I
Notre organisation a pris, dès le début de l’offensive israélienne contre la bande de Gaza puis contre le Liban, la mesure de ce qui se jouait. Elle a donc déployé tous les efforts possibles pour faire surgir un mouvement de solidarité avec les peuples palestinien et libanais autour de trois objectifs :
– l’arrêt immédiat des bombardements ;
– la dénonciation de l’agression israélo-américaine ;
– l’exigence du respect des droits des peuples à déterminer librement leur destin.
Des deux mois écoulés, on peut aujourd’hui tirer quatre grands enseignements.
Premier enseignement : nous venons d’assister à un tournant de la situation au Proche et au Moyen-Orient, à une nouvelle étape du « choc des civilisations » voulu par l’administration Bush et la droite néoconservatrice américaine, toujours sous le même prétexte de lutte contre le « terrorisme » et les « États-voyous ».
Le bilan est éloquent : plus de mille morts (principalement des civils), 4000 blessés et près d’un million de déplacés ou réfugiés au Liban ; ce dernier pays dévasté, les bombardements ayant causé des milliards de dollars de dégâts ; une centaine de morts (essentiellement des militaires) en Israël.
Voilà qui dessine l’enjeu civilisationnel de l’entreprise néo-impériale que les Etats-Unis ont déclenchée. Même si cette politique subit un échec à terme, comme elle vient d’en essuyer un au Liban, c’est une possible dévastation de la région qui se profile, avec des atteintes irréversibles causées aux nations libanaise et palestinienne, une montée aux extrêmes des enjeux militaires, des traductions éventuellement nucléaires des confrontations en cours. On en devine sans peine les possibles conséquences politiques…
Deuxième enseignement : il n’est maintenant plus mis en doute par quiconque que l’objectif de la double guerre israélienne contre Gaza et le Liban n’était nullement la libération des trois soldats capturés dans le cadre d’opérations militaires. Il s’agissait d’une nouvelle concrétisation de la volonté de parvenir à un remodelage régional, conformément aux intérêts de l’impérialisme américain dominant. On ne dira d’ailleurs jamais assez que l’une des ambitions stratégiques majeures de ce projet est l’appropriation de ces ressources naturelles essentielles que sont le pétrole, le gaz et l’eau. Tout au long de la dernière période, Condoleeza Rice n’a d’ailleurs cessé d’évoquer la perspective du « grand Moyen-Orient », qui avait déjà servi d’alibi à l’invasion de l’Irak. Bush lui-même a clairement résumé ce qui se jouait selon lui : « La crise actuelle est un élément d’un affrontement plus large entre les forces de la liberté et celle de la terreur au Moyen-Orient. »
Le but véritable de cette guerre consistait à infliger une défaite politico-militaire à l’Iran et à la Syrie, qui soutiennent le Hezbollah et sont surtout les deux puissances régionales qui refusent la politique américaine dans cette partie du monde.
C’est la raison pour laquelle l’administration américaine a ouvertement appuyé l’offensive israélienne jusqu’à ses dernières heures – contrairement à tous les usages diplomatiques en vigueur -, et y a même activement concouru… Pour ne pas dire qu’elle l’a activement préparée avec Tel-Aviv, comme cela a filtré des écrits de certains experts militaires.
Tout est évidemment lié :
– l’offensive contre la bande de Gaza et la punition infligée au peuple palestinien à la suite des élections générales de janvier, qui ont donné une majorité au Hamas ;
– l’agression destinée à briser politiquement et militairement le Hezbollah au Liban ;
– la volonté de déstabiliser définitivement le régime syrien à travers la mise en cause de son influence libanaise ;
– et la confrontation entre Washington et Téhéran à propos du nucléaire iranien.
Troisième enseignement : les questions libanaise et palestinienne ne sont pas dissociables.
De la même façon que l’axe Washington/Tel-Aviv a voulu infliger une défaire à l’alliance Damas/Téhéran à travers le démantèlement recherché du Hezbollah - dans la mesure où, tout simplement, ces forces contrarient le projet d’un remodelage régional à ses conditions -, il ne peut accepter l’existence d’un État palestinien qui disposerait d’une entière souveraineté et ne s’intégrerait pas au consensus régional qu’il s’emploie à faire naître.
Il y a bien, sur ce plan, une cohérence dans l’attitude de la Maison Blanche, depuis le soutien à la politique d’Ariel Sharon de destruction de l’Autorité nationale palestinienne, jusqu’à l’appui apporté aux derniers pilonnages de Gaza, en passant par l’encouragement donné à la colonisation de la Cisjordanie ou à la confiscation totale de Jérusalem. Cette cohérence réside dans la négation de l’autodétermination palestinienne. L’arrivée du Hamas à la tête de l’Autorité palestinienne n’a, de ce point de vue, constitué qu’un nouveau prétexte pour asphyxier tout un peuple et le priver des aides dont il bénéficiait…
Dernier enseignement : cette crise a mis en évidence le réalignement des relations internationales et consacré, dans les faits, une modification des rapports de force entre puissances occidentales au bénéfice des Etats-Unis.
Dans la confrontation de l’été, l’Union européenne s’est à peu près unanimement alignée sur la politique de l’axe Washington/Tel-Aviv. Le pouvoir français a, lui-même, abandonné son positionnement « indépendant » de la guerre contre l’Irak, rejoignant dans un premier temps les options israéliennes et américaines. Ce n’est qu’in extremis que Chirac a fait machine arrière et posé des « conditions » à propos des missions de la Finul renforcée, telles que la résolution 1701 du Conseil de sécurité devait les définir. En réalité, ce changement d’attitude aura été contraint : il aura tout à la fois résulté de l’avertissement proféré par le Hezbollah sur les conséquences d’une ingérence française au Liban, et de la réaction négative de la fraction de la classe dirigeante libanaise avec laquelle les élites françaises entretiennent les liens les plus étroits. Il est sur ce point frappant que l’infléchissement de l’attitude française ait coïncidé avec le refus du gouvernement libanais de composer avec les objectifs de guerre israéliens.
II
L’élément imprévu de cette version moderne de la politique de la canonnière aura été l’échec cinglant essuyé par l’agression israélienne au Liban.
Non seulement cette offensive meurtrière se sera révélée d’un coût élevé - une centaine de morts, pratiquement un soldat israélien pour un combattant du Hezbollah -, non seulement elle aura échoué à libérer les soldats au nom desquels cette guerre était officiellement menée, mais elle n’aura pu écraser le Hezbollah et se sera même vue tenue en respect par la résistance dont ce mouvement chiite aura été le fer de lance. Tout cela aura débouché sur une crise politique et morale majeure en Israël. L’événement est sans précédent depuis la fondation de l’État d’Israël.
Cela a amené à la résolution 1701 du Conseil de sécurité.
Cette résolution, adoptée avec l’accord dees Etats-Unis, enregistre bien l’échec majeur rencontré par le pouvoir israélien. Mais elle ne remet pas en cause la résolution 1559, adoptée en 2004.
Il convient ici de dire les choses crûment : nous ne partageons pas l’appréciation de diverses composantes du mouvement de solidarité qui s’est manifesté depuis le début de la guerre à Gaza et au Liban. La résolution 1701 n’est pas seulement insuffisante ou ambiguë. Elle n’est pas acceptable du tout, dans la mesure où elle ne vise pas à mettre un terme à la politique d’agression du pouvoir israélien et qu’elle continue à s’inscrire dans le prolongement de la résolution 1559.
Nous avions, en son temps, dénoncé la 1559, parce qu’elle était de nature à justifier toutes les entreprises militaires destinées à « désarmer » les milices libanaises, à commencer par le Hezbollah, autrement dit à légitimer l’ingérence des grandes puissances dans les affaires intérieures libanaises. C’est d’ailleurs en se prévalant de ce texte onusien qu’Olmert a déclenché l’opération « Pluie d’été ». Et c’est sur la même base que le gouvernement français a, un temps, caressé l’idée d’envoyer sur le terrain un corps expéditionnaire qui aurait eu pour mission de démanteler les forces de résistance au Liban.
Soyons précis. La résolution 1701 n’exige pas un cessez-le-feu de la part d’Israël, mais seulement une cessation des hostilités offensives, ce qui laisse au gouvernement de Tel-Aviv d’assez amples marges d’interprétation. Elle ne demande même pas le retrait immédiat des forces israéliennes. Elle ne traite toujours pas de la question des prisonniers libanais détenus par Israël. Elle remet à plus tard la restitution au Liban des fermes de Chebaa et des collines de Kfarchouba. Elle n’exige pas la levée du blocus du Liban. Elle confère, ainsi que le dénoncent à juste titre nos camarades du Parti communiste libanais, un rôle-croupion à l’armée libanaise redéployée au Liban-Sud, puisqu’elle lui interdit de disposer de véritables moyens de s’opposer aux agressions israéliennes. Outre le fait qu’elle décide que le déploiement de la nouvelle Finul s’effectuera sur le seul territoire libanais, ce qui témoigne d’une vision coloniale caractérisée, elle reste dans le flou le plus total quant au mandat de cette Force dite intérimaire.
Cela justifie amplement notre refus de cette résolution et de toute participation française à la Finul II.
Au-delà de cette résolution, au-delà même de l’échec de l’opération « Pluie d’été », cette crise internationale est de nature à redistribuer les cartes dans la région et à poser des questions stratégiques aiguës au mouvement national palestinien ainsi qu’aux forces progressistes de la région.
En premier lieu, l’échec israélien n’a pas conduit l’impérialisme dominant et ses alliés à renoncer à leurs objectifs et à leur politique de force. Cela va se vérifier très vite à propos du nucléaire iranien. La violation cynique du droit humanitaire de la part des autorités israéliennes ces dernières semaines, autant que les crimes de guerre dont elles se sont rendues coupables au regard du doit international, donnent une indication de la montée aux extrêmes des enjeux militaires dans le cadre du « nouvel ordre mondial ». Même si rien n’est écrit à l’avance, il est désormais imaginable que nous entrions dans une phase où se multiplieront les opérations de dissuasion massives contre les États de la région - y compris avec un recours à des engins nucléaires tactiques -, où Israël se verra toujours davantage plongé dans un état de guerre interne et externe, et où cette nouvelle configuration aboutira à des conséquences comparables à celles que l’on voit déjà à l’œuvre en Irak, avec la destruction de nations transformées en théâtres de conflit, le développement de situations de guerres civiles etc.
Cet engrenage est de nature à favoriser, à l’échelle de la planète, le « choc des civilisations » qui sert de doctrine à la droite néoconservatrice outre-Atlantique et qui nourrit, en retour, le chaos et l’intégrisme.
Avec un possible risque, qu’évoquaient Etienne Balibar et Jean-Marc Lévy-Leblond dans une tribune du Monde, le 19 août : celui qui verrait la spécificité de la revendication palestinienne – question nodale pour toute perspective de paix dans la région – se dissoudre dans un conflit de plus vaste envergure opposant les Etats-Unis et leurs divers alliés (israélien, européens ou arabes) aux États qui contestent leur hégémonie et à des mouvements qui leur sont liés.
III
Voilà qui dicte notre démarche.
Relever les défis qui viennent d’être évoqués implique de construire, d’enraciner, de développer, de rendre véritablement unitaire un vaste mouvement antiguerre, un mouvement de solidarité avec les peuples palestinien, libanais, comme avec tous les peuples de cette région.
Dans l’immédiat, nous exigeons le retrait total d’Israël du Liban et de Gaza, la levée du blocus et l’arrêt des mesures qui asphyxient les territoires palestiniens, la réparation par Israël des dévastations commises au Liban, le règlement définitif de la question des fermes de Chebaa et des collines de Kfarchouba ainsi que de la question des prisonniers libanais. Et il nous faut mener campagne pour des sanctions contre le gouvernement d’Israël tant qu’il continuera à bafouer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Dans le même temps, nous réaffirmons la légitimité de la résistance, en Palestine comme au Liban, face à une politique d’agression qui veut écraser l’aspiration des peuples sous un déluge de fer et de feu. Que l’on ne compte pas sur nous pour renvoyer dos-à-dos l’une des plus puissantes armées du monde, qui tente d’imposer par la force un nouvel ordre d’injustice et d’apartheid, et ceux qui sont contraints de s’y opposer en prenant les armes. Ce qui n’implique pas, évidemment, que nous apportions le moindre soutien politique au programme, au projet de société ou à la stratégie des forces qui peuvent, à un moment ou à un autre, incarner cette résistance.
Plus généralement, nous entendons réaffirmer que seul le respect du droit des peuples de la région à déterminer librement leur avenir est la condition d’une paix durable. Non le déploiement de corps expéditionnaire pouvant justifier toutes les politiques de la canonnière.
Dans la déclaration commune, signée en juillet, avec nos camarades de la section de France du Parti communiste libanais, nous avons ainsi énuméré les conditions d’un règlement du conflit israélo-palestinien, clé de voûte pour toute solution durable aux problèmes de la région :
• le retrait de l’armée israélienne de la totalité des territoires occupés par Israël depuis 1967 ;
• le démantèlement de l’ensemble des colonies et la destruction du mur d’annexion en Cisjordanie et à Jérusalem ;
• la libération de tous le prisonniers ;
• le droit des Palestiniens à un État souverain, sur la totalité de la Cisjordanie et de Gaza, avec Jérusalem-Est pour capitale ;
• la reconnaissance du droit au retour des réfugiés.
Telle est, en quelque sorte, notre « feuille de route ».