Jusqu’aux années 1990, le Danemark a été le pays le plus sympathique d’Europe : il présentait à la fois le charme de la tradition — un royaume unifié depuis le Xe siècle —, et celui de la modernité politique : un régime parlementaire doté d’une rigoureuse séparation des pouvoirs et d’une constitution obsédée par le respect des libertés. Sans doute sa mémoire avait-elle été entachée par quelques péchés typiques du continent européen, mais il y avait moins succombé, et moins longtemps, que d’autres. Ainsi pour l’esclavage : le royaume avait possédé de petites colonies tropicales ; il avait participé à la traite et pratiqué l’esclavage, mais il fut le premier pays d’Europe à les interdire. Ou encore pour l’antisémitisme qui, au XIXe siècle, n’avait pas plus épargné le Danemark que le reste de l’Europe chrétienne ; mais en 1943 la résistance danoise (à laquelle l’extrême-droite avait activement contribué) organisa la fuite de presque tous les juifs vers la Suède, Etat neutre — avec l’appui massif de la population. [1]
Depuis 1945, l’image idyllique de cette petite nation — désormais vouée aux grandes causes humanitaires — ne s’était jamais démentie. L’on se souvient de ses dénonciations obstinées du régime d’apartheid en Afrique du Sud ; de l’aide économique substantielle (1% du PIB) et sans conditions qu’elle avait très tôt accordée aux pays en voie de développement ; et de ses contingents militaires toujours présents dans les opérations de maintien de la paix. Enfin, le miracle politique et social danois n’a cessé de hanter notre imaginaire démocratique : une participation électorale supérieure à 85%, une société civile irriguée par un nombre incroyable d’associations volontaires, une presse écrite qui résistait victorieusement à la concurrence de la télévision ; et un Etat-Providence financé par une pression fiscale lourde mais consentie, et qui assurait une solidarité sociale exemplaire.
Or, en deux décennies, ce paradis politique est devenu l’un des pays les plus racistes d’Europe [2]. L’histoire vaut d’être rapportée pour trois raisons. D’abord, elle fait apparaître un trait rarement aperçu des politiques européennes d’immigration et d’intégration : le fait qu’elles sont un bricolage hasardeux, une suite de mesures désordonnées visant à corriger les effets inattendus de minuscules décisions initiales. Ensuite, cette histoire montre que le racisme n’est pas, comme on le dit parfois, une mauvaise réponse à un vrai problème social (l’intégration des immigrés), puisque le racisme peut fort bien précéder l’émergence du problème social. Enfin, elle enseigne que, pour s’implanter durablement dans une population, l’idéologie et la politique racistes n’ont aucun besoin de la longue durée - par exemple les siècles d’esclavagisme et de colonisation que nous avons connus en France.
Du « travailleur invité » au « problème des immigrants »
Entre 1969 et 1972, l’économie danoise, en pleine expansion, embauche vingt mille travailleurs venus de Turquie, du Pakistan et du Maroc. La population les accueille avec chaleur : « Nous étions si peu d’étrangers, se souvient une femme turque, si peu de gens aux cheveux sombres, que les Danois nous trouvaient charmants ; ils nous donnaient des bonbons, de l’argent, des vélos, des vêtementsŠ Nous leurs plaisions tant qu’ils battaient des mains en nous voyant. Les deux premières années, c’était vraiment enchanteur. » [3] Vis-à-vis de l’administration, ces migrants sont des « travailleurs invités », gæsarbejdere, ou des « travailleurs étrangers », fremmedarbejdere [4], bref, des résidents provisoires. D’ailleurs, dès 1973, la crise pétrolière met fin à cette expérience d’immigration économique. La plupart de ces étrangers, entrés légalement sur le territoire et pourvus de titres de séjour, ont la ferme intention de s’installer au Danemark et d’y faire venir leurs familles, mais leurs hôtes n’en ont pas conscience et ne prévoient aucune politique d’intégration.
C’est à ce moment-là qu’un Parti du Progrès fait son apparition à l’extrême-droite ultra-libérale (1974). Il ne s’en prend pas aux rares ouvriers du Tiers-Monde (0,4% de la population), mais à la lourde fiscalité danoise, conséquence logique de l’Etat-Providence. Un agitateur particulièrement doué, l’avocat Mogens Glistrup, fait des interventions spectaculaires à la télévision, se vantant de ne payer aucun impôt et appelant ses concitoyens à la désobéissance fiscale. L’Etat doit dépérir parce qu’il étouffe l’initiative individuelle et coûte inutilement de l’argent. Alors que l’Europe se débat dans la guerre froide, Glistrup propose de remplacer le ministère de la Défense par un magnétophone qui diffuserait un message en russe : « Nous nous rendons ». L’élite politique a beau le traiter de clown, son Parti du Progrès remporte un succès électoral instantané : avec 28 sièges sur 179, il devient le deuxième groupe parlementaire. Certes les autres partis l’écartent de la coalition gouvernementale [5], mais son héraut, Mogens Glistrup, sera réélu pendant dix ans, toujours sur le mot d’ordre de la résistance fiscale.
De 1974 à 1983, le nombre d’étrangers présents au Danemark s’accroît peu à peu : outre les familles des immigrés économiques, des réfugiés politiques venus d’Amérique Latine et du Vietnam. Aux yeux des Danois, ces deux catégories ne s’additionnent pas : les immigrés sont des pauvres du Tiers-Monde, et les réfugiés, des démocrates persécutés [6]. L’administration reconnaît que beaucoup de « travailleurs invités » se sont établis au Danemark : elle en a fait des « immigrants », indwandrer. En 1983, elle découvre même l’existence d’un « problème de l’immigrant », indvandrerproblematikken : le terme apparaît dans le rapport d’une commission chargée d’élaborer un programme de recherche sur ce « problème » — mais, à cette date, l’autorité ne doute pas de pouvoir le résoudre. La xénophobie est à ce point impensable que, la même année 1983, un gouvernement conservateur promulgue une Loi sur les Etrangers extrêmement libérale et soutenue avec force par l’opinion — car le sentiment humanitaire est encore la clef de voûte de l’ethos national. Seul le Parti du Progrès prophétise, sombrement : voilà qui amènera plus d’immigration, et donc plus de « violences raciales ». Mais pour l’instant, Mogens Glistrup, en prison pour fraude fiscale, est déconsidéré politiquement.
Un racisme en phagocyte un autre
Pourtant dès l’année suivante, 1984, les choses se gâtent. Par l’effet de la Loi, le nombre de réfugiés politiques passe brutalement de 332 à 4 231 — chiffre ridiculement faible, si on le rapporte à une population de plus de cinq millions d’habitants, mais qui alerte sur-le-champ Mogens Glistrup. Dans une interview au Jyllands-Posten, il dénonce la présence d’Iraniens parmi les réfugiés (une conséquence imprévue de la révolution khomeyniste). L’agitateur s’adresse à une opinion publique désormais consciente de ce que, par le simple jeu des lois et des institutions, tout réfugié peut devenir un jour citoyen danois :
« Le mahométan est un mahométan. Ce fait détermine en totalité sa vie et ses opinions. Au Danemark, nous sommes chrétiens, et cela détermine en totalité nos vies et nos opinions. Comment les mahométans pourraient-ils nous être ’intégrés’ sans que nous cessions d’être nous-mêmes ? La chose est naturellement impossible. Les têtes carrées des politiciens et des planificateurs sont sans doute capables d’engendrer une telle chimère mais, dans le monde réel, les gens sont ou bien mahométans ou bien chrétiens - et ici, au Danemark, nous sommes chrétiens. »
Toutefois, un tel discours est trop essentialiste pour une population qui se targue de n’être pas « raciste ». Un pasteur luthérien, Soren Krarup, fondateur d’un Comité contre la Loi sur les Etrangers, propose alors une formulation plus convenable, qui exalte le sentiment national pour lui-même :
« Depuis plus de mille ans nous avons, dans ce pays, fondé une nation avec une religion commune, un langage commun, une culture et une histoire communes. Cette communauté nationale ne peut pas et ne doit pas être balayée d’une pichenette pour satisfaire à des intérêts économiques ou idéologiques. L’amour du pays natal est le plus beau des sentiments humains, lui seul génère le sens de l’honnêteté et de la bienséance. La communauté nationale d’un vénérable Etat-nation est le sanctuaire de la famille et du peuple.
« Nous pouvons bien sûr accueillir des invités, et nous devons ouvrir nos portes aux gens dans le besoin, voire même leur offrir une résidence permanente. Mais nous ne devons le faire qu’à une seule condition : admettre qu’il existe une différence entre un hôte et ses invités. Faute de quoi un pays natal devient un hôtel ; la famille et la communauté de naissance sont en danger ; et quantité de conflits surgissent qui ne se résoudront pas — qui ne pourront pas se résoudre — pacifiquement. Un foyer n’est pas un hôtel. Il y a une différence entre les Danois et les étrangers, entre les chrétiens et les mahométans. Toutes ces différences doivent être reconnues et respectées. »
On aura noté, dans ce discours, la réapparition de l’idée d’« étranger invité », autrefois réservée aux travailleurs immigrés : Soren Krarup l’étend à tous les immigrants du Tiers-Monde, réfugiés politiques inclus. Mais elle s’applique en particulier aux « mahométans » qui seront désormais désignés comme « le » problème du Danemark, brave petit pays qui se serre la ceinture pour les entretenir. La venue de « mahométans » parmi les réfugiés politiques permet d’incorporer les anciens thèmes de l’extrême-droite — l’hostilité envers l’impôt et l’emprise de l’Etat sur l’individu — dans une nouvelle idéologie, qu’il faut bien qualifier d’islamophobe.
En 1985, les effets de la Loi sur les Etrangers s’accélèrent, car 8 698 réfugiés obtiennent le droit d’asile : en deux ans, leur nombre s’est multiplié par 26. Mogens Glistrup, devenu l’idole des skinheads, s’engouffre dans la rhétorique du racisme biologique. Il sème son diagnostic aux quatre vents médiatiques : la présence « mahométane » au Danemark est « une goutte d’arsenic dans un verre d’eau pure ». Aussitôt des skins passent à l’acte et prennent d’assaut un hôtel où logent des Iraniens. Presse et télévision s’épouvantent : les violences politiques sont absolument étrangères à ce pays, si paisible que même les meurtres et les viols y sont exceptionnels. Mais les médias, plutôt que de condamner les agresseurs, se retournent contre les victimes, ces étrangers qui « nous » contraignent - « nous », le peuple le plus pacifique du monde — à une violence que « nous » avons toujours récusée. L’on peut voir que l’opinion reprend déjà, sous une forme euphémisée, les arguments du Parti du Progrès : les « mahométans » sont si foncièrement criminels qu’ « ils » « nous » pervertissent.
Comme il l’a toujours fait, le pasteur Soren Krarup refuse d’abandonner le terrain aux « racistes » — les Glistrup, skinheads et autres néo-nazis. En 1987, il fonde une organisation patriotique, l’Association Danoise, Den Danske Forening. DDF prétend réunir d’anciens résistants (parmi lesquels des juifs) décidés à faire cesser « la nouvelle Occupation » de la patrie, « submergée par le raz-de-marée de l’immigration de masse venue du Tiers-Monde » [7]. « Je suis, confie le pasteur, un enfant de l’Occupation. A l’automne 1942, mes parents sont entrés dans la clandestinité pour participer à la résistance contre les Allemands. Comme tant d’enfants de l’Occupation, j’ai alors reçu l’impression indélébile de ce que signifient la liberté et l’indépendance de notre patrie. »
Au contraire des groupes violents qui proclament une idéologie importée — celle du IIIe Reich —, les patriotes de DDF défendent l’« identité culturelle » danoise. Au cœur de celle-ci, le sentiment démocratique, d’où découlent les principes constitutionnels qui ont fait la grandeur morale du Danemark, les libertés d’expression et de réunion [8]. C’est pourquoi l’Association situe son action future dans l’ordre exclusif de la persuasion et refuse toute alliance avec les « éléments anti-démocratiques ». Cette nouvelle tendance de l’extrême-droite danoise pose donc l’existence de deux ensembles contrastés de valeurs idéologiques : autochtones, pacifiques et démocratiques, d’une part ; étrangères, violentes et totalitaires, de l’autre. En vertu de quoi, les militants néo-nazis seront unanimement tenus pour les seuls « racistes » que compte le Danemark.
En quelques semaines, la proposition politique de DDF connaît un succès triomphal : Soren Krarup et les chefs de file de l’Association deviennent omniprésents à la télévision et donnent d’innombrables interviews dans la presse écrite. Les médias sollicitent leur avis sur tous les problèmes de société. Aussi lancent-ils des campagnes d’opinion et encouragent-ils leurs adhérents à écrire sans relâche aux directeurs de journaux [9]. Pour l’essentiel, leur travail idéologique consiste à traduire les énoncés orduriers ou biologisants du Parti du Progrès dans le discours plus décent du différentialisme, et à les faire valider par l’opinion qui, un sondage après l’autre, peut ainsi se prévaloir de n’être surtout pas « raciste ».
Rappelons qu’avant 1990 la proportion d’immigrés venus de pays musulmans est encore si faible que les administrations chargées du regroupement familial et de l’accueil des réfugiés n’éprouvent pas le besoin de durcir les critères d’admission ; et que le Parlement, chargé d’approuver les demandes de naturalisation, le fait volontiers. Les services statistiques, il est vrai, se signalent par l’invention d’une nouvelle catégorie qui ne prend pas en compte la nationalité des individus vivant sur le sol danois : celle des « immigrants et descendants » [10]. Car on commence à penser que le « problème de l’immigrant » n’a pas été résolu et qu’il subsiste à la deuxième génération, y compris dans les cas où les « descendants » parlent danois et sont devenus Danois. Le « problème », quelques universitaires le suggèrent déjà, viendrait de leur culture religieuse d’origine, l’islam.
Le racisme au pouvoir
A la fin 1995, lassés par l’incapacité de Mogens Glistrup à entrer dans des coalitions gouvernementales, quelques poids lourds du Parti du Progrès, font sécession et créent le Parti du Peuple Danois, Danske Folkeparti, DF. La révolte est conduite par Pia Kjærsgaard : au contraire de Glistrup, cette infirmière spécialisée en gérontologie est une femme du peuple au parler direct. Peter Skarup, secrétaire général du Parti du Progrès depuis 1990, la suit ; et Soren Krarup, le fondateur de l’Association danoise, les rejoint bientôt. Elue présidente à l’unanimité par le premier congrès du parti (1996), Pia Kjaersgaard avance un programme de choc : retour à une société mono-ethnique par une nouvelle Loi sur les Etrangers et la renégociation des traités internationaux ; aggravation des sanctions pénales ; mesures énergiques en faveur des gens âgés ; refus de toute réduction supplémentaire de la souveraineté danoise par l’Union Européenne ; et enfin, pour mémoire, abaissement de l’impôt et dépérissement de l’Etat. DF remporte 13 sièges de députés et 7,4% des voix aux élections générales de 1998 ; et, en 1999, un siège au Parlement européen : début prometteur, sans plus.
La nouvelle formation est en quête d’un affichage politique qui la distingue aussi bien du radicalisme irresponsable du Parti du Progrès que des perpétuels accommodements des partis de gouvernement. Car les prochaines élections générales, en novembre 2001, pourraient conduire à un véritable séisme politique : le Parti Social-démocrate, divisé sur les questions fondamentales, miné par les luttes intestines et usé par sa trop longue conduite des affaires, devrait être battu et entraîner dans sa chute les petits groupes de gauche. Or les partis de droite (Libéral et Conservateur) et leurs groupuscules satellites sont trop faibles pour gouverner seuls : une occasion rêvée, pour le Parti du Peuple, de conquérir la portion de l’électorat qui ferait de lui un partenaire obligé.
A dire vrai, les premiers épisodes de la campagne électorale le font apparaître comme un simple clone du Parti du Progrès : raciste et irréfléchi. En février 2001, la branche Jeunes du DF sort un placard publicitaire dans un journal étudiant : deux photos légendées, dont l’une montre trois belles filles scandinaves sur fond d’arbres, de soleil et de ciel bleu — « Le Danemark aujourd’hui » ; et l’autre, trois brutes sanglantes brandissant un Coran — « Le Danemark dans dix ans ». Moralité : « Viols de masse, violences, mariages forcés, guerre des gangs. Est-ce vraiment ce que vous voulez ? » Interviewée, la direction du Parti se défausse du problème (ce sont des jeunes), tout en s’étonnant qu’on puisse trouver à redire à une telle annonce. Plainte est alors portée contre le DF, au nom de l’article du Code pénal qui punit les propos et la propagande racistes dans des lieux publics ou devant un large auditoire [11]. La police interroge Pia Kjærsgaard. Peter Skarup réagit dans la presse : comme d’habitude, il n’y aura pas de suite ; et si c’était le cas, le DF sortirait sans aucun doute vainqueur du tribunal - chacun sait qu’au Danemark la liberté d’expression prévaut sur tout autre principe. Le Parti Populaire s’afficherait-il comme « raciste » ? Nullement. Quand, peu après, un rapport du Conseil de l’Europe dénonce le « racisme » de DF et son influence croissante sur la vie politique danoise, Peter Skarup exige du Premier ministre qu’il fasse retirer du texte le passage qui incrimine son parti : « Notre formation a été élue démocratiquement et nous avons le droit d’exprimer une opinion sans être traités de racistes. »
En mai, les Jeunes du Parti Populaire récidivent. Cette fois, la photo représente trois musulmans masqués et couverts de sang, et la légende précise : « Viols collectifs, violence sauvage, peur de l’insécurité : ce que promet une société multi-ethnique ». Cinq militants étudiants sont inculpés. Skarup répète que les Jeunes n’ont fait qu’user de leur droit à la liberté d’expression. Pia Kjærsgaard publie alors son livre-programme, l’Avenir du Danemark, votre pays, votre choix. Evitant toute surenchère verbale (qui, donc, est réservée à la jeunesse étourdie), elle énumère les mesures propres à garantir le retour à une société mono-ethnique : arrêt immédiat et total de l’immigration ; rapatriement forcé de la majorité des étrangers ; obligation faite à ceux qui restent d’adopter les « coutumes danoises » (les femmes ne doivent pas être voilées, tout le monde doit parler danois) ; et enfin, révocation de la citoyenneté danoise en cas de délinquance.
On ne saura jamais si le Parti du Peuple aurait pu maintenir ce grand écart rhétorique jusqu’aux élections de novembre, car les attentats du 11 septembre 2001 surviennent à point pour l’en dispenser : en quelques semaines, l’opinion danoise est gagnée par la peur de « l’islam ». Le congrès du DF a lieu cinq jours plus tard, le 16 septembre. A la tribune, le leader des Jeunes ouvre le feu : « L’islam n’est pas une religion au sens traditionnel du terme. C’est une organisation terroriste, qui veut dominer le monde par la violence. » Mogens Camre, le député européen, lui emboîte le pas : « Tous les pays occidentaux sont infiltrés par les Musulmans. Leurs gentils garçons attendent d’être suffisamment nombreux pour nous assassiner. » Les leaders du Parti n’en rajoutent pas, mais ils laissent dire. Ni la police, ni la justice, ni même l’opinion ne considèrent pourtant qu’il s’agit là de « racisme » [12].
Ce qualificatif, en effet, semble devoir rester accolé au seul Parti du Progrès. Fin octobre, celui-ci renaît de ses cendres. Depuis la scission, l’on disait Glistrup fini, un « dinosaure politique », trop « raciste ». Or il a réussi à rassembler les signatures nécessaires pour présenter des candidats, et il propose son programme. Outre les mesures ordinaires (abolition de l’impôt sur le revenu, radiation d’un million de fonctionnaires), il promet de déporter tous les « mahométans » — qu’ils soient Danois ou étrangers, adultes ou enfants —, « sinon, d’ici cinq ans, ils seront 820 000 [13]. » Démarquant le discours national-socialiste, il affirme militer pour que le pays soit « libre de mahométans ». Ses affidés, dont certains se proclament « fiers d’être racistes », appellent à « résoudre la Question musulmane ». Un délégué distribue des dessins représentant des rats lisant le Coran : « Savez-vous, demande-t-il, la différence entre un rat et un musulman ? Le rat ne reçoit pas d’aide sociale ». Il est applaudi à tout rompre. Malgré ces professions de foi et ces propos directement inspirés par le racisme nazi, la police et la justice ne prendront pas en compte la plainte que dépose un député de la gauche, né de parents pakistanais. L’opinion, toutefois, concède que le Parti du Progrès est « raciste ».
Grâce à quoi, le Parti du Peuple Danois ne l’est pas. Et le Parti Libéral, leader de la future coalition, moins encore. Ne déclare-t-il pas son programme « Ferme et juste » ? Sans le dire, il compte approcher l’idéal d’un Danemark mono-ethnique en durcissant les lois sur les réfugiés, sur le regroupement familial et sur l’accès des immigrés aux droits sociaux. Malgré l’affiche de la campagne électorale du DF — montrant une blonde Danoise : « Quand elle prendra sa retraite, le Danemark aura une majorité musulmane » —, les deux partis de droite, Libéral et Conservateur, ne craindront pas de s’allier avec le Parti du Peuple. S’ensuivront : la mise en ¦uvre d’une brillante réussite électorale, la politique de l’immigration dont rève Nicolas Sarkozy, le soutien massif de l’opinion puis, en 2005, une honorable réélection.
Notes
1. Rappelons néanmoins que le Danemark, comme la France, a collaboré avec le IIIe Reich – c’était la « politique de négociation » — et que la recherche historique récente a mis au jour quelques pratiques peu brillantes de déportation et d’exploitation de Danois juifs.
2. Je remercie Karen Wren de m’avoir communiqué son article sur la période 1989-1995 : « Cultural racism : something rotten in the State of Denmark ? », Social and Cultural Geography, vol. 2, n°2, 2001, pp. 141-162.
3. Wren l’a interrogée en 1995. Cf. Wren, p. 146.
4. Le danois gæsarbejdere est transposé de l’allemand gastarbeiter.
5. Dans ce système politique unicaméral, les 179 sièges du Parlement sont répartis entre une dizaine de partis d’importance inégale, mais dont aucun n’est majoritaire : la formation d’un gouvernement suppose donc le rassemblement d’une coalition.
6. A eux tous, ces non-Danois ne représentent que 1,9 % de la population en 1980.
7. DDF appelle aussi à la lutte pour le « droit à l’indépendance des peuples aborigènes », dont les Danois seraient le plus beau specimen. Cité par Wren, p. 154.
8. Cf le site web. www.dendanskeforening.dk.
9. Une recherche récente (1997) sur les Lettres aux directeurs de journaux a montré qu’elles venaient presque toujours d’un même noyau de militants de DDF.
10. Est « immigrant » tout individu né à l’étranger soit de parents étrangers soit de parents danois eux-mêmes nés à l’étranger ; est « descendant »,tout individu né au Danemark de parents qui, même citoyens danois, ne sont pas nés au Danemark.
11. Cet article 166 b est, en effet, le seul qui puisse être invoqué dans un cas de ce genre. Les associations antiracistes danoises ont souvent dénoncé — sans être entendues — l’insuffisance des recours légaux dans ce domaine.
12. Les responsables « Jeunes » seront inculpés au titre du § 166 b, puis acquittés. Pia Kjærsgaard les soutiendra sans relâche, et demandera, sans l’obtenir, l’abolition de ce § antiraciste du Code pénal. Mogens Camre ne pourra pas être inculpé : le Parlement Européen refusera de lever son immunité parlementaire.
13. En réalité, les « immigrants et descendants » ne seront alors qu’environ 200 000.