1. Euro ou pas euro ?
Si on considère cette question comme concernant seulement l’outil monétaire au sens restreint on n’aperçoit qu’une partie du problème. La question ne devient claire que si on l’élargit à l’ensemble de la structure dont l’euro est un rouage. La structure, c’est celle de la zone euro dans sa globalité (traités, institutions, monnaie, rapports de force historiques, ou conjoncturels) et c’est le bon niveau pour tenter de répondre à la question. Certes les politiques libérales et pro capitalistes peuvent être (et sont) conduites hors de cette structure, même en Europe, à l’exemple de la Grande Bretagne. Ce n’est donc pas la structure qui les produit. Mais si, par hypothèse, un gouvernement anticapitaliste, ou même juste social démocrate à l’ancienne, voyait le jour en Grande Bretagne, il y aurait toute une plage de mesures possibles antilibérales avant de se heurter au cœur du capitalisme, ou même aux traités signés à l’échelle de l’UE ou de l’OMC. La globalisation a réduit ces marges par rapport, par exemple, aux débuts de la présidence Mitterrand. Mais elles demeurent sans comparaison avec ce qui n’est plus possible, du tout, au sein de la zone euro.
Considérant le cadre global de celle-ci, la réponse à la question « euro ou pas » est alors indirecte. Il faut faire sauter le carcan de la zone euro dans sa globalité, c’est la condition pour des politiques alternatives. Techniquement rien ne dit que ce ne soit pas formellement possible en maintenant l’euro comme monnaie. De même, et tout aussi théoriquement, il y a une distinction entre faire sauter le carcan de la zone euro et la mise en cause plus générale de l’’UE. Mais un pays qui se dressera contre la politique néolibérale connaîtra inévitablement une grave crise bancaire, par retrait des dépôts et fuite des capitaux. Si la BCE avait le comportement normal d’une banque centrale, elle pourrait parfaitement y faire face, en fournissant les liquidités nécessaires (elle crée elle-même sa propre monnaie). Mais elle est l’outil de combat du néolibéralisme. C’est ainsi qu’elle a étranglé les banques grecques, leur maintenant tout juste la tête hors de l’eau, pour qu’on ne puisse pas dire qu’elle avait abandonné ses propres banques, mais en mettant hors service tout l’appareil financier de la Grèce. Or aucune économie moderne ne peut vivre sans un tel appareil.
Il n’y a qu’un seul moyen d’éviter une telle catastrophe si elle se développait : quitter l’euro, passer à sa monnaie nationale et disposer ainsi de l’aide de sa propre banque centrale, qui fournira toutes les liquidités nécessaires. Ce qui ne veut pas dire que la sortie de l’euro aura nécessairement lieu lors de l’épreuve de force qui accompagnerait la mise en place d’une politique alternative. Mais ce qui veut dire qu’il faut absolument y être prêt, techniquement et surtout politiquement, et la mettre en œuvre si nécessaire.
2. Est-il vrai que ce qui s’est passé à propos de la Grèce serait différent si un pays plus puissant, comme la France, s’engageait dans la rupture ?
Oui. Sans la France (par exemple) il n’y a plus d’euro, et probablement plus d’Union Européenne Alors, s’il y avait un engagement résolu d’un gouvernement de rupture, ce serait une autre affaire que de la menacer d’une expulsion. Mais si les rapports de force seraient évidemment différents, posant d’une manière singulièrement autre la marche (dans ce cas plus que résistible) à la sortie de l’euro, l’objectif principal serait le même : faire sauter le carcan de la zone euro.
3. Peut-on imaginer une mobilisation européenne pour en finir avec le carcan de la zone Euro ?
Le carcan peut-il être emporté par une levée en masse coordonnée des pays de la zone ? La réponse est négative. C’est tout simplement hors de portée pour toute la période historique à venir. La déconnexion des rapports de force et des opinions publiques est une donnée constitutive de celle-ci. Le poids acquis par l’Allemagne, avec un rôle dirigeant pour tout le système, joue à fond contre une telle évolution. Ceci avec l’aval, pour l’essentiel, des autres puissances majeures, dont la France. Il en découle que la rupture ne peut s’engager qu’à l’échelle d’un pays d’abord (peut-être d’un groupe de pays). Il en découle aussi que la confrontation avec les institutions de la Zone Euro ne peut que prendre la forme d’une combinaison de conflits de classe (ou, sa traduction politique, le combat de la gauche nationale et européenne contre la droite) avec des affrontements entre gouvernements et entre Etats.
4. La sortie isolée de la zone euro sa paierait elle si cher ?
Personne ne peut répondre à cette question, tant elle dépend de données liées aux conditions précises où elle se passerait. Mais la responsabilité qui est la nôtre est d’envisager non un chemin de roses, mais un chemin de croix. La comparaison avec des pays, même membres de l’UE mais qui ne relèvent pas de l’euro, n’a guère de sens. Il faudrait détruire un système économique constitué, et ceci dans un environnement hostile, sans aucune garantie que la période d’adaptation ne soit pas cruelle, ni qu’elle s’épuise rapidement.
La seule hostilité internationale prévisible conduit à saisir que loin d’être une question purement technique ou financière, toute rupture de ce genre doit s’accompagner de mesures radicales. Prendre le contrôle du système financier pour empêcher son effondrement, imposer une réforme fiscale majeure, contrôler les secteurs principaux de l’économie. Et si, en plus, on est conduit à faire défaut sur la dette (en partie ou en totalité), la guerre, si elle était à bas bruit deviendrait ouverte. La dénonciation de la dette ne peut en effet pas s’envisager sans une guerre ouverte immédiate où tous les moyens seraient immédiatement utilisés par les dominants.
La rupture avec le carcan de la zone euro peut donc se révéler inévitable, et il se paierait de gros risques. Mais la refuser revient à s’empêcher toute contestation des politiques austéritaires.
5. Peut-on considérer que la mise en crise de la zone euro ne soit que conditionnelle ?
Ici il faut distinguer les aspects tactiques et stratégiques. Tactiquement in n’y a aucun intérêt à ce que la cible institutionnelle prenne le pas sur les contenus défendus. C’est même la base de toute politique de transition. Sur le plan théorique, la question n’est pas différente de la nécessité de changer les bases de l’Etat bourgeois comme condition d’une vraie révolution sociale. Mais il n’en découle nullement que la cible explicite soit à tout moment l’institution étatique en tant que telle. Nous avons à prendre les moyens de faire respecter un programme pour le peuple, moyens qui peuvent comporter cette cible étatique, une fois épuisé ce qu’il est possible d’obtenir sans elle. Mais c’est le programme (le contenu) qui compte d’abord.
Il serait donc contre productif de prendre la sortie du carcan de la zone euro comme drapeau principal. Mais sur le plan stratégique, oui, nous savons (et ne le cachons pas) qu’il faudra en passer par là. Mais alors peut-on procéder par étape ? Engager des réformes radicales (sociales, économiques, politiques), et attendre, en s’appuyant sur leur défense, que la réaction oblige à aller plus loin ? Certes ce serait le mieux. Autrement dit laisser à l’adversaire le soin de hausser les enjeux. Mais peut-on supposer que cette réaction accepte d’entrer tranquillement dans un tel schéma ? Surtout si cela concerne un seul pays ? Dès que de telles mesures s’annonceraient, la réaction serait à l’offensive pour pousser la logique au bout.
Si bien que le plus probable est que la destruction du carcan de la zone euro serait une cible rapprochée, au point sans doute que les délais de sa mise à l’ordre du jour n’existeront pratiquement pas. Mais la distinction entre les deux n’est pas de l’ordre du timing mais de l’ordre de la démarche politique et il faut la maintenir.
6. Sur quelles bases faut-il gagner une majorité ?
La réponse est : sur les mesures d’urgence plus les moyens institutionnels d’y parvenir. A partir du moment où la rupture à envisager est d’abord d’ordre national, que cette rupture serait difficile, elle suppose un très important niveau de soutien populaire. Si les conditions suffisantes existent de rejet des politiques austéritaires, le soutien peut être obtenu pour la partie mesures d’urgence. Mais il faut l’obtenir aussi sur les ruptures institutionnelles possibles ou probables. Ainsi que sur leurs conséquences, résumées au point 4. Evidemment cela hausse considérablement le niveau de conviction qu’il faut être capable de mettre en œuvre, et suppose que le degré de colère dépasse (largement) la peur de l’inconnu, alors même que l’inconnu l’est devenu beaucoup plus qu’auparavant et la peur plus grande. Mais n’en est-il pas de même pour toute rupture fondamentale ?
7. Existe-t-il un risque nationaliste en conséquence de la mise en cause du carcan de la zone euro ?
Oui, incontestablement. La question de la souveraineté populaire est décisive, autrement dit celle du respect de la démocratie pour défendre un choix politique majoritaire. Mais à partir du moment où la rupture s’envisage dans un pays seulement dans un premier temps, inévitablement cette souveraineté populaire s’incarne dans un espace national, et donc prend aussi la forme de la souveraineté nationale.
Ce n’est pas une affaire de discours, mais de fait objectif. Que ce soit avec la zone euro ou sans elle, la guerre de classe existerait, celle que mènent les classes dominantes pour comprimer les revenus et les statuts des classes dominées. Mais, du fait de la déconnexion des évolutions dans les divers pays, à cette lutte se superposerait une guerre entre Etats. A bas bruit déjà par les dévaluations compétitives envisagées, si la sortie de l’euro se concrétise. Mais aussi par la généralisation des ruptures prenant un caractère étatique. Revenir aux espaces nationaux donne, par essence, un terreau de choix aux issues d’extrême droite. Par exemple on voit bien avec quelle facilité une telle évolution pourrait se combiner avec une fermeture supplémentaire des frontières face aux immigrants.
8. Peut-on éviter les glissements chauvins et comment ?
Le risque est donc grand de faire la part belle aux tendances au repli national. Mais ce risque est inhérent à l’acceptation du combat pour la rupture. On ne peut pas prendre la rupture et laisser ce risque. Mais, d’un autre côté, surtout dans les rapports de force que l’on subit dans la période, ce risque est mortel si on ne prend pas les moyens de le contrer.
Il y a deux manières principales de s’y opposer. La première est de faire prédominer, même dans un cadre national, la lutte de classes sur la collaboration entre celles-ci. Faire saisir que la possibilité même de réussir la rupture réside dans la profondeur assumée des mesures antilibérales à dynamique anticapitaliste. Par la maîtrise du crédit et de la finance, celle d’une fiscalité tournée vers les intérêts des plus pauvres, par la multiplication de l’autogestion des grandes structures économiques ou/et publiques.
La deuxième est de maintenir à chaque étape la volonté, concrétisée dans des propositions précises et adaptées, de construire une autre Europe. Ceci suppose de ne jamais mettre en avant la destruction d’institutions communautaires tant que leur réforme est possible ou que leur mise en cause est non prioritaire (par exemple ne pas confondre Zone euro et UE). Ou en tout cas peut être remise à plus tard sans freiner le plan d’urgence. D’élaborer et de faire soutenir par les mobilisations les plus larges possibles des propositions communes dans l’intérêt de tous les peuples européens (dessinant autant que faire se peut une Europe sociale). Et enfin de tester sérieusement la possibilité que la rupture se généralise à un groupe de pays, engageant d’emblée une coopération d’un nouveau type entre eux.
Samy Johsua