Á mes camarades d’Attac
Mardi 25 août 2015
Dominique Plihon a sollicité des contributions sur le plan stratégique du « comment » suite aux événements grecs dans la perspective de l’Université Citoyenne d’Attac 2015 à Marseille (25-28 août) [1]. Jean-Marie Harribey a ensuite lancé un appel pour le prochain numéro de la revue initiée par le Conseil Scientifique d’Attac Les Possibles, consacré aux questions stratégiques (n° 8, hiver 2015). Alors que s’ouvre l’Université Citoyenne d’Attac, je me contenterai de lancer quelques pistes en vrac, qui pourront être retravaillées pour un article pour Les Possibles [2]. J’ai retenu neuf points, inégalement développés et partiellement articulés :
1) Je propose, sans sous-estimer les événements grecs, de décaler le regard de cette immédiateté (davantage propice aux débordements affectifs et passionnels) pour s’interroger sur le brouillard stratégique, ou plutôt sur les inerties stratégiques, des mouvements sociaux et des gauches radicales qui ont connu en France une renaissance au cours des années 1990. C’est une façon de se décaler vis-à-vis du présentisme néolibéral (selon les analyses de l’historien François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, 2003), afin de ne pas devenir des marionnettes de l’immédiat dans un zapping incessant, en ressemblant trop ainsi à ce que nous combattons.
2) Il ne nous faut pas une « ligne » stratégique, un schéma bouclé, comme on en a connu au XXe siècle (comme ceux tirés de la Révolution russe de 1917), mais plutôt une boussole, une galaxie de repères stratégiques, construits pragmatiquement à partir d’une lecture critique des impasses et des échecs du passé comme des expériences récentes et révisables en chemin.
3) Pour reconstituer une telle boussole à partir d’un filtrage critique des traditions critiques et émancipatrices comme des enjeux du présent, je me propose de revenir sur le défaut de débats stratégiques et sur les inerties en la matière au sein de la galaxie des mouvements sociaux et des gauches radicales des années 1990. Cette galaxie a eu le vent en poupe entre 1995 et 2005 (succès du non au référendum sur le TCE)-2006 (victoire contre le CPE) en surfant sur la popularisation de schémas souvent assez simples comme le critique du néolibéralisme et des médias. Depuis, on a connu l’échec du grand mouvement sur les retraites de 2010, une plus grand atonie des mouvements sociaux, et les échecs successifs du NPA, du Front de gauche et de Nouvelle donne sur le terrain partisan. Sur le plan stratégique, ses animateurs étant largement issus des expériences soixante-huitardes et post-soixante-huitardes, elle a reconduit, le plus souvent implicitement, sans guère en discuter, des schémas hérités du mouvement ouvrier et socialiste du XXe siècle. Deux schémas se sont révélés particulièrement prégnants (le premier finissant par dominer et le second ayant une certaine présence lors des moments d’effervescence sociale), que nous avions commencé à analyser avec Christophe Aguiton en 1999 (« Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux », revue Mouvements, n°3, mars-avril 1999 [3]) :
– le schéma « social-démocrate/léniniste » donnant une primauté à la forme parti, et dont la forme soft dans les années 1990 a été la thématique du « nécessaire débouché politique » des mouvements sociaux via l’intervention des partis politiques ;
– le schéma « anarcho-syndicaliste », associant originellement méfiance à l’égard des partis et unification de la stratégie émancipatrice autour de l’axe syndical révolutionnaire, prenant dans les années 1990 la forme soft de « l’autonomie du mouvement social » (ce qui en soi n’est pas un problème et constitue même un acquis de la période par rapport aux logiques antérieures de dépendance des mouvements sociaux vis-à-vis des partis), mais dans un unification mythologique des mouvements sociaux dans « le mouvement social » et une hostilité aux organisations politiques.
Dans les deux cas, on tend à avoir un schéma fixe de mise en cohérence des forces émancipatrices autour d’un axe principal. En-dehors des périodes de plus grand vivacité des luttes sociales, c’est le schéma du « nécessaire débouché politique » via l’action de partis sur la scène électorale qui a prédominé (le « débouché politique » non électoraliste porté par le LCR, puis le NPA ayant été marginalisé). Malgré les déceptions, ce schéma semble sans arrêt relancé dans les milieux militants, alors que dans les secteurs de sympathisants de gauche les moins engagés dans l’action la crédibilité de la forme parti chute. Plus récemment, un rapport fantasmé aux expériences grecques et espagnoles tend d’ailleurs à renforcer ce schéma : hier Syriza, aujourd’hui les scissionnistes de Syriza et Podemos…Bien sûr, ces schémas ne fonctionnent pas avec le dynamisme d’hier, et le carburant est souvent nostalgique. Dans les premiers échanges au sein d’Attac, on sent bien que vibre sous le terme « question stratégique » la nostalgie des schémas unifiés d’antan, mais sans y croire tout à fait…
4) Une première mesure d’hygiène intellectuelle en la matière consiste à secouer l’évidence des schémas unifiés. Et peut-être ensuite à prendre acte que la galaxie émancipatrice est nécessairement pluraliste, faite de tensions et de discordances (de temporalités, de logiques organisationnelles, d’histoires individuelles et collectives, etc.). Un résultat bénéfique du débat stratégique au sein d’Attac serait déjà la prise de distance avec ces schémas unifiés, et donc un rapport aux expériences présentes se défaisant de la nostalgie vis-à-vis d’eux. Pour sauver l’espérance émancipatrice du mouvement ouvrier et socialiste, il faut peut-être se débarrasser plus radicalement de certaines évidences du « vieil homme socialiste » et pour sauver les acquis émancipateurs soixante-huitards, il faut peut-être se débarrasser plus radicalement du « vieil homme soixante-huitard ». Et se coltiner l’irréductible pluralité de la galaxie émancipatrice, en tentant de consolider des espaces communs sans annihiler cette pluralité. Car on ne peut pas, non plus, se contenter de l’exaltation « post-moderne » de la pluralité en désertant le terrain de la construction des convergences. En ce sens, il s’agit à la fois de récuser les schémas stratégiques unifiés d’hier (et leurs succédanés contemporains) et la voie stratégique du « post-modernisme » entendue comme focalisation sur la multiplicité dans un risque d’émiettement infini. De ce point de vue, s’il était légitime pour Attac et des mouvements sociaux de soutenir le non au référendum grec ou s’il serait légitime d’appuyer telle ou telle politique publique, il apparaît erroné de soutenir Syriza, les scissionnistes de Syriza ou Podemos, ce qui nous ferait rentrer à nouveau d’une certaine façon dans le schéma social-démocrate/léniniste.
5) Ce qui contribue à nourrir la nostalgie des schémas unifiés, c’est aussi la prégnance du modèle de l’État-nation moderne sur le mouvement ouvrier et socialiste. Malgré les proclamations internationalistes, le mouvement ouvrier s’étant constitué principalement à l’intérieur des États-nations dans le mouvement de développement de ces États-nations, ils ont fortement imprégnés leur armature intellectuelle et organisationnelle. Dans le débat stratégique actuel, cette prégnance du modèle de l’État-nation se situe à deux niveaux : celui de l’espace de l’émancipation dans le rapport entre l’étatique, le national et l’international et celui de la fabrication même de la politique dans le rapport entre le multiple et l’un.
6) Premier niveau de la prégnance des États-nations : celui de l’espace de l’émancipation. Les forces principales du mouvement ouvrier et socialiste, au-delà de leurs discours internationalistes et des critiques marxistes de l’État, ont participé à fétichiser le cadre de l’État-nation comme cadre principal. Ce qui a conduit à une double fétichisation : étatiste et nationale. Ceux qui réactivent aujourd’hui, dans des tonalités aussi souvent nostalgiques, le cadre de l’État-nation comme « solution » dans le moment néolibéral du capitalisme, alors que la place des États-nations a reculé dans la fabrication de la politique, oublient d’abord les logiques oppressives aussi à l’œuvre dans les institutions étatiques : logiques bureaucratiques et technocratiques, oligarchisation représentative et intersections avec les logiques capitalistes, notamment. Et ceux qui, dans la même inspiration, confondent « souveraineté nationale » et « souveraineté populaire » en faisant de l’État-nation le cadre quasi « naturel » de la démocratie oublient que nous avons affaire non pas à des « démocraties » à proprement parler, mais à des régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques (voir « Nos prétendues « démocraties » en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site Grand Angle, 5 mai 2014 [4]), qui ont d’ailleurs fortement contribué à inscrire le néolibéralisme dans la réalité depuis la fin des années 1970.
7) Toujours dans ce premier niveau, à la fétichisation étatiste est associée une fétichisation du cadre national. Á l’illusion magique de « la révolution mondiale » (pour laquelle tous les peuples s’émanciperaient en même temps), que plus grand monde ne défend d’ailleurs, on répond par l’illusion magique de « la rupture avec le néolibéralisme dans un seul pays ». Or, cette illusion apparaît plus pernicieuse à un moment de montée (en France et en Europe) de nationalismes xénophobes, car c’est fournir un petit ruisseau de gauche au fleuve nationaliste en mouvement. Ce contexte rend donc l’illusion nationale, assez classique, beaucoup plus dangereuse (voir mon livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Textuel, 2014). C’est pourquoi, tant sur le plan de l’horizon émancipateur (« L’internationale sera le genre humain ») que des contraintes du contexte actuel, il apparaît doublement impératif d’associer à toute proposition alternative dans un cadre national un volet de solidarités internationales.
Dans cette perspective, la polarisation du débat au sein des gauches radicales n’aurait pas du se porter sur « maintien ou sortie de l’euro », mais sur « repli national » ou « alternatives locales et nationales associées à des solidarités internationales ». Par rapport à cela, la question de l’euro apparaissait davantage secondaire et tactique. Certes, Attac a eu raison de défendre comme plan A « une autre Europe », mais pas seulement, en risquant alors de laisser comme seul plan B « la sortie de l’euro associée à un repli national ». Le plan B alternatif aurait pu être de dessiner la perspective d’une zone de solidarités internationales renforcées pour des pays (situés sur l’ensemble de la planète et pas seulement en Europe) amorçant des décrochages vis-à-vis du néolibéralisme. Zone de solidarités internationales renforcées à envisager selon des modalités différentes sur le plan des mouvements sociaux et sur le plan des politiques publiques. Là aussi, il faudrait abandonner la voie des schémas unificateurs : l’espace des mouvements sociaux appuyant des décrochages vis-à-vis du néolibéralisme pourrait être nettement plus large que celui des politiques publiques menées par quelques nations, en obéissant à des logiques différentes, sans être dépendantes des logiques partisanes et étatiques.
Nous pourrions dès maintenant nous engager pragmatiquement dans une telle voie en participant avec d’autres associations et des syndicats à une grande campagne de jumelages (entre groupes locaux d’associations et/ou sections syndicales) « contre le néolibéralisme », associant des pays du Nord et du Sud, en inscrivant davantage l’internationalisme sur le terrain de l’action locale. Ce serait une façon de nouer, internationalement et par le bas, questions sociales, écologiques et démocratiques. Dans les gauches radicales françaises, on adore discourir sur des situations (sur la scène mondiale ou dans d’autres pays) sur lesquelles on a peu ou pas de prises, mais on est peu pragmatiques, au sens des efforts pratiques afin d’élargir nos prises sur le réel par des actions qui seraient plus immédiatement à notre portée.
Ces repères stratégiques vont en sens inverse de l’orientation stratégique esquissée par Jacques Sapir, c’est-à-dire de l’alliance entre des forces de gauche radicale, de droite et d’extrême droite dans le cadre d’une politique d’union nationale pour sortir de l’euro [5]. Et il apparaît particulièrement nauséabond historiquement de comparer, comme le fait Sapir, le Conseil National de la Résistance, en tant qu’alliance nationale contre le nazisme, avec un rassemblement incluant les « post-fascistes » du FN.
8) Le deuxième niveau de prégnance du modèle de l’État-nation sur le mouvement ouvrier et socialiste, avec des échos encore significatifs sur les gauches radicales, concerne la fabrication même de la politique, entendue comme production de l’Un à partir du Multiple. LeLéviathan de Thomas Hobbes (Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, 1e éd. :1651), une des premières constructions théoriques de l’État-nation moderne, se présente comme « la multitude ainsi unie en une seule personne ». C’est une des sources intellectuelles et institutionnelles de la prédominance traditionnelle du vocabulaire de « l’unité » et de « l’unification », voire de « la centralisation » dans la tradition politique française, à gauche. C’est un vocabulaire qui a donc bien été ajusté à la construction des États-nations modernes. Il y aurait ainsi un certain impensé étatiste dans ce vocabulaire tendant à aplatir la pluralité humaine comme la diversité des mouvements sociaux, courant dans les milieux militants critiques et radicaux. Aujourd’hui, cette fabrication unificatrice de la politique peut passer chez les intellectuels critiques par un certain revival de la notion d’« hégémonie » puisée chez Antonio Gramsci. Même les usages « post-marxistes » les plus hérétiques et les plus intéressants de la notion d’« hégémonie », comme celui d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe [6] qui constitue une des sources intellectuelles des dirigeants de Podemos [7], tendent à retomber dans les tuyaux unificateurs.
Dans son ouvrage inachevé Qu’est-ce que la politique ? (1950-1959), Hannah Arendt livre une piste suggestive quant à une autre façon de fabriquer la politique. Non pas en transformant le multiple en un, mais en faisant émerger du commun à partir de la pluralité sans pour autant l’écraser. Elle avance d’abord :
« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. »
Et elle précise :
« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. »
La politique consisterait donc à créer des espaces communs en partant de la pluralité humaine, sans annihiler cette pluralité au nom de l’Un. Cette perspective réorientée nous incite à ne pas faire du commun un espace unifié préalablement, qui s’imposerait par avance aux mouvements sociaux et aux individus, en laissant ouvertes les modalités de reconnaissance d’un commun déjà là, en tout cas au moins en germe, comme d’élaboration de nouveaux espaces communs à travers des pratiques résistantes et expérimentatrices. Ce qui suppose de ne pas esquiver les conflits et les tensions entre les mouvements et les individus. C’est ce que j’ai nommé dans une réflexion sur les rapports entre mouvements sociaux émancipateurs à partir du cas des Indigènes de la République une immanence à boussole [8]. C’est dans l’immanence des pratiques que se constitueraient les espaces communs, et non pas dans des schémas préétablis, unifiant par avance le réel dans un cadre à prétention transcendante, mais avec l’aide une boussole permettant de rechercher le commun, et non dans un émiettement infini de la pluralité des luttes.
9) Les gauches radicales françaises, au-delà de l’implication dans ce qui s’est dégradé dans une sorte de folklore antifasciste, ne me semblent pas avoir pris la mesure des processus en cours d’extrême droitisation idéologique et politique appuyant la montée électorale du « post-fascisme » incarné par le FN (voir Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, op. cit.). Après la période faste des gauches radicales (1995-2006), on a connu les brouillages sarkozystes (eux-mêmes alimentés par une série de déplacements idéologiques antérieurs), ayant boosté l’extrême droitisation entendue comme aimantation principale du champ politique et des débats idéologiques les plus publics par des repères néoconservateurs, qui depuis s’est renforcée. Les gauches radicales n’ont ainsi plus la main, mais font encore souvent comme si c’était le cas. Les thèmes de la gauche radicale ont été en partie piratés par l’extrême droite et le néoconservatisme xénophobe (Alain Soral, Eric Zemmour, etc.) : critique de la mondialisation néolibérale, du pouvoir des banques et des médias ou défense des services publics. Plus, la posture critique elle-même apparaît de plus en plus arraisonnée par ces forces sous la modalité du « politiquement incorrect » (qui, antérieurement, a été notamment travaillée dans les critiques manichéennes des médias populaires au sein des gauches radicales). La critique sociale a alors été déconnectée d’un horizon émancipateur, ce qui permet de la lier à des formes diverses de discriminations : racistes, sexistes et homophobes en particulier. Il y a un enjeu important pour les gauches radicales à prendre conscience de la situation et à effectuer un travail de reconnexion de la critique sociale avec ses appuis émancipateurs. Et, sur le plan stratégique, la boussole à reconstituer ne peut pas faire l’impasse sur la confrontation avec l’extrême droitisation, qui constitue une des données cardinales de la situation.
Se dessinent à travers cette esquisse, encore trop désordonnée et partielle, des repères stratégiques altermondialistes (et donc internationalistes), pragmatistes, libertaires et antifascistes. On trouve des éléments d’analyse allant dans un sens analogue chez un penseur britannique vivant au Mexique trop sous-estimé, John Holloway :
– Dans le volet critique quant à l’imprégnation étatiste du mouvement ouvrier et socialiste dans Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. mexicaine : 2002 ; trad. franç. Montréal/Paris, Lux/Syllepse, 2008) ; un peu discuté et surtout critiqué en France mais avec beaucoup de contresens à cause de l’importance de l’imaginaire de « la prise du pouvoir d’État » dans les gauches radicales françaises.
– Et surtout dans le volet reconstructeur de Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. américaine : 2010 ; trad. franç. Paris, Libertalia, 2012) avec « la stratégie de la brèche », là presque pas discutée en France (en-dehors du séminaire de recherche libertaire ETAPE [9]).
Je me suis efforcé pour ma part d’en développer certaines tonalités à la fois libertaires et pragmatistes dans un livre à paraître fin septembre 2015 : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (éditions du Monde libertaire).
Philippe Corcuff
Membre du Conseil Scientifique d’Attac France et du comité local Attac Nîmes