Un millier de Tunisiens ont manifesté samedi contre un projet de loi controversé d’amnistie des délits de corruption.
Barbe poivre-et-sel, short et sandales, Sioud Salen est en colère. « Ils ont volé le pays pendant vingt-ans, on ne peut pas les blanchir comme cela ». Autour de lui, drapeaux rouges et couleurs tunisiennes mêlés, l’avenue Bourguiba a renoué avec sa tradition de forum militant.
Samedi 12 septembre à Tunis, le rassemblement contre le projet de loi sur la « réconciliation économique », une initiative présidentielle visant à amnistier (sous conditions) toute personne impliquée dans des affaires de corruption sous l’ancien régime de Zine El Abidine Ben Ali, n’a pas rassemblé la foule des grands jours. Entre mille et mille cinq cent protestataires, fragmentés de surcroît en cortèges séparés (extrême-gauche, coalition de mouvements citoyens, partis d’opposition modérés) : on est loin d’un soulèvement de la rue.
Mais dans le contexte de l’état d’urgence décrété début juillet dans la foulée de l’attentat de Sousse (38 morts), et alors que la manifestation était formellement interdite, cette première mobilisation contre le projet de loi témoigne d’une controverse qui s’aigrit de jour en jour : « Nous ne sommes pas contre la réconciliation dans les affaires de corruption, explique Mohamed Soussi, professeur d’université, présent dans le cortège sous la bannière du Front Populaire (gauche). Mais cela doit se faire dans la transparence et sur des bases claires, pas sous la forme d’arrangements sous la table. Il faut tirer les leçons du passé. Sinon, à quoi bon la révolution, à quoi bon les martyrs ? ».
Regarder vers l’avenir plus que vers le passé
Un millier de Tunisiens ont manifesté samedi dans le calme contre un projet de loi controversé d’amnistie des délits de corruption, malgré l’interdiction des autorités de tout rassemblement en raison de l’état d’urgence.
L’affaire remonte au 20 mars, jour de la fête de l’indépendance. Ce jour-là, le président Beji Caïd Essebsi appelle à la « réconciliation nationale ». Son idée est de lever les hypothèques judiciaires pesant sur nombre hommes d’affaire liés à l’ancien régime afin de restaurer un climat favorable à l’investissement et donc de relancer une économie atone.
Dans un entretien accordé au Monde le 3 avril, le président Essebsi précisait en son intention en ces termes :
« Dans l’intérêt de la Tunisie, pour qu’elle se sorte du bourbier dans lequel elle est impliquée depuis quatre-cinq ans, il faut bien quand même regarder l’avenir beaucoup plus que le passé »
Regarder vers l’avenir plus que vers le passé, cela signifie à ses yeux accélérer les procédures contentieuses visant hommes d’affaires et fonctionnaires soupçonnés de corruption et détournements de fonds sous l’ancien régime de Ben Ali.
Or ces dossiers relèvent techniquement de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), l’organisme créé par une loi organique fin 2013 pour mener à bien la « justice transitionnelle », l’un des acquis de la révolution de 2011. Au palais de Carthage — siège de la présidence — , on n’a jamais caché son scepticisme à l’égard de l’IVD dont la lenteur des travaux et le biais partisan (prétendument favorable au parti islamiste Ennahda au pouvoir entre fin 2011 et début 2014) suscitent agacements.
« Une horreur constitutionnelle »
Ainsi l’adoption d’une loi traitant spécifiquement des dossiers de corruption permettrait-elle de contourner l’IVD et hâter ainsi le règlement judiciaire des contentieux. Le projet déposé en juillet devant le Parlement propose de lever les poursuites contre toute personne - fonctionnaire ou homme d’affaires - ayant bénéficié en espèces ou en nature (lots immobiliers) de malversations financières sous réserve qu’elle rembourse à l’Etat le montant du préjudice estimé.
Depuis l’été, la polémique se déchaîne en Tunisie sur ce projet de loi. « Ce texte est une horreur constitutionnelle, dénonce Ahmed Souab, avocat et ancien membre de la commission de confiscation (créée pour récupérer au profit de l’Etat les biens mal acquis sous le régime de Ben Ali). Il s’agit clairement d’un blanchiment de la corruption ».
M. Souab critique notamment une procédure qui affranchira le traitement des dossiers d’« un contrôle juridictionnel » pour le réserver à une commission à dominante administrative. Les opposants au texte pointent les connivences entre le parti du président, Nidaa Tounes, et certains hommes d’affaires ayant prospéré sous l’ancien régime, une connexion qui expliquerait selon eux ce subit enthousiasme pour la « réconciliation économique ».
« Trahir la révolution »
Dans le camp d’en face, on nie toute offense aux principes. « Il n’y a pas de blanchiment car l’annulation des procédures au profit de la personne poursuivie se fait en contrepartie du remboursement à l’Etat du préjudice financier estimé », explique Lotfi Dammak, conseiller juridique à la présidence.
Quoi qu’il en soit, la controverse enfièvre la rentrée politique tunisienne. Politiquement, le gouvernement a les moyens parlementaires de faire adopter le texte par l’Assemblée : les suffrages des députés de Nidaa Tounes (le parti du président Essebsi) ajoutés à ceux du parti islamiste Ennahda (rallié à la coalition gouvernementale) le permettraient sans difficulté. Mais la montée de la contestation au sein d’une société civile en plein réveil pourrait faire bouger les lignes.
En attendant, les manifestants de samedi sur l’avenue Bourguiba n’ont pas épargné la tandem Nidaa Tounes - Ennahdha, anciens rivaux aujourd’hui réconciliés au pouvoir, accusant les deux formations de « trahir la révolution ».
Frédéric Bobin
Tunis, correspondant