Aujourd’hui, 95 % de la viande de porc consommée en France vient, non pas de fermes, mais de grandes structures industrielles qui sont en crise, comme vient de le montrer le conflit des éleveurs. Jocelyne Porcher, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), analyse cette nouvelle donne. Elle est l’auteure de plusieurs livres sur l’élevage : Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle (La Découverte, 2011), Cochons d’or. L’industrie porcine en questions (Quae, 2010), Une vie de cochon (La Découverte, 2008, avec Christine Tribondeau).
Anne Chemin – Les grandes porcheries industrielles qui ont rationalisé la production du cochon ont aujourd’hui pris le pas sur l’élevage dit « traditionnel ». Comment cette mutation s’est-elle opérée ?
Jocelyne Porcher – Aujourd’hui, en France et dans la plupart des pays européens, ce qui domine, ce n’est plus l’élevage à proprement parler mais un système industriel qui organise la production animale. Le processus a commencé au milieu du XIXe siècle, avec la naissance de la zootechnie, cette discipline qui fait appel à la biologie, à l’économie et à l’art vétérinaire afin d’augmenter les rendements. A l’époque, elle définit un corpus conceptuel qui permet aux scientifiques et aux industriels de s’approprier légitimement les ressources que représentent la nature et les animaux : elle intègre l’élevage dans le processus d’industrialisation de la société. « C’est la première fois qu’il est question, à l’égard du bétail, des profits que son exploitation peut donner », écrit à l’époque le vétérinaire André Sanson (1826-1902), professeur à l’Institut national agronomique de Paris.
Davantage qu’un corpus scientifique, la zootechnie diffuse de fait un corpus idéologique qui constitue une véritable rupture épistémologique dans les rapports entre les hommes et les animaux. Pour Emile Baudement (1816-1863), qui occupe la première chaire de zootechnie de l’Institut national agronomique de Versailles de 1849 à 1862, les animaux ne sont plus des êtres vivants mais des « machines au même titre que les locomotives de nos chemins de fer, les appareils de nos usines où l’on distille, où l’on fabrique du sucre, de la fécule, où l’on tisse, où l’on moud, où l’on transforme une matière quelconque ».
Quelles conséquences ce mouvement a-t-il sur l’élevage ?
La zootechnie bouleverse complètement le système de pensée des paysans. Au nom de la science, elle modifie le statut des animaux et insiste sur le fait que l’affectivité, les traditions, les relations avec les bêtes entrent en contradiction avec les principes de rentabilité et de profit. Cette conception traverse la première moitié du XXe siècle et s’amplifie, après la seconde guerre mondiale, avec le mouvement des « modernisateurs » qui, eux aussi, ont une foi inébranlable dans le progrès scientifique.
A quoi les grandes porcheries industrielles d’aujourd’hui ressemblent-elles ?
Alors que les pratiques d’élevage varient beaucoup d’un pays à l’autre, le système de production industriel est identique dans tous les pays développés : en France, en Italie, au Québec, en Chine ou en Roumanie, il s’agit de sites comprenant de grands bâtiments avec 500, 1 000, 3 000, 5 000 truies ou bien davantage, où l’on retrouve quasiment les mêmes types génétiques de truies et de porcelets. Pour augmenter les profits, la concentration est extrême : les truies sont encagées, les porcs entassés. Les animaux ne sortent jamais de leur box obscur. Ils vivent non pas dans la paille – il faudrait la changer, ce qui supposerait une perte de temps, et donc de rentabilité – mais sur des caillebotis inconfortables en béton qui laissent passer leurs déjections dans la fosse à lisier.
Quels sont les principes qui gouvernent ce système de production ?
Ce qui compte, dans ce système de production, c’est d’augmenter la marge par kilo produit. Les truies sont donc sommées de produire le plus vite possible le plus de porcelets possibles. Grâce à la génétique, mais aussi grâce au raccourcissement des cycles de production, par exemple des délais entre le sevrage et la réinsémination, les truies, qui avaient en moyenne 16 porcelets par an en 1970, en ont aujourd’hui 31. La moyenne est de 15 à 18 porcelets par portée, mais j’ai vu, dans certaines exploitations, des portées de 20, voire 25 porcelets, alors qu’elles n’ont que 14 ou 16 tétines : il faut donc confier les porcelets à d’autres truies et tuer les plus chétifs. Jusqu’à récemment, les salariés appliquaient la « cloisonthérapie » : ils balançaient les porcelets contre les murs.
Aujourd’hui, les exploitations sont tellement grandes et le nombre d’animaux improductifs ou malades tellement élevé que la filière porcine industrielle a développé des outils d’abattage in situ : des équipements pour électrocuter les porcs et des boîtes pour gazer les porcelets au CO2, ainsi que des outils d’électrocution pour les truies qui ne sont plus assez productives, car elles ont des problèmes d’aplomb, par exemple – elles ne sont pas acceptées par l’abattoir.
Comment les salariés vivent-ils cette manière de traiter les animaux ?
Ce système mortifère efface l’existence même des animaux. Les animaux improductifs, les « non-valeurs », comme disent les techniciens, sont des productions imparfaites qu’il faut jeter, comme on met au rebut les pièces mal usinées d’un site d’assemblage d’automobiles. Les hommes et les femmes, notamment les salariés, qui travaillent dans ces exploitations ont, pour beaucoup, conscience que ce travail est contraire à leur morale, leur éthique personnelle : ils vivent, du matin au soir, une extrême violence contre les animaux. Ce ne sont pas des coups, ce n’est pas une violence ouverte comme c’était encore le cas il y a une quinzaine d’années, c’est une violence policée, caractérisée par une organisation du travail sans pitié. En tant que sociologue, j’ai mené des entretiens avec des salariés qui se sont terminés dans les larmes.
Pour mettre au jour, comprendre et analyser cette souffrance, je me suis appuyée sur la théorie de la psychodynamique du travail développée par le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours et son équipe. Chacun construit, bien sûr, des défenses contre la souffrance au travail, mais ces défenses ont l’immense inconvénient d’arrêter la pensée. Le sens du travail, la relation aux animaux, tout ce qui est du ressort de la vie, tout ce qui est de l’ordre de la subjectivité, de l’intersubjectivité, de l’affectivité, est gommé au profit d’un rapport uniquement technique, instrumental au travail.
Quelles sont les pratiques de l’élevage traditionnel ?
Né au néolithique, l’élevage est un rapport de travail avec les animaux qui a créé, entre les hommes et les bêtes, des relations affectives articulées autour du travail. Il ne s’agit pas de s’approprier les moutons pour prendre leur laine, les vaches pour prendre leur lait, les chevaux pour en faire des montures : il s’agit de vivre ensemble, de produire ensemble et d’en tirer un bénéfice commun. Il faut donc construire dans la durée un lien autour du triptyque défini par l’anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don [1923-1924] : donner, recevoir, rendre.
Les éleveurs travaillent avec les animaux mais ils savent qu’au bout de ce travail, à plus ou moins long terme, ils vont les tuer. La mort des animaux est l’aboutissement du travail bien qu’elle n’en soit aucunement le but. Ils ont donc une dette envers eux et cette dette, ils s’en acquittent en leur offrant une bonne existence : c’est la moindre des choses puisqu’ils vont leur prendre la chose la plus précieuse qui soit, c’est-à-dire leur vie.
Les éleveurs ont pleinement conscience de cette terrible dette morale : quand je faisais mes enquêtes, beaucoup me disaient que les êtres humains, dans les pays industrialisés, n’étaient pas à la hauteur des animaux. Quelle exigence dans le travail, en effet, pour parvenir à être à la hauteur d’un animal qui vous offre sa vie ! L’élevage a une dimension éthique très importante : après l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima, certains éleveurs ont mis leur santé et même leur vie en danger pour nourrir leurs animaux dans les zones contaminées.
Cette dette envers l’animal et le troupeau crée un lien entre l’éleveur et les bêtes : si on rompt le cycle du don et de la dette, on rompt le lien. C’est cela qui est tragique dans le système industriel : comme il nie l’existence des animaux, il nie toute forme de don et de dette. Il use et abuse des animaux sans rien leur offrir en contrepartie.
Vous êtes très critique envers les végétariens, mais aussi les « vegans », ces gens qui ne consomment aucun produit venant du monde animal – la viande, le cuir, les œufs, la fourrure ou la laine. Pourquoi ?
Les végétariens critiquent l’alimentation carnée mais ils dépendent de l’élevage : pour qu’ils puissent consommer des œufs, du lait ou des fromages, il faut bien que d’autres mangent la viande qu’ils ne mangent pas… Les vegans, eux, affirment s’opposer à l’exploitation des animaux mais ils passent à côté de ce système de dette et de don : ils se débarrassent du débat moral en « libérant » les animaux, c’est-à-dire en annulant purement et simplement notre dette, et donc en abolissant du même coup toute relation avec les animaux domestiques. Il vaut mieux, au contraire, rembourser la dette que nous avons envers les animaux en perpétuant ce rapport de don qui caractérise l’élevage et les relations de domestication.
Face à l’industrialisation de l’élevage, que préconisez-vous ?
Je ne souhaite pas du tout qu’on revienne à l’élevage d’antan. Ma proposition est que l’on réinvente, collectivement, un élevage respectueux de cette relation de don et de dette entre les hommes et les animaux. Ce sera difficile : l’arrivée des biotechnologies, de la robotique, des multinationales et des fonds d’investissement dans les problématiques alimentaires crée évidemment un rapport de force très défavorable. Les start-up qui proposent des alternatives à l’alimentation carnée – la viande in vitro ou le poulet sans poulet – visent à rendre l’élevage obsolète et à prendre directement en main la production alimentaire.
C’est un point de rupture anthropologique dont on ne mesure pas encore les conséquences. On a remplacé jadis la force de travail des animaux par des machines et l’on se prépare aujourd’hui à supprimer les produits animaux grâce aux biotechnologies : cette évolution signerait la fin de nos relations de travail avec les animaux – et donc la fin d’un compagnonnage multimillénaire.
Propos recueillis par Anne Chemin