Le mois dernier, je me suis rendue en Auvergne, une région agricole du centre de la France. C’est là qu’en tant que petite fille juive, j’avais été sauvée des Nazis par une famille de paysans. J’y retournai alors pour la troisième fois, accompagnée de mon mari, John Riddell, pour découvrir où et comment j’avais échappé à l’Holocauste.
A ma grande surprise, cette fois, des journalistes m’ont contactée pour m’interviewer sur mon histoire. Quel lien me rattachait à l’Auvergne ? Pourquoi est-ce que je voulais poser des questions aux habitants des villages ? Pourquoi est-ce que je cherchais l’endroit où j’avais été cachée ?
En tout, cinq interviews ont été publiées. Elles sont toutes reliées par une idée commune, qui a été résumée par Simon Henry, journaliste au Figaro, au moyen d’une citation du poète auvergnat J.-B. Massilon : « Le passé doit être pour chacun de nous une instruction continuelle. »
Mes interlocuteurs, tous de brillants jeunes gens, ont été manifestement touchés par l’histoire d’amour et de courage de ces individus, de ces communautés entières, en Auvergne et ailleurs, qui ont caché des réfugiés, le plus souvent à la vue de tous, pendant l’occupation nazie (1940-1945).
Voici comment ils ont raconté mon histoire.
Une quête intime
Alexandre Pauze, de La tribune Le progrès, a fait deux heures de route pour venir me voir au Chambon sur Lignon (Haute-Loire). Le titre de son article dit : « Elle recherche le village auvergnat qui l’a recueillie pendant la guerre ».
Pauze écrit : « Suzanne est née à Paris en janvier 1941 d’une mère, couturière juive polonaise, et d’un père juif ukrainien, peintre en bâtiment. En 1943, sa mère est arrêtée par la police à la Poste alors qu’elle envoyait un colis à son mari enrôlé dans l’armée française. Elle fut envoyée au camp de Drancy, d’Auschwitz, d’où elle ne reviendra jamais. »
Sandrine Morin emprunta le même chemin depuis St. Etienne pour m’interviewer pour Radio France Bleu Pays d’Auvergne. Elle releva qu’« entre 1943 et 1945 Suzanne fut hébergée en Auvergne dans un village dont elle a oublié le nom. Elle fut par la suite adoptée, à l’âge de 9 ans, par une famille américaine qui n’a jamais voulu aborder le sujet. »
Yann Boysson, récemment nommé à Saint-Flour (Cantal) pour le quotidien La Montagne, raconte comment « Suzanne, encouragée par son mari John Riddell, revint en France en 1986, et après une enquête menée façon Maigret, retrouva son ancien tuteur, Michel Buchner et sa famille. Buchner lui parla de ses parents. Le passé de Suzanne commençait à prendre forme, mais une question restait en suspens : dans quel village avait-elle été cachée ? Son voyage en Auvergne en 2011 ne lui permit pas de le découvrir. »
Boysson mit en avant le message que je répétais à tous ceux que je rencontrais : « L’important pour Suzanne est de remercier la population auvergnate qui l’a sauvée, elle et des centaines d’autres. »
Les auditeurs de l’émission de Morin me l’ont entendu dire : « Aujourd’hui, les Syriens et les Irakiens vivent la même chose que moi hier … nous devons faire preuve du même esprit de solidarité et d’humanité qu’à l’époque pour faire face aux défis d’aujourd’hui. »
Terre de refuge
Parallèlement à ces interviews inattendues, John et moi poursuivions nos investigations. Nous parcourûmes les montagnes du Vivarais en voiture, le long d’interminables routes sinueuses surplombant vallées et gorges, et atterrîmes dans le petit hameau des Ruches (Ardèche) où nous fûmes logés dans une belle ferme en vieilles pierres avec une grange attenante – peut-être similaire à celle dans laquelle j’avais été cachée il y a bien longtemps ?
Le jour suivant, nous allâmes au Chambon-sur-Lignon pour visiter le « Lieu de mémoire », un musée qui consacre une place importante au sauvetage de centaines de Juifs dans cette région pendant la seconde guerre mondiale. Nous parlâmes de la situation des enfants juifs pendant cette période avec l’historienne du musée, Floriane Barbier.
Elle nous expliqua que l’ensemble de la communauté avait aidé à protéger ces enfants à différents niveaux. « Cacher ces enfants faisait partie de la vie de la communauté, comme aller à l’école, célébrer Noël ou d’autres activités. Ils n’étaient pas cachés dans des greniers ou dans des caves ! »
Personne ne disait « ce sont des Juifs », dit-elle. Mais il était évident qu’il se passait quelque chose. « Tout à coup, tant de gens au Chambon, et avec tant d’accents bizarres ! »
Les policiers de la région faisaient souvent semblant de ne pas voir. Souvent, quand les autorités pro-nazies de Vichy ordonnaient une rafle, on se passait le mot à l’avance.
« Il y avait un groupe de soldats allemands qui faisaient soigner leurs blessures de guerre au Chambon. Ils dirent à la population qu’ils savaient bien qu’il y avait des Juifs dans le village, mais ils ne le répétèrent pas à leurs officiers. » De fait, bien que certains eussent été arrêtés et qu’il y eût des morts tragiques, la majorité des Juifs survécurent en Auvergne.
J’ai demandé pourquoi des villages entiers avaient refusé de respecter les lois anti-juives de l’Etat français. Etait-ce lié à l’importance de la communauté protestante dans la région ?
« Les Protestants avaient connu les persécutions », me répondit cette talentueuse historienne. « Ils savaient ce qu’elles signifiaient : c’est la première raison de leur attitude. Mais les familles catholiques eurent la même réaction … tout le monde partageait les valeurs chrétiennes d’humanité. Et les laïques n’étaient pas en reste. » Un quart des enfants du Chambon étaient des enfants juifs.
Pourtant, « tous ceux qui se cachaient n’étaient pas juifs. Il y avait des Alsaciens, des Catalans, et de jeunes Français qui ne voulaient pas partir pour le STO (Service du Travail Obligatoire) en Allemagne. » Plus des syndicalistes, des tziganes, des militants de gauche, et bien sûr, des maquisards.
Nous quittâmes ce beau musée en regrettant, cependant, qu’il ne fasse pas le lien, pourtant évident, avec les défis actuels de l’accueil des réfugiés.
Sur le trottoir d’en face se dressait le temple protestant de l’Eglise Unie. La règle chrétienne « Aimez-vous les uns les autres » était gravée au-dessus du seuil. Nous fûmes accueillis par le pasteur Andreas Braun, un grand jeune homme aux cheveux blonds. « La tradition d’accueil ne s’est pas perdue » nous dit-il, faisant allusion à l’aide apportée par sa congrégation aux réfugiés demandeurs d’asile. « On nous dit : vous devez obéir. Sans doute, mais obéir à quoi ? Il faut choisir : obéir aux lois humaines ou obéir à Dieu, et nous avons choisi. »
Aider les réfugiés, hier et aujourd’hui
John et moi rencontrâmes 6 membres de la CIMADE dans un bistrot du Chambon où on nous servit de la cuisine traditionnelle. La CIMADE avait participé aux opérations pour aider les Juifs et les autres réfugiés malgré l’occupation nazie. En tant qu’organisation humanitaire liée à l’Eglise protestante, elle continue d’aider les réfugiés de nos jours. La discussion nous apprit beaucoup sur les 75 ans d’expérience de cette association et leur manière de faire face aux problèmes actuels. Le but de la CIMADE est de « fournir une aide légale à ceux qui cherchent asile aujourd’hui » expliqua Marianne, qui fait partie de l’antenne locale de l’association.
Si le gouvernement refuse l’asile, on aide les réfugiés « mais d’une manière différente, par le biais de Plateau Asile Solidarité », dit Pierre B.
« Nous devons à présent ouvrir les frontières aux Syriens et aux autres réfugiés du Moyen-Orient », ajouta Hervé R.
Laissant Les Ruches derrière nous, nous traversâmes la Margeride en direction du Cantal, où nous séjournâmes dans une ferme laitière à flanc de montagne à Clavières. Notre hôtesse, Josette Bourrier, était devenue notre amie lors de notre précédente visite. Elle avait été à la fois témoin et victime de la destruction de Clavières par les Nazis, qui y mirent le feu en juin 1944.
Avec John, nous visitâmes une ferme de 200 ans, devenue un musée, à Loubaresse. J’imaginai la famille, les paysans qui avaient vécu là. Mon refuge auvergnat devait ressembler à cette ferme – c’était peut-être cette ferme ?
L’aide de l’expert
Martin de la Soudière, un important ethnologue, nous rejoignit à Clavières et nous servit de guide pendant trois jours.
Nous l’avions d’abord connu par ses écrits, et notamment ses recherches sur l’Auvergne rurale pendant la guerre. Poète dans l’âme, il se sent proche de la culture villageoise et a un véritable don pour raconter les histoires. Deux ans auparavant, il avait pris rendez-vous pour nous avec des villageois qui se souvenaient de cette époque, et nous avait conduit à travers les montagnes et les vallées à leur rencontre.
A Albepierre (Cantal), deux villageois m’avaient proposé de m’aider, avec d’autres amis, à trouver le village qui m’avait hébergée si longtemps auparavant. Martin avait décidé de coordonner les efforts. Cette année, quelques semaines avant mon arrivée, il informa tout le monde de ma visite et centralisa toutes les réactions qui suivirent, y compris celles des media régionaux.
Avec Martin, nous rendîmes visite à un ancien résistant et sa famille sur le Mont Mouchet. Nous discutâmes avec des villageois de Chambeyrac, d’où Jean Candal, de la famille Buchner, avait vu la fumée de l’incendie de Clavières en juin 1944.
Le grand moment de ces journées en compagnie de Martin eut lieu à Florac (Lozère), dans les Cévennes. Nous rendîmes visite à Eliette D., 93 ans, sa sœur et la bibliothécaire du village. Eliette nous raconta les batailles auxquelles elle avait assisté, et nous parla des réfugiés que les gens de Florac et des environs avaient aidés. Je lui demandai la raison de cette aide.
« Tous les pasteurs participaient à ces efforts », dit-elle. « Cette région a une tradition d’aide aux réfugiés. J’ai été élevée comme ça : « aime tout le monde » - c’était notre mode de vie. »
Pendant ce voyage, je ne me suis pas intéressée au rôle crucial joué par des individus ou des groupes juifs dans la résistance au génocide nazi. C’est un sujet sur lequel je me suis penchée par ailleurs.
A la fin du voyage, nous avions récolté quelques indices pouvant nous mettre sur la piste de l’endroit, en Auvergne, où j’avais été cachée jadis.
Des leçons pour aujourd’hui
Pendant mon voyage à travers l’Auvergne, je me demandais souvent pourquoi j’étais l’objet d’une telle attention. Après tout, en France, des centaines d’autres, Juifs ou non, avaient été protégés des persécutions nazies pendant la guerre. J’avais rencontré de nombreuses personnes qui avaient le même passé que moi.
Pour certains, il est important de retracer mon parcours pendant la guerre. Certains jeunes ont été confrontés au silence de leurs familles sur ces questions et ont besoin de savoir.
Martin dit la chose suivante, lors de notre interview commune au Figaro : « La Suzanne que j’ai rencontrée ne connaissait absolument rien de son passé. J’ai été séduit par la profondeur de son questionnement, de sa quête, et par son itinéraire. Elle cherchait les raisons sociales de son sauvetage. »
Bien sûr, pour les Français, c’est un plaisir de rencontrer une Canadienne qui fait partie de leur histoire et apprécie son héroïsme.
Tout le monde me demandait sans cesse pourquoi je voulais en savoir plus sur mon passé en Auvergne. « Je veux remercier les Auvergnats pour l’humanité et la générosité dont ils ont fait preuve en accueillant dans leurs communautés tous ceux, Juifs ou non, qui fuyaient les persécutions nazies » : telle était ma réponse.
J’ai été réconfortée de rencontrer tant de gens et d’associations qui chérissent les principes de la Révolution de 1789, liberté, égalité, fraternité, et qui les font vivre en défendant l’humanité aujourd’hui.
L’esprit de solidarité, vivant dans la mémoire collective en Auvergne, est un motif de fierté et permet de relever le défi de l’afflux de réfugiés en France et en Europe actuellement. Sans doute devrions-nous traduire ces leçons chez nous pour les réfugiés qui viennent nous demander de l’aide.
Avec tous mes remerciements à John, Martin, et les amis que je me suis faits en Auvergne, pour leur gentillesse et leur affection qui ont rendu ce voyage possible.
Suzanne Berliner