La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie, samedi 3 octobre, d’un premier recours contre la loi renseignement par des journalistes de l’Association confraternelle de la presse judiciaire (APJ). Les 180 journalistes, qui représentent la plupart des médias écrits, numériques ou audiovisuels, s’alarment des nouvelles menaces portées à la liberté d’informer – et protestent contre la surveillance de masse qu’autorise le texte pour les simples citoyens. « La question posée dépasse le simple enjeu des journalistes, indique Me Patrice Spinosi, qui a déposé la requête, toute personne est susceptible d’être écoutée et à travers la presse, il s’agit d’une critique de la possibilité d’écouter administrativement sans réel contrôle l’ensemble de la population. »
En dépit en effet des inquiétudes de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), des associations de défense des libertés numériques et des mises en garde des institutions européennes, la loi renseignement du 24 juillet a été adoptée par 80 % des parlementaires, et validée le 23 juillet par le Conseil constitutionnel, en dehors d’une réserve sur la surveillance internationale. Elle est entrée en vigueur samedi 3 octobre, après la parution au Journal officiel du décret du président de la République, qui nomme les membres de la Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement (CNTR). Il ne reste plus guère que la Cour européenne pour examiner la conformité de la loi aux exigences démocratiques d’un Etat de droit.
« Chiens de garde de la démocratie »
La Cour européenne – à la différence de la France, qui n’a toujours pas voté la loi sur le secret des sources – est particulièrement vigilante sur le droit d’informer. Elle a rappelé en 1992 « le rôle éminent de la presse dans un Etat de droit », l’impératif de protection des sources, « pierre angulaire de la liberté de la presse », dont l’absence « pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général » (1996). La protection des sources n’est pas « un simple privilège », mais bien « un véritable attribut du droit à l’information » (2003) : les journalistes ont ainsi pour mission d’être « les chiens de garde de la démocratie » (2007).
La loi renseignement n’est certes opérationnelle que depuis quelques heures et n’a pas encore eu de conséquences fâcheuses. Il n’empêche : la Cour de Strasbourg a déjà jugé que la seule entrée en vigueur d’une loi suffisait à être recevable – il s’agissait alors de la loi interdisant le voile intégral dans l’espace public (décision SAS contre France, 2014). De plus, « la simple existence » d’une législation « autorisant le contrôle secret des communications crée une menace de surveillance pour tous ceux auxquels on pourrait l’appliquer », a déjà jugé la Cour de Strasbourg (Liberty contre Royaume-Uni, 2008).
Or, la loi renseignement autorise bien une surveillance de masse : non seulement pour prévenir le terrorisme, « la criminalité et la délinquance organisée », « les violences collectives » qui portent « gravement atteinte à la paix publique », mais aussi pour protéger « les intérêts majeurs de la politique étrangère » ou « les intérêts économiques, industriels ou scientifiques ». Un suspect peut être espionné et localisé grâce à son téléphone et toutes ses communications numériques ; son domicile, sa voiture et son ordinateur fouillés, ses conversations (et ceux de ses voisins) enregistrées dans un café, une gare, un tribunal, par des IMSI-catchers, ces petites valisettes d’espionnage – l’ensemble, en somme, de ses activités et même, pour la première fois, celles de son « entourage ».
Rencontrer un journaliste risque de devenir périlleux
Rencontrer discrètement un journaliste risque ainsi de devenir périlleux – il suffit de le surveiller pour savoir qui sont ses sources et qui lui donne des informations déplaisantes pour le pouvoir en place. La loi a prévu qu’il n’était pas permis de surveiller un journaliste « à raison de l’exercice de sa profession ». C’est maigre : on peut surveiller un mail personnel, mais pas un mail professionnel ? Par ailleurs, les boîtes noires algorithmiques, qui scannent sur le Net des mots-clés, absorbent tout le flux sans en distinguer la provenance : « Il sera aisé, dans le cas d’un journaliste, d’en tirer des informations sur l’ensemble de ses sources et contacts », a souligné le Conseil national du numérique.
La presse n’est évidemment pas au-dessus des lois et il est normal qu’il soit possible, en cas de force majeure, de surveiller un journaliste. Mais la Cour européenne impose que cette atteinte soit contrôlée, « avant la remise des éléments réclamés », « par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial », en tout cas « distinct de l’exécutif ». Et à condition qu’« il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources journalistiques » (Sanoma Uitgevers BV contre Pays-Bas, 2010). Ce n’est pas le cas : c’est bien l’exécutif – le premier ministre – qui donne les autorisations de surveillance, après un avis purement consultatif d’une commission de contrôle. Elle peut faire appel au Conseil d’Etat si une surveillance lui semble illégale, mais jamais « avant la remise des éléments réclamés » par les services.
Ainsi, conclut la requête, « les quelques garanties légales dédiées à la protection du secret des sources journalistiques sont radicalement contournées ». « L’Association de la presse judiciaire est la mieux à même de former un tel recours, indique son président, Pierre-Antoine Souchard, elle s’est opposée à cette loi depuis longtemps. La peur du terrorisme ne doit pas faire oublier les libertés fondamentales, en particulier la liberté d’informer. » L’association et les sept membres du bureau ont signé la requête et engagent les journalistes, les associations ou les syndicats « qui ont intérêt à agir », à les rejoindre. La cour examinera la recevabilité de la requête dans les six à douze mois, une éventuelle décision n’est pas attendue avant trois ans.
Franck Johannès