Depuis 2012, CRISPR-Cas9 se répand comme une traînée de poudre dans les laboratoires de biologie, les revues scientifiques, les offices de brevets. CRISPR-Cas9 est partout, sur toutes les lèvres. Pour la plus grande part d’entre nous, ce n’est qu’un acronyme obscur, mais pour un nombre croissant de scientifiques, CRISPR-Cas9 est la clé ouvrant la voie vers d’inimaginables eldorados. Et peut-être aussi vers des périls tout aussi grands.
De quoi s’agit-il ? CRISPR-Cas9 n’est pas une molécule, c’est une nouvelle technique, révolutionnaire, de génie génétique. Elle permet d’apporter des modifications précises et ciblées à un génome, et ce bien plus rapidement et simplement que les méthodes utilisées jusqu’à présent. Pour mesurer la révolution en cours, il faut se figurer les biologistes en bûcherons disposant de simples haches, et se trouvant tout à coup munis de tronçonneuses dernier cri…
Les espoirs, immenses, concernent d’abord la santé et la recherche biomédicale. Très rapidement, CRISPR-Cas9 a permis des avancées spectaculaires – pour l’heure sur des animaux. Récemment, des chercheurs sont parvenus, grâce à cette technique, à guérir des souris adultes touchées par une maladie génétique du foie, en corrigeant le gène défaillant.
Potentialités vertigineuses
Depuis quelques mois, les perspectives environnementales ouvertes par cette méthode sont au cœur des préoccupations. La science avance vite. « L’an dernier, des chercheurs et des experts exprimaient leurs inquiétudes sur les moyens – alors hypothétiques – d’utiliser les techniques de pointe en génie génétique pour transformer rapidement des populations entières de plantes ou d’animaux, résumait cet été la revue Nature. Ils mettaient en garde sur le fait qu’une telle perspective pourrait conduire à des conséquences écologiques non anticipées. » Ces oiseaux de mauvais augure avaient à l’époque été fort critiqués : pourquoi sonner l’alarme sur quelque chose qui n’existait pas ? Un an plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, une telle éventualité existe.
De fait, au printemps 2015, des chercheurs américains sont parvenus à utiliser CRISPR-Cas9 pour introduire chez des drosophiles des modifications susceptibles de se répandre très vite dans une population. Relâchés dans la nature, ces quelques individus ainsi modifiés verraient toute leur descendance être en effet porteuse de ces altérations : les lois de la statistique et de la combinatoire étant ce qu’elles sont, ces traits artificiellement apportés à quelques individus pourraient se généraliser, en quelques années, à l’ensemble de leur espèce.
Là encore, les potentialités sont vertigineuses. L’exemple souvent cité est celui des moustiques vecteurs de maladies comme le paludisme. En mettant en circulation des individus modifiés pour pouvoir se débarrasser du protozoaire responsable de la maladie, et en attendant quelques années que ce trait se généralise, il deviendrait envisageable d’éradiquer totalement un mal qui tue plus de 600 000 personnes chaque année. Une kyrielle d’autres pathologies très désagréables, vectorisées par des insectes, pourraient être aussi vaincues de la sorte : maladie du sommeil, fièvre jaune, maladie de Lyme, dengue…
Mais une fois cette boîte de Pandore ouverte, où s’arrêterait la course à l’« édition » de la nature ? Il ne s’agirait plus – comme c’est le cas depuis le néolithique – de modifier les espèces animales ou végétales qui nous sont inféodées et qui nous nourrissent, mais d’influer de manière irréversible sur le reste du vivant.
Cadre réglementaire ad hoc
D’autres perspectives surgissent en effet. Pourquoi, suggèrent déjà certains, ne pas utiliser ces nouvelles techniques pour éradiquer localement les espèces invasives, en y introduisant des gènes délétères ? Débarrasser l’Europe du frelon asiatique, par exemple, ou soulager les lacs américains de la carpe chinoise et de la moule zébrée… Les exemples ne manquent pas.
« La question n’est plus de savoir si nous pouvons contrôler des espèces invasives en utilisant le génie génétique, mais si nous devons, ou non, le faire », écrivent Bruce Webber et Owain Edwards (Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation, Australie) dans une tribune publiée le 25 août dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences. « Pour la première fois, nous avons un instrument suffisamment puissant pour éliminer de manière permanente une espèce-cible de la surface de la Terre », préviennent les deux spécialistes de biosécurité, pour qui les risques en jeu – énormes – exigent la mise en place rapide d’un cadre réglementaire ad hoc.
La tentation d’éditer la nature pourrait aussi faire son chemin au sein de communautés scientifiques où on ne l’attend pas. Les écologues et les conservationnistes, par exemple, redoutent une érosion de 30 % environ de la biodiversité d’ici à la fin du siècle, en raison du réchauffement. A bref ou moyen terme, la tentation pourrait être forte d’utiliser CRISPR-Cas9 pour « aider » certaines espèces à s’adapter. Modifier le plancton pour qu’il tolère des eaux rendues plus chaudes et plus acides par nos émissions de dioxyde de carbone, donner à certains végétaux les armes pour faire face à l’avancée de nouveaux pathogènes, introduire artificiellement de la diversité génétique au sein d’espèces trop dépeuplées pour devenir prospères à nouveau…
Le transhumanisme aura un jour son pendant environnemental. Au lieu d’éviter le saccage du monde naturel, il professera au contraire de poursuivre jusqu’au bout le travail d’anthropisation engagé, pour sauver ce qui peut l’être grâce au génie génétique, mais aussi à d’autres techniques, comme la géo-ingénierie. A côté de ce débat qui s’annonce, celui que nous avons depuis vingt ans sur les cultures transgéniques fera figure de causerie gentillette au coin du feu.
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde