse pour les différentes messes. A 15 ans, il entrait au séminaire et, à 18, se précipitait dans un monastère.
Ce fut un coup très rude pour cette batailleuse qui avait essayé d’inculquer au petit l’horreur de l’injustice, le mépris des richesses et le goût de la résistance. « Elle me fit donc la guerre », raconte-t-il en souriant. Puis en bonne stratège, elle lui proposa un compromis : « Pope, d’accord ! Au moins tu pourras créer une famille. Pas moine ! » L’aïeule fut convaincante. Il a quitté le monastère pour entrer à l’université et est devenu pope. Sans désir de mariage. Le testament de la grand-mère précisait : « Je te lègue ma maison. A condition que tu ne la transformes ni en église ni en monastère ! »
Cela fait donc vingt-cinq ans que le Père Seraphim est pope-fonctionnaire dans une banlieue d’Athènes. Un petit pope, dit-il, lissant sa barbe pointue. Et sans la moindre envie de grimper dans la hiérarchie. « Il faudrait pour cela faire des choses qui ne me plairaient pas. » Il refuse d’en dire plus et se contente d’ajouter : « Un petit-fils de communiste ne peut pas devenir prince ! » Car c’est bien ainsi que se vivent les évêques. Mais l’église d’Agia-Marina, à Ilioupoli, étant tout de même son domaine, c’est avec fierté qu’il nous en fait faire le tour. Ici, le lieu de culte principal, éclairé par des cierges. Au premier sous-sol, une salle des fêtes et des classes pour le catéchisme du dimanche. Plus bas encore, des bureaux et une cuisine pleine de « magnifiques bénévoles » prêts à distribuer la soupe populaire.
Témoins de la crise
Les voilà justement qui arrivent, les pauvres de cette paroisse de 18 000 âmes, à qui le pope fait faire une rapide prière, et qui vont emporter des boîtes de nourriture offertes par des commerçants et des restaurants locaux, ou des portions de spaghettis préparées par des dames à cheveux blancs. Cent quatre-vingt à 200 personnes sont ainsi aidées chaque mois, les besoins ne cessant de croître. Et le pope, virevoltant, de nous montrer ici des piles de vêtements issus d’une collecte locale, là des sacs de bouchons de plastique, de piles et de bidons d’huile de cuisine prêts au recyclage. Une tonne d’huile rapporte 400 euros, affectés immédiatement aux œuvres de l’Eglise, laquelle organise aussi des collectes de sang qui, hélas, sont de moins en moins fructueuses car les Grecs, épuisés, économisent même leur sang.
« L’Eglise n’a pas attendu la crise pour faire de la philanthropie, contrairement à l’Etat grec qui ne songe aux pauvres que depuis 1981, affirme le Père Seraphim. C’est autour de l’Eglise que s’organisent toutes les œuvres sociales : crèches, maisons de vieux, distribution de nourriture et de médicaments… Si on n’était pas là, je me demande où en serait la Grèce ! »
Les popes, jure-t-il, sont d’ailleurs les meilleurs témoins de la crise puisqu’ils vivent au milieu du peuple. Et au diapason. Son salaire ? 1 020 euros par mois (600 euros pour son jeune collègue en début de carrière) brusquement diminué de 200 euros, « comme tout le monde ». Ses impôts ? Prélevés à la source, comme tout le monde. « Je me retiens de faire de la politique dans mes sermons – l’Eglise n’est pas là pour diviser –, mais sur mon Facebook personnel, je me lâche. » Il jubile en annonçant 5 000 « amis » sur le réseau social et tend son téléphone. Voyons… Tenez, par exemple, le soir de l’annonce du référendum par le premier ministre : « Bravo Alexis [Tsipras] ! Nos grands-pères n’avaient pas peur, et ont donné leur vie en faisant la guerre pour leur liberté. Au lieu de ça, nous, on se précipite pour faire la queue devant des distributeurs… » Une semaine plus tard, juste après la proclamation du triomphe du non : « On fait la fête ici, avec du vin. Venez donc ! La Grèce a donné naissance à l’Europe. Et c’est la Grèce qui impulsera sa renaissance ! »
Il sourit de notre surprise – l’archevêque d’Athènes s’était déclaré dans la presse pour le oui au référendum. Alors il élève la voix : « Ce sont tous les Européens qui devraient partir en guerre contre ceux qui imposent la dictature de l’argent ! Heureusement que notre premier ministre se bat comme un beau diable ! » Il s’échauffe, lève les bras, trouve son Tsipras moderne et respectueux de l’Eglise, même s’il représente la gauche radicale, se proclame athée, vit en concubinage, n’a pas baptisé ses enfants et a même refusé de prêter serment sur une bible. « Je préfère un honnête homme plutôt qu’un hypocrite ! »
Sujet explosif et désormais tabou
N’est-ce pas le moment d’aborder la question de l’improbable séparation de l’Eglise et de l’Etat dans ce pays qui n’a pas 200 ans ? Il soupire, déçu qu’on en soit encore là. Même le parti Syriza, autrefois véhément sur nos soi-disant privilèges, s’est calmé sur la question en accédant au pouvoir, dit-il. « Il a découvert l’ampleur du travail social effectué par l’Eglise et sait que l’Etat serait incapable de prendre le relais. Et puis si l’Etat cessait de payer tous les popes, il faudrait qu’il rende les terres que l’Eglise lui a généreusement données au fil des ans. Il ne nous reste plus que 4 % des biens que nous avions ! Alors, croyez-moi, les contribuables ont beaucoup plus à y perdre qu’à gagner ! »
Nous y voilà. Sujet explosif et désormais tabou. Qui convoque l’Histoire et les fondements de l’identité grecque. Qui exige un rappel du rôle fédérateur et protecteur joué par l’Eglise orthodoxe sous l’occupation ottomane, puis de son intégration naturelle à l’Etat grec lors de sa création en 1830. « Les livres scolaires insistent avec outrance sur la façon dont les prêtres ont combattu pendant la révolution, note Effie Fokas, chercheuse à la Fondation hellénique pour la politique européenne et étrangère (ELIAMEP). Ce n’est pas vrai du haut clergé. L’implication de l’Eglise devrait être nuancée. »
De fait, dans un pays dont la constitution est écrite « au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible », Etat et Eglise sont imbriqués l’un dans l’autre. Les salaires et retraites du clergé sont payés par l’Etat (200 millions d’euros en 2014). L’enseignement religieux est obligatoire dans les programmes. Des icônes sont présentes dans les tribunaux, et les personnages les plus importants de l’Etat doivent prêter serment devant l’archevêque ou son représentant. Les chefs de l’Etat et de l’Eglise président conjointement les célébrations et cérémonies officielles. L’archevêque est enterré avec les honneurs de l’Etat… Et quiconque remet en cause l’étroitesse de ces liens et les privilèges de l’Eglise déclenche les foudres d’un clergé puissant, conscient de son immense pouvoir d’influence dans une nation où plus de 80 % de la population se déclare orthodoxe.
En 2000, toutefois, le gouvernement prit la décision de retirer la mention de l’appartenance religieuse sur les cartes d’identité grecque. Il se conformait ainsi aux exigences d’une directive européenne sur la protection des données personnelles, mais l’archevêque de l’époque, le terrible Christodoulos, dénonça une attaque contre l’identité grecque et tenta d’exiger un référendum. Trois millions de signatures n’ont pas réussi à faire reculer le gouvernement, mais elles ont démontré, s’il en était besoin, le pouvoir menaçant de l’Eglise. « Et depuis, constate Effie Fokas, aucun parti politique n’a proposé de changement majeur dans les relations de l’Eglise et de l’Etat. Au contraire ! Les politiques continuent de consulter l’archevêque pour certaines décisions importantes et même de lui demander sa bénédiction avant les élections. Même Syriza se couche, brusquement louangeur, sur le travail caritatif des popes. »
« Ça suffit, les clichés »
Mais les impôts ? Est-il possible, au moment où l’Etat grec, ruiné, est sommé de pratiquer une politique fiscale rigoureuse, d’en exempter encore l’Eglise ? Les évêques consultés, quoique toujours affables, entrent dans de grandes colères lorsqu’on leur pose la question. « Ça suffit, les clichés, s’insurge Monseigneur Gabriel, évêque de Nea Ionia. L’Eglise est désormais imposée comme tous les citoyens grecs. Impôts sur les revenus locatifs et commerciaux, impôts sur la propriété. Le budget de mon diocèse est de 82 000 euros et je paie 25 000 euros d’impôts. Mon salaire mensuel est de 1 502 euros et l’impôt sur le revenu est de 3 000 euros. En 2014, l’Eglise a versé 2,5 millions pour l’impôt sur la propriété. Vous voulez d’autres chiffres ? »
Oui, bien sûr, on aimerait. Par exemple, une estimation de l’ensemble des biens de l’Eglise – terres, forêts, immeubles, actions, hôtels, appartements, parkings. Mais là, il n’y a pas de réponse. Impossible de savoir. Il n’existe pas de centralisation des archives et des titres de propriété, pas de cadastre, pas d’inventaire. Les 6 700 églises, monastères, fondations, constituent autant de personnes juridiques et ne rendent de comptes à personne. Sans parler de la République monastique du mont Athos, immensément riche, propriétaire de grands bâtiments au centre d’Athènes et qui bénéficie d’un statut à part. Une commission parlementaire avait étudié le sujet en 2013 et évalué l’étendue des terres à 170 000 hectares, mais le patrimoine des 500 monastères, gigantesque, est impossible à estimer. Quant au portefeuille immobilier de l’Eglise, il comporterait plus de 1 400 propriétés foncières dans tout le pays, dont des immeubles de grande valeur à Athènes, une centaine d’appartements disponibles à la location, ainsi que des propriétés dans des sites protégés comme celui de Vouliagmeni que l’Eglise rêve d’exploiter à des fins touristiques, promettant même à l’Etat de partager avec lui la moitié des revenus. Mais tout est si opaque. Et organisé pour le rester.
Exemptions en cascade
Une liste de questions adressées à Syriza pour connaître sa position sur le statut de l’Eglise grecque et son imposition nous a valu une réponse indigente. C’est donc à Yannis Ktistaskis, avocat spécialisé et professeur à la faculté de droit de Thrace, qu’il revient de décrypter le statut fiscal de l’Eglise. Impôt sur les revenus : 20 % depuis 2010. Taxes sur les donations et legs : 0,5 % (formidablement bas). Exemption de l’impôt foncier de toutes les propriétés dédiées au culte, à l’éducation ou à la philanthropie (c’est-à-dire la plupart) et de ce qui n’est pas loué. Exemption de la taxe spéciale créée en 2011 pour les bâtiments reliés à l’électricité. Exemption des taxes municipales. « La solution à ce statut choquant est évidemment la séparation de l’Eglise et de l’Etat, affirme Me Ktistaskis. Pas une séparation unilatérale ! Il faudrait une négociation. Mais il n’y a aucune raison pour que l’Etat continue d’entretenir le clergé. »
Mais qu’à cela ne tienne, répondent les évêques, que l’Etat nous rende alors ces biens que nous lui avons cédés pour les réfugiés d’Asie mineure, pour les agriculteurs, pour les hôpitaux. L’avocat s’étrangle : « La prise en charge des salaires du clergé s’est faite au début de la guerre civile, puis sous la dictature, pour des raisons strictement politiques. En aucune façon en vertu d’un échange contre des propriétés. » Et quand il y a eu transfert de biens à l’Etat, précise-t-il, ce fut toujours dans un cadre juridique précis : expropriation ou donation. « Il n’y a donc aucune raison de revenir sur ces opérations légales. »
Le dossier est venimeux et pour le moment, seul le parti libéral Drassi se prononce clairement pour une franche séparation. Tsipras, lui, marche sur des œufs et soigne ses bonnes relations avec l’archevêque. « Si l’on nous pénalise, nous ne pourrons pas poursuivre notre immense travail caritatif, prévient Monseigneur Antonios, évêque de Salona. Nous offrons chaque jour des dizaines de milliers de repas. Imaginez le nombre de Grecs qui auront faim… » Un chantage qui, en ces temps de crise, s’avère d’une efficacité redoutable.
Annick Cojean (Athènes, envoyée spéciale)
Journaliste au Monde