Vivre de la mer et des bateaux n’est pas une mince affaire. Cela marque le territoire et les visages. Dans les villes ouvrières de Pérama, de Drapetsona ou de Kératsini, les cités voisines du port du Pirée, les hommes ont la dureté, la rugosité mais aussi l’humour de ceux qui ont fait cent fois le tour du monde ou se sont éreintés à bichonner des monstres de fer.
« Durant onze ans, j’ai peint des coques de cargos sur les chantiers navals de Pérama, raconte Néradzis Sidéras, 56 ans, entre deux cigarettes et de viriles embrassades avec d’anciens camarades métallos. C’était un beau métier. Descendre tous les jours de chez toi vers la mer, ça te débouche l’horizon ! Et puis les bateaux sont partis. Là, ça a été la fin. »
A partir du début des années 2000, les chantiers de Turquie, de Malte ou de Croatie, à la main-d’œuvre moins chère, sont devenus plus compétitifs et ont absorbé année après année le trafic de réparations de navires en Méditérrannée.
Et la zone de Pérama, l’un des fleurons de l’industrie grecque pendant plus de trente ans, s’est lentement éteinte. Des quais quasi déserts, des grues abandonnées et des hommes désœuvrés. Pour survivre, Néradzis Sidéras devient chauffeur de camion à 1 300 euros par mois. « Dans la crise, ils ont baissé mon salaire à 580 euros par mois. Les bateaux, c’était dur, mais c’était digne. » Néradzis Sidéras en fera un infarctus en 2012. Il grossit depuis les rangs des quelque 80 % de chômeurs de Pérama et s’investit désormais totalement dans l’Initiative de solidarité du quartier (Sinelevsi Pérama).
Exigence des créanciers
Ce soir-là justement, il y a réunion au local de la Sinelevsi et toutes les discussions portent sur la privatisation à venir du port du Pirée, le gros employeur de la région.
Enclenchée en mars 2014, c’est l’une des exigences des créanciers du pays dans le cadre plus large d’un vaste programme de privatisations, censé rapporter sur trente ans jusqu’à 50 milliards d’euros pour rembourser la dette publique.
Au total, 67 % des participations de l’Etat dans l’Organisation du port du Pirée (OLP) – la société anonyme qui gère les activités de transport de passagers, de croisière, de terminal voiture ou container d’une partie du port du Pirée – seront cédées à un investisseur privé. Soit 51 % dans les prochains mois, à la clôture de l’appel d’offres en cours, et les 16 % restants au cours des quatre prochaines années.
« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils veulent vendre les parts et pas juste céder la gestion de l’activité pour un temps donné comme ils ont fait avec Cosco », s’interroge Georges Kouvelas, 60 ans, un ancien d’OLP.
En 2009, en effet, l’Etat grec a déjà cédé l’exploitation, pour trente-cinq ans, d’une partie de l’activité container du port au géant chinois Cosco, qui exploite plus de 160 ports dans 49 pays.
Aujourd’hui, Cosco est sur les rangs pour acheter le reste du port en concurrence avec APM Terminals du danois Maersk, présent dans 38 pays et 62 ports, et le groupe philippin ICTS, particulièrement actif en Asie et en Afrique.
Crainte pour l’emploi
« Si Cosco gagne, alors on aura un énorme monopole chinois au Pirée, alors que l’OLP avait tous les moyens de rester sous contrôle public, se désole Georges Gogos, secrétaire général de l’Union des dockers de l’OLP. L’OLP est bénéficiaire, à 50 millions d’euros de réserves propres. Avec une véritable politique publique, nous pouvons devenir aussi compétitifs qu’un investisseur privé et garantir une concurrence saine sur la zone du Pirée. » M. Gogos s’inquiète aussi de ce que rien dans l’appel d’offres pour cette privatisation ne soit prévu pour garantir le maintien de 1 200 emplois de l’entreprise.
Christos Vretakou, le maire des communes adjacentes de Kératsini et Drapetsona, se mobilise lui aussi contre la privatisation :
« Le Taiped, le fonds en charge de la valorisation des actifs publics grec, a décidé de céder quasiment l’ensemble du patrimoine de l’OLP, bien au-delà des activités commerciales. Cela concerne, par exemple, des terrains qui sont aujourd’hui le seul accès direct à la mer pour mes administrés, ou d’autres sur lesquels devait ouvrir un centre de santé. L’OLP public nous les avait loués pour 1 euro symbolique, car il y avait aussi une vision sociale. Que fera le nouveau propriétaire ? »
« Pour séduire un investisseur, il faut bien lui donner la possibilité d’élargir l’activité en créant de nouvelles marinas ou de nouveaux quais, répond un proche du dossier. La privatisation aura lieu. Autant que tout le monde collabore au lieu de négocier chacun pour une petite partie du gâteau. »
D’autres privatisations devraient suivre
Le gouvernement du parti de la gauche radicale Syriza a beau répéter qu’il est idéologiquement opposé à la privatisation, il s’est engagé à la mener à terme dans les prochains mois. De Pérama à Kératsini flotte désormais un petit air de résignation. Les dockers et les maires menacent bien de mener des « actions coups de poing » pour tenter d’enrayer la machine. Mais cela a tout du baroud d’honneur.
Dans sa petite épicerie de quartier à Pérama, le vieux Lambros, trente ans de mer derrière lui, en deviendrait presque philosophe. « Le Pirée va devenir un protectorat chinois… mais quand l’Etat en est à ne plus pouvoir payer les retraites ou les hôpitaux, il ne peut pas investir comme il le faudrait dans ce port. Alors il faut peut-être mieux apprendre à manger avec des baguettes et laisser faire. »
Après le Pirée, c’est le port de Thessalonique, puis dix autres petits ports régionaux, qui seront privatisés. Et dans les mesures adoptées vendredi 16 au Parlement, la Grèce pourrait aussi privatiser la société de train.
Adéa Guillot (Athènes, correspondance)
Journaliste au Monde