Echauffourées, coups bas, manifestations, pétitions, motions de censure… l’adoption par la Diète des lois controversées sur la sécurité nationale clôt des mois de débats tendus. La Chambre haute les a votées à 2 h 18 du matin, heure locale, samedi 19 septembre. La Chambre des représentants s’étant prononcée le 16 juillet, les textes sont définitivement adoptés malgré le rejet qu’ils suscitent au sein d’une majorité de la population. Le premier ministre japonais, Shinzo Abe, a salué des textes « nécessaires pour protéger la vie des gens et un quotidien pacifique ».
Le gouvernement était déterminé à les faire passer avant le week-end, pour éviter l’intensification des manifestations alors que débute une semaine de congés. La journée de vendredi a été marquée par le dépôt de plusieurs motions de censure, l’opposition ayant tout fait pour retarder l’échéance. Ses dirigeants ont enchaîné les discours-fleuves.
« Climat de violence »
La veille, les deux formations au pouvoir, le Parti libéral démocrate (PLD) et son allié, le Komei, avaient réussi à faire voter le texte en commission, en utilisant des subterfuges comme celui de changer une salle de réunion sans en avertir l’opposition. S’en était suivie une échauffourée au moment du vote, en présence d’un M. Abe impassible. « Une adoption dans un tel climat de violence, a par la suite réagi Tetsuro Fukuyama, secrétaire général adjoint du Parti démocrate du Japon (PDJ), c’est la mort de la démocratie dans notre pays. »
Les sondages montrent que plus des deux tiers des Japonais – profondément attachés au pacifisme en vigueur depuis la guerre – restent hostiles à ces textes. Beaucoup craignent de voir le Japon s’embarquer dans des conflits menés par les Etats-Unis à travers le monde. Ils citent la guerre en Irak, lancée par les Américains en 2003, avec l’appui de Tokyo. Cette hostilité explique la forte baisse de la cote de popularité de Shinzo Abe, tombée à 36 %, selon un sondage réalisé mi-septembre par le quotidien de centre gauche Asahi.
La mobilisation s’est intensifiée au fil des mois. D’importantes manifestations ont mobilisé plusieurs dizaines de milliers de personnes. Depuis le 14 septembre, le Parlement est, malgré une imposante présence policière, assiégé par les manifestants. Le matin du 19, il n’y avait plus personne.
Outre la remise en cause du pacifisme, ces lois sont considérées comme contraires à la Constitution. « C’est le principal problème de ces textes, souligne Aki Okuda, l’un des dirigeants des SEALDs (Action d’urgence étudiante pour une démocratie libérale), une organisation étudiante en pointe dans le mouvement d’opposition. Si l’on accepte le principe de la démocratie parlementaire, il faut respecter la Constitution. »
Plusieurs dizaines de spécialistes de droit constitutionnel se sont mobilisés pour critiquer ces projets. Le 14 septembre, 75 juges retraités sortis exceptionnellement de leur réserve ont présenté un texte qui considère les projets comme allant « à l’encontre des principes de la démocratie ».
Mini-révolution
M. Abe les a ignorés, allant jusqu’à déclarer le jour-même qu’avec le temps, les gens finiraient par soutenir l’initiative. Quoi qu’il en soit, le Japon vit là une mini-révolution. Pour la première fois depuis la fin de la guerre en 1945, il se donne le droit de participer à des systèmes de défense collective.
Ce projet était un objectif majeur de Shinzo Abe, qui veut faire de l’Archipel un « pays normal ». Pour le gouvernement, soutenu par les Etats-Unis, favorables à un rôle accru du Japon dans les affaires internationales, il s’agit de répondre à « un environnement sécuritaire qui a fondamentalement changé autour du Japon ». Tokyo s’inquiète notamment de l’intensification des activités maritimes de la Chine. Les deux voisins se disputent la souveraineté sur les îlots Senkaku (Diaoyu pour les Chinois), en mer de Chine orientale.
Cette inquiétude vis-à-vis des activités chinoises est partagée par certains pays d’Asie du Sud-Est, comme les Philippines, qui ont salué la décision nippone. A Pékin, on considère que ces nouveaux textes pourraient « compliquer » l’environnement sécuritaire régional.
Au fil des débats, certaines modifications ont été apportées. A la Chambre haute, trois partis d’opposition ont obtenu, entre autres, le renforcement du rôle du Parlement pour le déploiement des forces d’autodéfense japonaises (FAD) à l’étranger. Pour en arriver là, le gouvernement avait commencé par réviser en juillet 2014 l’interprétation de l’article 9 de la Constitution, affirmant le renoncement à la guerre.
Il s’est ensuite attelé à modifier certains cadres législatifs, notamment l’acte sur les FAD, pour leur permettre d’intervenir à l’étranger, éventuellement pour porter secours à un allié. Le nouvel arsenal législatif doit faciliter les interventions dans le domaine sécuritaire, en cas de prise d’otages hors du Japon ou pour des opérations de maintien de la paix. Il doit aussi « renforcer l’aspect dissuasif en Asie-Pacifique de l’alliance nippo-américaine ».
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
Journaliste au Monde