Sur l’île grecque de Lesbos, 86 000 habitants et 20 000 réfugiés
Impossible de pousser les murs. Une île est un territoire fermé aux ressources et aux capacités d’accueil limitées. Ces dernières semaines, des dizaines de milliers de réfugiés syriens, afghans ou érythréens ont débarqué à Lesbos, à quelques encablures seulement de la Turquie, et la situation devient explosive.
Qu’ils arrivent au nord ou au sud de l’île, il leur faut rejoindre après plusieurs heures de marche sous un soleil de plomb le port principal – la ville de Mytilène – où ils doivent se faire identifier et enregistrer par la police avant d’espérer pouvoir rejoindre le continent. Un processus qui, devant le flux, prend désormais des jours et des jours.
Et c’est là, dans cette ville de 86 000 habitants où s’entassent désormais près de 20 000 réfugiés, que se concentrent tous les problèmes d’un petit territoire confronté à une situation qui le dépasse largement. Plus de place dans les camps, plus de place dans les jardins publics, pas de toilettes, pas de douches, pas de poubelles… Seul l’élan instinctif de solidarité de nombreux habitants permet aujourd’hui à des familles entières de survivre, à l’abri de tentes de fortunes dressées en plein cœur de la ville.
Exaspération
Depuis le 4 septembre, chaque soir, au moment où se profile à l’horizon le ferry pour le Pirée, la même scène, brutale, se répète. Dans un mouvement de foule impressionnant, des milliers d’hommes et de femmes tenant leurs enfants à bout de bras tentent de briser le cordon policier pour embarquer coûte que coûte. Tous veulent quitter l’enfer de Lesbos et continuer leur route vers le nord de l’Europe.
Et la violence éclate. Celle de la police qui tente de contenir à coups de matraques ou de gaz lacrymogènes cette irrépressible vague. Celle des réfugiés entre eux qui s’affrontent pour une place dans le ferry. Et puis celle, plus récente, de certains habitants. En début de semaine, des jeunes ont lancé un cocktail Molotov sur la tente d’une famille syrienne avec enfants. Pas de victime heureusement, mais le premier signe d’une exaspération qui ne peut qu’aller en grandissant si l’Europe ne se mobilise pas rapidement pour venir en aide à Lesbos.
Le gouvernement grec tente bien de réagir. Mardi 8 septembre, trois gros navires ont été déroutés de leurs lignes habituelles pour évacuer plus de 6 000 réfugiés vers le continent. Et cet effort devrait se répéter quotidiennement jusqu’à la fin de la semaine, a promis le ministre chargé des questions migratoires, Yannis Mouzalas, qui reconnaît lui-même que Lesbos est « au bord de l’explosion » et en appelle à la solidarité européenne.
Le président de la République, Prokopis Pavlopoulos, a invité mardi le président du Conseil européen, Donald Tusk, à venir constater la situation et a demandé la tenue d’un sommet européen exceptionnel alors que le commissaire à la migration, Dimitris Avramopoulos, annonçait le transfert immédiat de fonds européens pour aider la Grèce.
Adéa Guillot (Athènes, correspondance)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 09.09.2015 à 11h00 • Mis à jour le 10.09.2015 à 08h20 :
http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/09/09/lesbos-craque-sous-l-afflux-de-refugies_4749910_3214.html
Lesbos, l’île au bord du naufrage
Paquet de cigarettes et tube d’aspirine à portée de main, Spiros Galinos gère l’urgence. Derrière les doubles rideaux de son bureau, le maire de Lesbos devine les groupes de migrants écrasés par la fatigue et le soleil, allongés sur son port, au cœur de sa ville de Mytilène. Les touristes de cette île grecque située à 13 kilomètres des côtes turques ont cédé les bancs de bois à plus fatigués qu’eux. Les prises électriques, hier réservées aux yachts en escale, accueillent désormais des portables en charge pour appeler un frère en Syrie ou une mère en Afghanistan. La Mytilène des cartes postales laisse place à la Grèce des migrants.
L’édile de la troisième plus grosse île grecque a beau retourner son équation en tous sens, elle reste impossible. « Comment accueillir dignement les 600, 700, voire 900 migrants, qui arrivent tous les jours, alors que mon île vit la même crise que le reste du pays ? », s’interroge ce membre des Grecs indépendants, un parti de droite anti-austérité. Il aimerait pourtant offrir un minimum aux familles qui débarquent là avec de jeunes enfants, voire des bébés, et en même temps soustraire ces incarnations vivantes du malheur à la vue des touristes. Sur cette terre éloignée d’Athènes, le tourisme a attendu les années 1980 pour se développer et tente la carte du haut de gamme.
Grappes humaines en exode
Déjà tendue au printemps, la situation s’est considérablement aggravée en mai. Chaque nuit, des centaines de migrants s’échouent sur les plages au nord de l’île. Abandonnant leur canot de fortune, jetant à la va-vite leurs gilets de sauvetage, ils oublient leur nuit blanche pour prendre dès l’aube le chemin de Mytilène, à douze heures de marche. Ces grappes humaines qui descendent vers le sud transforment les routes touristiques en chemin d’exode sur lequel la soif et la faim sont au rendez-vous. Une première épreuve qui n’est qu’un avant-goût de ce que leur réserve l’île aux maisons blanches. A la veille du départ pour Athènes, tout l’enthousiasme de l’arrivée s’est souvent envolé.
« Je suis déjà un déçu de l’Europe, se désole Vahab Mahdavi, un Afghan de 25 ans venu avec son frère Ali, 16 ans. Si j’avais le choix, je ne resterais même pas. » A 6 heures du matin, jeudi 28 mai,tous deux ont foulé le sol grec après trois semaines de voyage depuis le sud de l’Iran où ils résidaient avec leurs parents. Un immense soulagement a envahi la quarantaine de passagers de leur barque à l’approche de la côte. « Les femmes pleuraient, les hommes priaient depuis la moitié du parcours, au moment où la barque a commencé à prendre l’eau, et où on a dû jeter tous les sacs », explique Vahab, découvrant d’un coup un univers d’égoïsme. « Je me rends compte que nos vies de migrants ne valent pas cher », conclut le jeune homme, s’en voulant surtout d’avoir « cru le passeur quand il a expliqué qu’il surveillait les traversées derrière ses jumelles ».
500 laissez-passer par jour
La famille de Vahab Mahdavi a emprunté 2 800 euros pour que les deux frères soient pris en charge d’Istanbul à Lesbos. Pour cette somme, ils ont d’abord voyagé quatorze heures à quarante dans une camionnette, puis quelques heures dans leur embarcation de fortune. Vahab Mahdavi pensait naïvement la traversée sûre « puisque l’argent n’était débloqué pour le passeur que si j’arrivais vivant à Lesbos ».
Au petit matin, jeudi, Ali et Vahab Mahdavi ont débarqué sur le port de Mytilène, après avoir traversé l’île dans la voiture d’un Grec pour 5 euros chacun. Des milliers d’années après Télémaque, ils ont humé l’air de ce port antique. Comme eux, le fils d’Ulysse avait connu l’exil dans l’île aux 11 millions d’oliviers, mais le migrant moderne est pressé de reprendre la mer, pour trouver au plus vite un pays d’accueil. Qu’ils soient syriens ou afghans, la quasi-totalité des exilés veulent s’installer en Allemagne, « en meilleure santé économique que ses voisins », rappelle un Syrien longtemps directeur marketing en Arabie saoudite.
Or, comme toutes les îles grecques, Lesbos se referme comme un piège. « Pour quitter l’île, il faut le laissez-passer », rappelle Costas Papazaglo, le chef de la police, installé sous son parasol à l’entrée d’un des blocs préfabriqués du camp de Moria. Et ce sésame ne s’obtient qu’après un véritable parcours du combattant et un séjour dans ce qu’ailleurs on appellerait une prison. « Lorsqu’il arrive au port, l’étranger s’enregistre auprès des autorités maritimes. Ensuite, il sera conduit en bus dans un camp de transit. De là, après un jour ou deux, il est transféré vers notre camp de premier accueil, ici à Moria. Ses empreintes prises, le fichier Eurodac vérifié, il obtiendra son laissez-passer avec photo et pourra prendre le ferry pour Athènes, après que les équipes de Frontex auront défini de façon certaine sa nationalité », détaille le policier.
« On n’est pas un supermarché »
Pour éviter que le nombre de migrants ne gonfle au point de submerger l’île et de l’entraîner vers le naufrage, Costas Papazaglo délivre ses laissez-passer à la chaîne. « Il faudrait qu’on en libère plus de 500 par jour mais on a du mal à franchir le seuil des 400 », regrette le policier, qui ne dispose que de huit officiers avec lui. C’est la raison pour laquelle le maire a créé des camps d’attente, pour éloigner les étrangers du cœur de la ville.
Spiros Galinos a conscience que la police fait le maximum pour appliquer les directives européennes de fichage des arrivants, « alors que l’Europe, en retour, ne fait pas grand-chose pour aider le pays à continuer à contrôler la situation ». « Ce problème est le vôtre », insiste Costas Paparakis, le très chic barman du Blue Sea, l’hôtel trois étoiles du port, signifiant par là que les exilés ne sont que de passage sur ces terres millénaires. Les autochtones citent volontiers l’Italie qui ne s’embarrasse pas toujours de la corvée des empreintes et laisse filer les migrants vers l’Europe du Nord sans enregistrement.
En attendant, Vahab Mahdavi, qui a passé deux nuits à Moria, camp payé par l’Union européenne, estime que « ça a été le moment le plus difficile de son voyage ». Plus éprouvant que le passage de la frontière irano-turque, où il a pourtant dû rester trois heures caché dans un fossé. « Le camp de transit se résume à un alignement de tentes d’urgence posées dans un champ bourré de serpents. On est loin de tout, avec trop peu à manger. Tout le monde a hâte d’aller à Moria, qui est une prison ! Mais quand on est à l’intérieur, on rêve d’en sortir », ajoute-t-il. « Ce n’est pas un lieu humain. On nous entasse à vingt dans des baraquements vides en tôle où on dort à même le sol, sans matelas ni couverture », regrette-t-il.
Mineurs isolés
A cette saison, les nuits encore très froides sont déjà suivies de journées caniculaires, dans cet ancien camp militaire caché dans la montagne à une dizaine de kilomètres du port. En France, cela s’appellerait un camp de rétention. Chaque fois que Vahab Mahdavi a demandé une couverture ou un savon, il s’est entendu répondre : « On n’est pas un supermarché, mais un bureau de police. »
Face à cette situation, l’équipe des huit humanitaires de Médecins du monde Grèce, présente aux côtés de deux représentantes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et d’une association de traducteurs, se démène. Avec une limite : « Notre mission est calibrée pour venir en aide à 200 migrants », précise son coordinateur, George Backas. Impossible de connaître le nombre exact d’étrangers retenus à Moria. Selon le maire, ils seraient 1 000, selon Médecins du monde 900, selon la police 650… Seule certitude, le camp est calibré pour… 500 personnes.
Mardi 2 juin, Dimitri Patestos, un Médecin du monde, reçoit en urgence un jeune homme inconscient. Un deuxième suit, le visage tuméfié. Ces bagarres, nombreuses en raison de la promiscuité, perturbent régulièrement la liste des examens médicaux prévue tôt le matin par l’équipe. « Ici, on voit de 80 à 100 personnes chaque jour en consultation. Les femmes enceintes, les enfants en bas âge, les malades chroniques d’abord », rappelle Dimitri Patestos. Anna Panou, la psychologue, prend plus particulièrement en charge les mineurs isolés.
« Ils ont parfois moins de 10 ans et ont voyagé seuls. Nous devons leur offrir une protection mais d’abord les détecter au sein du groupe, dit-elle, car parfois ils disent être avec un adulte qu’ils viennent de rencontrer. Et même s’ils semblent sous leur aile, cela peut mal tourner. » La jeune femme a récemment pris en charge un enfant de 6 ans envoyé en éclaireur en Europe de l’Ouest.
Des conditions de rétention déplorables
Moria ressemble à un Ellis Island version XXIe siècle. Un lieu où l’on trie. En Grèce, les Syriens bénéficient de six mois de séjour, les autres d’un mois. A Lesbos, ces autres exilés sont afghans, beaucoup plus rarement pakistanais et dans quelques cas africains. Face aux dangers du passage par la Libye, quelques Erythréens ou Soudanais dévient désormais de leur route. D’autant qu’il est beaucoup moins onéreux de traverser la Grèce que l’Italie. Selon Frontex, les entrées par cette porte de l’Europe ont connu ce printemps un bond sans pareil par rapport à 2014. A Lesbos, les entrées sont passées de 742 personnes, pour les quatre premiers mois de l’année, à 5 184 pour la même période en 2015. Syriza, le parti de la gauche radicale au pouvoir depuis janvier, a promis de fermer le camp d’Amygdaleza, près d’Athènes, aux conditions de rétention déplorables.
A la sortie de Moria, les migrants sont déposés en bus sur le port, avec leur laissez-passer. En centre-ville, en attendant le ferry quotidien de 19 h 30 pour Athènes, quelques-uns trouvent assez de ressource pour alléger leur âme en peine d’un peu de légèreté touristique. Au Delicious Corner, sandwicherie la moins chère du port, ils ont pris la place des routards désargentés. « Ce sont des clients un peu différents des autres, mais ils consomment », note la jeune serveuse du café Hacienda, en essayant de faire comprendre dans un anglais approximatif à deux jeunes Afghans qu’il existe plusieurs types de café. « C’est le dari ou l’arabe que j’aurais dû apprendre pour travailler ici ! »
A la terrasse du Blue Sea, Papageorgiu Panagiotis, le patron, ressent un triple désespoir : « C’est terrible pour ces gens qui fuient la guerre ; terrible pour les touristes qui viennent chez moi se reposer et pas pour être confrontés à cette misère ; et puis, très mauvais pour mes affaires. » Son voisin Babbis Vourmouxouzis, réceptionniste à l’hôtel Orphéas, a, lui, fait une journée de garde à vue et a été jugé en 2013 pour avoir donné une chambre à une famille munie de faux papiers. Depuis, la législation a changé.
Pour l’heure, le personnel de la Blue Star Ferries, très élégant, accueille les passagers d’un aimable et commercial « Bienvenue à bord ». Mais, dans ce luxueux bâtiment, il plane comme un parfum d’apartheid. Un index autoritaire oriente vers les escaliers et le pont supérieur les groupes de Syriens et d’Afghans. Comme un avant-goût de ce qu’ils trouveront ailleurs, quand ils poseront leur maigre valise.
Maryline Baumard (Mytilène (Grèce), envoyée spéciale)
Journaliste
* LE MONDE | 17.06.2015 à 13h59 • Mis à jour le 17.06.2015 à 16h19 :
http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/06/17/lesbos-l-ile-au-bord-du-naufrage_4656105_3214.html