L’invention à laquelle il a voué sa vie était sensée venir en aide aux petits artisans en remplaçant la machine à vapeur, très chère et extrêmement gourmande en charbon, par un moteur à la portée de tou·te·s. En effet, celui-ci devait être beaucoup plus petit, moins coûteux, et alimenté par des combustibles bon marché et largement disponibles, huiles lourdes, mais surtout agrocarburants. Il serait ainsi un antidote au monopole croissant des grands groupes industriels et stimulerait la production agricole.
Un moteur pour tous
Comment fonctionne son moteur révolutionnaire ? L’air admis dans la chambre de combustion est chauffé par compression et le carburant, injecté dans un deuxième temps, s’enflamme au contact de ce gaz surchauffé. En augmentant le taux de compression, Diesel comptait pouvoir utiliser n’importe quel type de combustible. Mais pour cela, il lui fallait trouver des matériaux assez résistants et développer un procédé qui permette la mise en contact du carburant avec l’air à haute température. L’injection était le problème le plus complexe qu’il lui fallait impérativement résoudre.
Pour avancer, il a besoin de construire un prototype, ce qui va l’inciter à rechercher activement des financements en publiant un ouvrage en faveur des nombreux mérites de son moteur. Il réussit ainsi à attirer l’attention des fabrique Buz d’Augsburg et du grand magnat de la sidérurgie, Friedrich Alfred Krupp. L’invention d’un moteur à allumage spontané intéresse en effet l’industrie, même si Diesel, qui a réussi à breveter son invention en 1892, se heurte au scepticisme des experts.
La mise au point de sa machine, depuis ses premiers essais prometteurs de 1893, pose cependant des problèmes apparemment insolubles. Diesel parviendra à en venir à bout en 1896-1897. Désormais, il s’efforce de développer une machine capable d’utiliser un carburant bon marché – les huiles lourdes, résidus du raffinage du pétrole brut, mais surtout les agrocarburants. Entre-temps il a dû céder l’exploitation de ses premiers brevets à une société qui échappe à son contrôle. Ses applications intéressent d’emblée les centrales électriques, mais elles vont surtout se révéler capitales pour la marine marchande et militaire.
Contre les monopoles
A l’Exposition Universelle de 1900 à Paris, où il reçoit le grand prix pour son invention, Rudolf Diesel est parvenu à faire fonctionner sa machine à l’huile d’arachide. Il continue en effet à travailler au développement d’un mécanisme bon marché qui soit vraiment à la portée de tout le monde. C’est le début de la conquête de la planète par le moteur Diesel, qui est adopté par de nombreuses industries et centrales électriques. Il sera utilisé pour la première fois par un paquebot transatlantique en 1912.
Qu’est devenu son rêve d’un moteur « démocratique », à la portée de tou·te·s, permettant de lutter contre les grands monopoles ? Rappelons que pour Diesel, sa découverte devait contribuer à la décentralisation industrielle et au retour en force de la petite production. De plus en plus hostile aux barons de l’industrie et à leur politique étrangère impérialiste, il défend ses conceptions dans un essai intitulé Solidarisme : le salut économique naturel de l’homme (réédité en 2012), qu’il publie en 1903.
Bien qu’il considère ses réponses à la question sociale comme plus importantes que ses inventions mécaniques, il ne vendra que 400 exemplaires de son volume, publié à compte d’auteur. En réalité, sa doctrine solidariste a vu le jour en France, sous la plume d’Alfred Fouillé, de Léon Bourgeois et d’Erich Durkheim, et elle a connu quelques succès dans les milieux républicains laïcs et scientistes, en réponse au socialisme et à la doctrine sociale de l’Eglise.
Au cœur de la course aux armements
Dès 1892, l’Empereur et l’amirauté ont décidé secrètement de faire de la marine allemande la rivale de celle du Royaume-Uni. Dans ce but, ils sont à la recherche de moyens de propulsion plus performants. Or, le moteur Diesel doit permettre de gagner de l’autonomie et de la place sur les navires en supprimant la chaudière et la soute à charbon. Mais Diesel ne veut pas entendre parler des usages militaires de son invention, ce qui n’empêchera pas l’armée de passer outre.
Dans le domaine de la marine de guerre, à la veille du premier conflit mondial, l’Allemagne n’est pas parvenue à rattraper l’Angleterre. Mais le moteur Diesel devrait lui apporter un avantage décisif pour la guerre sous-marine. Sur l’eau, il garantit une plus grande autonomie ; sous l’eau, c’est le système le plus fiable pour charger les batteries des moteurs électriques. C’est ainsi qu’il devient un élément clé de la course aux armements. Et Rudolf Diesel ne peut s’opposer à ce nouvel usage.
A ce moment, l’inventeur semble d’ailleurs quasiment ruiné. Et pour son malheur, les transferts de technologies vers l’étranger sont désormais interdits. La marine de guerre allemande s’oppose ainsi à la signature de nouveaux contrats avec les Britanniques. En aucun cas, les Anglais ne doivent mettre la main sur les dernières innovations apportées au moteur Diesel.
En 1913, âgé de 55 ans, Diesel se prépare pourtant à rejoidre l’Angleterre pour inaugurer une usine de moteurs et participer à une réunion d’affaires. Il espère sans doute y trouver une solution à ses problèmes financiers, même si cela déplaît à son propre gouvernement. Sa femme tente de le retenir, alors que la presse présente la guerre comme imminente. Le 29 septembre, il traverse la Manche à bord du Dresden, au départ d’Anvers.
Qui a causé la mort de Rudolf Diesel ?
En prenant congé de ses associés à 22 heures, à l’issue d’un repas à bord, Rudolf Diesel leur donne rendez-vous le lendemain matin, avant de disparaître sans laisser de trace au cours de la nuit. Dix jours plus tard, un bateau néérlandais retrouvera sa dépouille à la surface de l’eau, dans un état avancé de décomposition. L’un de ses fils reconnaîtra formellement les objets trouvés sur son corps.
Compte tenu des problèmes financiers qu’il avait dissimulés à sa famille, la thèse du suicide s’impose rapidement. Pourtant, Viktor Glass, auteur d’un récent roman biographique intitulé Diesel : La mort énigmatique du grand inventeur (2009), n’y croit pas. Son héros avait encore beaucoup de projets : il voulait relancer la distribution de son livre, il venait d’écrire une lettre enjouée à sa femme, à laquelle il ne laissera pourtant pas de lettre d’adieu... On a aussi retrouvé dans sa cabine, sa valise avec sa clé dans la serrure, comme s’il avait été surpris par une visite inattendue au moment de l’ouvrir. Il n’est donc pas exclu qu’il ait été victime d’un assassinat…
Les services secrets allemands se sont-ils débarrassés d’un homme qui refusait de soutenir la course aux armements de son pays, menaçant de collaborer avec les Britanniques ? Est-il tombé victime des barons du pétrole, lui qui travaillait activement au remplacement des combustibles fossiles par des agrocarburants, à tel point que John Davison Rockefeller Jr. a pu le considérer comme son ennemi mortel ? Aucun élément matériel ne permet de confirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses, si bien que les spéculations continuent sur cette étrange disparition, à quelques mois de la Grande Guerre.
Quelles que soient les circonstances de la fin de Rudolf Diesel, l’histoire de sa vie est emblématique de l’expropriation des inventeurs par les grands groupes capitalistes et de l’exploitation de leurs découvertes à des fins opposées à leurs objectifs initiaux. Dans le cas de Diesel, le contraste saute aux yeux. Cent-deux ans après la mort du grand inventeur, le scandale des véhicules Diesel de VW s’inscrit dans la lignée de la même imposture.
Jean Batou